Charles Juliet est né en 1934 à Jujurieux (Ain). À trois mois, il est placé dans une famille de paysans suisses qu’il ne quittera plus. À douze ans, il entre dans une école militaire dont il ressortira à vingt, pour être admis à l’École de Santé Militaire de Lyon. Trois ans plus tard, il abandonne ses études pour se consacrer à l’écriture. Il vit à Lyon.
Il a reçu le Grand Prix des lectrices de Elle pour L’Année de l’éveil en 1989, le Prix Goncourt de la poésie pour Moisson en 2013 et le Grand Prix de l’Académie Française pour l’ensemble de son œuvre en 2017.
(biographie sur le site de l’éditeurP.O.L)
Les poèmes proposés proviennent de deux livres de Charles Juliet chez POL. Fouilles parus en 1998 et composé de 4 titres dont certains avaient paru chez d’autres éditeurs. Fouilles ; L’œil se scrute ; Approches ; Une lointaine lueur.
Et de L’opulence de la nuit. En introduction, une citation en prose sur l’écriture, extraite de Lambeaux.
Extrait de Lambeaux (1995) - (récit)
« Souvent, tu es incapable d’écrire ou même de lire, mais tu laisses ton esprit vaguer, demeures à l’écoute du murmure, te plais à observer le fonctionnement de la pensée. Tu te trouves dans la plus totale des confusions et tu en souffres. Tant de choses t’encombrent et voilent ton œil. Tu t’appliques à l’épurer en même temps que tu travailles à te constituer un vocabulaire. Certains mots ont tendance à revenir plus souvent que d’autres sous ta plume. Il te faut savoir très exactement ce qu’ils recouvrent, afin que lorsque tu les emploieras, ils aient toujours une même signification. Si tu veux avoir chance de vaincre un jour ta confusion, il importe que tu veilles à soigner la précision de ta langue. »
FOUILLES ensemble « Fouilles »
pas un acte qui convienne
pas un chemin qui ne s’égare
pas un mot qui soit conforme
acharnement dans le refus
infernale attente
brûlure du temps
l’ennui ravage
mon visage de pierre*
s’attise la nostalgie
du rythme et du vent
par ces journées
immobiles où il n’est
plus d’abri de répit
d’espoir de crépuscule
tandis que des monceaux
de lumière inutile
noire se déversent
sur la vie comme
assommée et que sous
des ciels métalliques
aux trop vastes étendues
l’envol ne peut être
que dissolution*
un torrent de lave
a dévasté l’œilà l’infini les dunes
sous un soleil
infernalc’est là qu’il gît
halète se batqu’il rêve de collines
d’arbres de feuilles
dans le vent*
d’abord
abattre brûler arracherimpitoyablement
n’être qu’une étendue de pierres
une infernale agoniejusqu’à ce jour de glace
où l’origine libère son printemps
répand ses pluies son limon
rend toute chose neuve étrangealors
ses racines plongeant
dans la source
le réel se dresse
frémit dans le vent
FOUILLES ensemble « L’œil se scrute »
arrachés
à la grottecoupés
de la terre
par la soifde la main
par le doutedu verbe
par les motscoupés
de nous-même
par l’œil
insatiabletant de fois
orphelinset nous
cherchons
la mère*
la soif
et l’herbe les fleurs
fanées les arbres morts
les visages flétris
les regards pierreuxet sous un soleil
en furie
nul chemin
nul repère
tu vas quêtant
la jaillissante
fraîcheur de l’origine*
ne doute pas
ne doute plus
va ton
non-chemin
en silencerends-toi
sourd et
aveugle
pour mieux
assurer
ton paset de temps
à autre
fais halte
en un poème
où s’accomplit
la convergence*
la détresse
j’évoque la détresse
des démunis des égarés
des paumés de toutes
originesde ceux qui n’ont
jamais pressenti
l’existence du cheminou qui l’ont emprunté
pour un temps
et s’en sont éloignésde ceux qui n’ont
jamais connu
la félicité
du retourceux en qui l’œil
n’a jamais pu
énoncer la loiles démunis les damnés
ceux qui jamais
ne connaîtront
les sentiers
de l’origine
FOUILLES ensemble « Approches »
quand rugit
la flammeque ton eau
devient pierrece bloc de granit
que ton burin entaille
et où prend corps la sphère
qui fait craquer ta peau*
la pâle lumière
dont je vivais
après ces vingt années
qui me furent
nécessaires
pour traverser
la nuitmais cette récente
épreuve
m’a terrassé
et j’ai perdu
le sens
de qui je suismon combat
de chaque jour
pour tenter
de reprendre piedme réinventer
un chemin*
consens à ce que tes mots
trahissentet puisqu’ils t’aident
à t’arracher à ta gangue
te façonner produire
un peu de chaleur et de lumière
aime les à la mesure
de ce que tu leur dois*
en moi
où la nuit est cette roche
qu’il me faut explorermais qu’ai je désir d’accueillir
sinon ce qui toujours échappenulle joie aussi ardente
