SOUS LES COLONNES
Certains poèmes ne s’écrivent pas
chaque détail les chuchote
la balançoire qu’on a nouée
les platanes trop hauts les mûres trop nombreuses
la véraison précoce qu’on voudrait repousser
d’un geste pacifique
et les colonnes vides où résonnent les voix d’une ère révolueon fut heureux ici
LIENS DU TEMPS
À la course à la feuille veillent les liens du temps
les visages de pierre traversent la muraille
et chantent à la rivière
que la joie sauvage et le blé rugissantnous survivent
CLOCHE-MIME
Un enfant de cent ans a cueilli avant toi
un nid de mousse
accouché d’une planche vers la pierre moulinettetu danses à cloche-mime sur le blanc de son jeu
entre les sauterelles et le chardon pollenvous êtes deux
AUX CHÂTAIGNES
C’est un vieux tronc pourri
l’artère du poème
un gamin de huit ans qui découvre la mort
dans les bras du buisson
ces bogues crues cueillies pour ceux qui partiront
oui mais la pousse neuvelongue vie aux châtaignes
SE TAIRE
Parfois on perd les mains à n’en savoir plus quoi
saisir de tout ce qui s’éteint
on voudrait cultiver
des champs de bras ouverts
après chaque jachère
on se croit jardiniers
mais on piétine tout de nos foulées trop fièresil va falloir se taire
et tendre avec les bois une ronde fragile
dans un nouveau langage
À NOS PIEDS
À nos pieds la merveille
maille un chemin sans armes
je ne piétine plus ce que le nuit façonne
ni ne coupe les mâts des plaines qui ondulent
au gré du torrent calme des grands échassiers
S’ÉGARE
Jusqu’à la fleur en nous
sait que l’ombre s’égare
que ces deux branches-là
ne devaient pas se tendre
qu’avant elle le soir
traîne les tonneaux vides
qu’un automne sans pleurs
présage
SANS LE FER
On aurait pu écrire
sans nos terres battues
où semer la démence
sans le fer de nos bras
toute lutte est fondue
sans ton eau qui m’échappe
je ne sais plus jaillirmais non
la gorge tranchée nette
n’a plus rien à direqu’elles s’inondent de joie
nos terres insolentes
qu’ils se treillent nos fruits pleins
sans attendre la pluienous ne sommes pas à conquérir
AU CAS OÙ
Naïve
je crois encore aux fenêtres
aux champignons sincères
aux arrosoirs de cimetière que personne ne vole
aux jardins de silence
(Kommen Sie herein)
aux tournesols en bout de courseà nos moulins à vent même morts
où les cigognes flottent
au cas où
on y croirait encore
mais que faire d’autre ?
Entretien avec Clara Regy
Comment êtes-vous venue à la poésie ?
A partir de 2016, j’ai composé quelques poèmes en anglais et en italien – puis, à l’occasion, des textes de chansons. Je n’ai commencé à écrire sérieusement qu’en 2020-2021, après un rapatriement rocambolesque où j’ai atterri en Haute-Corrèze dans ce qui fut la maison de mes grands-parents. Les tourbières du Plateau de Millevaches et mon village, Meymac, sont devenus mon terreau d’écriture. Écrire de la poésie en français a été synonyme de retrouvailles avec un pan de mon histoire car j’ai toujours travaillé dans d’autres langues. Les légendes de photos de bruyère gelées sur mon compte instagram se sont vite transformées en haïkus et en textes plus longs. C’est ma participation en 2021 à un concours de poésie sur Insta, le Puy poétique, qui m’a permis de découvrir la communauté des « instapoètes.ses » et d’instaurer une pratique quotidienne. La poésie s’est imposée comme une activité centrale qui a donné lieu à de belles rencontres créatives, la participation à des collectifs poétiques (Poétesses Gang), l’organisation du Puy l’année suivante et, depuis 2022, les premières publications en revue et des lectures musicales autour de notre livre-objet de poésie illustrée Moelle Immense (avec l’artiste ukrainienne Yuliia Ignat - Juin 2023).
Votre mode d’écriture, à quels moments, comment, pourquoi ?
