Extraits de Goût d’un étrange bonheur, recueil inédit
Dans la tombée du soir
les feuilles
immobiles sur le sol
ont une solide conversation
J’ai perdu le retour au pays natal
les caresses de la mer
font le silence plus fort
Il y a des moments
dans l’aube
où la nuit s’en va
et l’aube n’est pas encore là
j’écris
pour traverser la mer
______un fleuve
Il y a un ciel bleu
qui crie dans une langue
___
_________ le ciel
Entretien avec Clara Regy
- Vous avez, comme l’on dit ici, « fait mille choses »... Quelle part occupe alors l’écriture dans cette vie très « multiple » ?
Les rôles sociaux sont des expériences, auxquelles il ne faut pas s’identifier, faisant partie de la comédie sociale. Nous ne sommes pas, à mon avis, un cuisinier ou un directeur de maisons des jeunes et de la culture, mais un être mystérieux et vague qui se connaît à peine lui-même, qui vit avec intensité, et qui pendant quelques années cuisine ou dirige. Mais l’écriture n’est pas un métier. Il s’agit selon moi d’un travail qui consiste, à travers soi et les autres, à se défaire de soi pour lui permettre d’advenir à elle, l’écriture. Ce qui fait que l’écriture peut arriver à tout instant, et que vivre n’est pas un obstacle, mais un lieu d’attente et de création du vide, pour son arrivée.
- D’origine cubaine vous disiez penser en français, est-ce toujours le cas aujourd’hui ? Pouvez-vous l’expliquer ? Cela peut intriguer...
Je ne dis pas : je pense, je rêve, j’écris en français. C’est un fait. D’abord je ne traduis jamais, si en Italie ou en Espagne, je parle leurs langues, je pense en leurs langues. En ce qui concerne le cubain, il s’agit de la langue d’un pays mort, d’où je me suis évadé, et qui nous a quitté. Je pense que certains juifs viennois ont fait la même expérience avec l’allemand. Une langue ne compte que pour le dialogue, qu’on peut avoir, avec la communauté qui la fait vivre. Si elle est un outil de domination et de mensonge, elle meurt. Par ailleurs les cubains avec qui j’aurais voulu échanger sont, comme moi, partis. Enfin, cela n’a pas de sens d’écrire dans une langue où on ne vit pas, à mes yeux. La langue est dans la rue, dans les livres, partout ou nulle part.
Pour conclure, comme disait Marguerite Yourcenar, on naît une deuxième fois dans sa vie quand on ouvre les yeux au monde en tant qu’être qui pense. Cela m’est arrivé en écoutant une chanson d’ Yves Montand.
- Avez-vous des rituels d’écriture ? Lieux ? Moments propices ?
Aucun rituel, ils ne marchent jamais. Une disponibilité, c’est tout. Une « acedia », soif d’écrire, comme diraient les latins. Une alimentation obsessionnelle par la lecture, suivant toujours les mêmes questions, selon des angles divers. Après c’est comme la chasse, quand le poème passe, il passe, et si vous ne le capturez pas, il disparaît dans l’oubli, partiel ou total. J’ai écrit en voiture, en réunion d’équipe, en randonnée, en nageant, en faisant l’amour, pendant une bagarre, de mémoire, sur des morceaux de papier, sur ma main, sur des tickets de parking. Je constate une seule répétition, c’est vrai, au moment de m’endormir, et il faut alors choisir entre glisser dans le sommeil et écrire. Au fait, je n’écris pas, ça écrit. Je disparais, il faut en avoir la force.
- De quoi (ou plutôt de qui ) serait remplie votre bibliothèque idéale ?
Je pourrais vous dire des noms : Basho, Hemingway, Heidegger, Rimbaud, Homère, Dante. Mais je ne crois pas aux bibliothèques idéales : on écrit parce qu’on est en vie et que mettre des mots sur des choses et des histoires et des émotions peut libérer les êtres, et soi d’abord. On écrit parce que d’autres ont écrit avant soi, et que quelqu’un doit continuer le travail. Mais l’écriture, qui est une forme cachée de la lecture, est une tâche infinie, et la bibliothèque idéale est celle où des rayons infinis sont réservés au livre encore à écrire, toujours à écrire encore, et que pour conclure nous sommes obligés soit de dénicher soit de l’écrire nous mêmes.
- Quels mots pourriez vous associer à celui de poésie ? - si on vous le demandait -
Feu, vent, mer, montagne, bonheur, surprise, passage, silence et encore bonheur.
Carlos Dorim est né en 1956 à la Havane, Cuba.
Il a vécu en Italie (à Rome et à Florence), à Paris et à Bayonne depuis octobre 2013. Il pense, écrit, rêve en langue française.
Il a exercé des multiples métiers : cinéaste, journaliste, organisateur de festivals, directeur de centres sociaux et des maisons des jeunes et de la culture. Il a publié trois livres de poèmes :
- Le Voyageur Invisible, Cahiers de l’Egaré
- La Vie qui Gronde, éditions Henry
- La Nuit aux yeux rougis, éditions Henry
Pour La Vie qui Gronde, il a gagné le prix Simone de Carfort de la Fondation de France en 2010.
La peinture moderne, la philosophie, l’étonnement de la mer et de la montagne sont une source d’inspiration pour son écriture.
Selon Georges Rose, poète qu’il admire : « Carlos Dorim, familier des koans zen pour lesquels il ne s’agît pas de décrire ou d’expliquer, mais d’accéder au réel (autrement dit, à ce que l’on était avait avant la naissance de ses grands-parents) pose des questions auxquelles il n’existe pas de réponse… »