que celle qui me saisit
à la seconde où l’œil
aborde l’inconnuces heures de silence
au cœur de la nuità attendre que l’œil happe
ce qui l’assouvirade telles distances à franchir
pour gagner les lieux
de la possible découvertesilence et solitude
silence et effroi
FOUILLES ensemble « Une lointaine lueur »
Un très long temps s’écoule
Il gît dans ses cendres ses ruines
Renâcle à reconnaître
l’étendue du ravageLe silence est total
Moins compacte la nuit
mais elle oppresseÇà et là des foyers se rallument
Un air frais baigne
son visage lézardéDes mots brefs sont prononcés
d’une voix netteIls alertent et excitent
cet œil nouveau qu’il se découvreOrdre lui est donné
de clarifier aiguiser
amplifier sa visionIl se dresse
fait ses premiers pasAvance avec précaution
Marche bientôt à vive allure
La soif continue de le brûler
Mais cette ténèbre
et ce silence et cette solitude
ne lui sont plus à chargeSes peurs l’ont quitté
Une force intacte lui est venue
Un instinct le guide
Le conduit avec sûreté
là où il sait qu’il doit se rendreIl marche sans hâte
quoiqu’à un rythme soutenuLa voix se fait plus proche
Son murmure n’a plus de fin
La nuit s’allège
L’œil n’a d’autres besoin
que de fouiller en lui-mêmeSa progression se poursuit
Il traverse d’immenses contrées
retrouve des bois des valléesS’abreuve parfois à une source
Oubliés le pays où il est né
les chemins de traverse
les mots d’avantIl prend soudain une poignée de terre
en emplit sa boucheSur le champ
il sent sa sève s’éveiller
envahir ses sillons
l’initier au secret des racinesMonte en lui une lointaine lueur
Extraits de L’OPULENCE DE LA NUIT
Le soleil cogne
et je reste là
ahuri hébété
ne sachant trop
ce qui m’arrive
Un étau me serre
les temps la gorge
et je me sens vide
Vide et affreusement las
Le temps s’est arrêté
Rien ne rompt le silence
l’immobilité des choses
la torpeur de l’après-midi
Depuis ce jour
je n’ai jamais aimé
le noir de l’été*
tout le jour
le tilleul a perdu
ses larges feuillesdes taches de lumière
jaune pâle
planant
dans l’air immobileau soir
le noir des branches
nuesle tapis jaune vif
sur le vert du pré*
étendu dans l’herbe
regard perdu dans l’azurle ciel a rejoint
la terrelà haut
invisible
l’alouette
en son vol
immobileun chant
qui tombe
du ciel*
descends
creuse davantage
descends jusqu’à la roche
laisse venir à toi
ce qui voudrait se dénouer
et écris avec les mots
que tu aurais aimé entendre
quand tu cherchais
à sortir de ta nuit.
Bibliographie
- Pour plus de lumière (poésie), Poésie/Gallimard, 2020
- Gratitude - Journal IX (2004 -2008), POL, 2017
- Apaisement – Journal VII (1997-2003), éditions POL, 2013
- Moisson, choix de poèmes, éditions POL, 2012
- Lumières d’automnes – Journal VI (1993-1996), éditions POL, 2010
- Sagesse et blessures, éditions Bayard, 2009
- Ces mots qui nourrissent et qui apaisent : Phrases et textes relevés au cours de mes lectures, éditions POL, 2008
- Entretien avec Fabienne Verdier, éditions Albin Michel, 2007
- Une joie secrète, éditions Voix d’encre, 2007
- L’Opulence de la nuit, éditions P.O.L., 2006
- Cézanne un grand vivant, éditions Flohic 1997, réédition P.O.L., 2006
- Au pays du long nuage blanc, éditions P.O.L., 2005
- L’Autre Faim, éditions P.O.L., 2003
- L’Incessant, éditions P.O.L., 2002
- Ce long périple, éditions Bayard, 2001
- Un lourd destin, éditions P.O.L., 2000
- Ténèbres en terre froide Journal 1. (1957-1964), éditions P.O.L., 2000
- Écarte la nuit, éditions P.O.L., 1999
- Rencontres avec Samuel Beckett, éditions P.O.L., 1999
- Attente en automne, éditions P.O.L., 1999
- Fouilles, éditions P.O.L., 1998
- Rencontres avec Bram van Velde, éditions P.O.L., 1998
- A voix basse, éditions P.O.L., 1997
- Lueur après labour, Journal 3 (1968-1981) éditions P.O.L., 1977
- Traversée de nuit, Journal 2 (1965-1968) , éditions P.O.L., 1977
- Giacometti, éditions P.O.L., 1995
- Lambeaux, éditions P.O.L., 1995
- Failles, éditions Jacques Brémond, 1995
- Carnets de Saorge, éditions P.O.L., 1994
- Accueils, Journal 4 (1982-1988) éditions P.O.L., 1994
- Trouver la source, suivi de Echanges, éditions La Passe du Vent, 1992, 2000
- Ce pays du silence, éditions P.O.L., 1992
- L’Inattendu, éditions P.O.L., 1992
- Dans la lumière des saisons, éditions P.O.L., 1992
- Affûts, éditions P.O.L., 1990
- L’Année de l’éveil, éditions P.O.L., 1989
Un site dédié à Charles Juliet
Page établie avec la complicité d’Hervé Martin