J’écris n’importe où et en particulier dans la rencontre avec des lieux, des détails qui m’interpellent, de mots saisis au vol dans l’espace public ou des conversations, dans des circonstances parfois incongrues. J’entends les mots dans ma tête comme si je les lisais à voix haute et je dois les écrire pour m’en libérer. Le téléphone et des applications comme Canva ou Instagram permettent de créer une image-texte pour travailler le placement des mots, des espaces-silences. Récemment je pratique un rituel, à la fois ludique et méditatif, que j’ai nommé le « percolateur » : au gré de mes déambulations je prends des photos et j’écris dessus, sur le vif, un vers par image. Les vers semblent initialement descriptifs mais rapidement tout autre chose transpire : l’actualité, un paysage intérieur, un souvenir qui refait surface. J’élimine ensuite les images pour ne laisser la place qu’au texte qui doit tenir la route seul. Le recueil que je finalise en ce moment s’est écrit principalement de cette manière.
J’ai parfois la sensation de n’être que la secrétaire ou l’interprète de ce que je regarde, la langue et la forme s’adaptent au sujet, se fondent dans le paysage dans une sorte d’homochromie poétique. En traversant ces lieux, c’est nous qui sommes traversés et en prenons la couleur, la texture. Cela peut donner des écritures très différentes. Je tiens à entretenir une certaine agilité dans les genres, tons et sujets : on écrit aussi pour être libre. Les cases et les étiquettes m’ennuient, ce sont les passerelles et les décalages qui m’intéressent.
Les auteurs qui vous sont chers, qui vous inspirent ?
Je lisais peu de poésie avant d’en écrire et depuis 2 ans je ne lis que cela. J’ai bien sûr été marquée par la poésie enseignée à l’école, Baudelaire, Nerval, Prévert, Eluard et des auteurs fétiches comme Vian, Poe, Eco ou Kundera que je relis à différents moments de ma vie. J’ai très tôt été attirée par la littérature étrangère (russe, italienne, brésilienne, anglo-américaine) plus que par les classiques français. Cela me permet de découvrir aujourd’hui des monuments avec un immense plaisir, récemment Marcela Delpastre, Guy Goffette et René Guy Cadou.
Les chansons à texte et les lectures d’enfance comme Pef ou Queneau m’ont beaucoup influencée pour le rythme, l’humour et la poésie comme jeu. Ma plus grande source d’inspiration actuelle, ce sont d’autres poétesses contemporaines comme Gaëlle Fonlupt, Laurence Vielle, Mélanie Leblanc, Stéphanie Vovor, Camille Bloomfield… Impossible de les citer toutes ! Écouter de nouvelles voix en scène ouverte slam est aussi stimulant que lire des livres ou des vidéo-poèmes. Je participe depuis peu à des ateliers d’écriture (Mater poésie, Mange Tes Mots, ateliers MaelstrÖm à Bruxelles), c’est très stimulant.Et ma question subsidiaire : si vous deviez définir la poésie en 3 mots quels seraient- ils ?
Jeu, joie et lien. J’appréhende la poésie comme un plaisir enfantin qu’on peut mobiliser en toute circonstance, en se délectant des sons, des mots et d’expressions détournés, inventés ou inspirés par d’autres langues et langages. La poésie m’apporte une joie quotidienne et une liberté infinie, elle permet une rencontre de l’autre, humain ou non, autour de l’essentiel. Le partage et le lien passent par l’oralité, le dire et entendre la poésie – cette porosité avec les autres arts, musique, théâtre, peinture ou danse, me fascine. J’ai envie d’ajouter un dernier mot : ancrage, parce que je vis la poésie comme une permanence, une lampe de tempête qui se recharge seule, une boussole qui permet de garder le cap dans l’anomie de notre époque.
Caroline Giraud (1977) vit entre Bruxelles et Meymac (Corrèze). Elle propose un univers poétique sensuel où le rapport à la nature tient une place essentielle et cultive un éclectisme de ton et de forme dans l’écriture. Investie dans des collectifs (Poétesses Gang) et projets autour des nouvelles pratiques de poésie digitales (Puy poétique), elle publie en revue (margelles, Hélas, Pro/p(r)ose, Lichen, Poetiquetac, la forge) et a publié en Juin 2023 Moelle Immense, un livre-objet de poésie, illustré par l’artiste ukrainienne Yuliia Ignat. Elle performe en lectures musicales ou croisées avec d’autres nouvelles voix de la poésie contemporaine.
Exemples de publications et captations/podcasts sur https://linktr.ee/carogiraud
crédit photo : Adrien Bullier.