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Charles Juliet

jeudi 26 mars 2020, par Cécile Guivarch

Charles Juliet est né en 1934 à Jujurieux (Ain). À trois mois, il est placé dans une famille de paysans suisses qu’il ne quittera plus. À douze ans, il entre dans une école militaire dont il ressortira à vingt, pour être admis à l’École de Santé Militaire de Lyon. Trois ans plus tard, il abandonne ses études pour se consacrer à l’écriture. Il vit à Lyon.
Il a reçu le Grand Prix des lectrices de Elle pour L’Année de l’éveil en 1989, le Prix Goncourt de la poésie pour Moisson en 2013 et le Grand Prix de l’Académie Française pour l’ensemble de son œuvre en 2017.

(biographie sur le site de l’éditeurP.O.L)


Les poèmes proposés proviennent de deux livres de Charles Juliet chez POL. Fouilles parus en 1998 et composé de 4 titres dont certains avaient paru chez d’autres éditeurs. Fouilles ; L’œil se scrute ; Approches ; Une lointaine lueur.
Et de L’opulence de la nuit. En introduction, une citation en prose sur l’écriture, extraite de Lambeaux.

Extrait de Lambeaux (1995) - (récit)

« Souvent, tu es incapable d’écrire ou même de lire, mais tu laisses ton esprit vaguer, demeures à l’écoute du murmure, te plais à observer le fonctionnement de la pensée. Tu te trouves dans la plus totale des confusions et tu en souffres. Tant de choses t’encombrent et voilent ton œil. Tu t’appliques à l’épurer en même temps que tu travailles à te constituer un vocabulaire. Certains mots ont tendance à revenir plus souvent que d’autres sous ta plume. Il te faut savoir très exactement ce qu’ils recouvrent, afin que lorsque tu les emploieras, ils aient toujours une même signification. Si tu veux avoir chance de vaincre un jour ta confusion, il importe que tu veilles à soigner la précision de ta langue. »

FOUILLES ensemble « Fouilles »

pas un acte qui convienne

pas un chemin qui ne s’égare

pas un mot qui soit conforme

acharnement dans le refus

infernale attente

brûlure du temps

l’ennui ravage
mon visage de pierre

*

s’attise la nostalgie
du rythme et du vent
par ces journées
immobiles où il n’est
plus d’abri de répit
d’espoir de crépuscule
tandis que des monceaux
de lumière inutile
noire se déversent
sur la vie comme
assommée et que sous
des ciels métalliques
aux trop vastes étendues
l’envol ne peut être
que dissolution

*

un torrent de lave
a dévasté l’œil

à l’infini les dunes
sous un soleil
infernal

c’est là qu’il gît
halète se bat

qu’il rêve de collines
d’arbres de feuilles
dans le vent

*

d’abord
abattre brûler arracher

impitoyablement

n’être qu’une étendue de pierres
une infernale agonie

jusqu’à ce jour de glace
où l’origine libère son printemps
répand ses pluies son limon
rend toute chose neuve étrange

alors
ses racines plongeant
dans la source
le réel se dresse
frémit dans le vent

FOUILLES ensemble « L’œil se scrute »

arrachés
à la grotte

coupés
de la terre
par la soif

de la main
par le doute

du verbe
par les mots

coupés
de nous-même
par l’œil
insatiable

tant de fois
orphelins

et nous
cherchons
la mère

*

la soif

et l’herbe les fleurs
fanées les arbres morts
les visages flétris
les regards pierreux

et sous un soleil
en furie
nul chemin
nul repère
tu vas quêtant
la jaillissante
fraîcheur de l’origine

*

ne doute pas

ne doute plus

va ton
non-chemin
en silence

rends-toi
sourd et
aveugle
pour mieux
assurer
ton pas

et de temps
à autre
fais halte
en un poème
où s’accomplit
la convergence

*

la détresse

j’évoque la détresse
des démunis des égarés
des paumés de toutes
origines

de ceux qui n’ont
jamais pressenti
l’existence du chemin

ou qui l’ont emprunté
pour un temps
et s’en sont éloignés

de ceux qui n’ont
jamais connu
la félicité
du retour

ceux en qui l’œil
n’a jamais pu
énoncer la loi

les démunis les damnés

ceux qui jamais
ne connaîtront
les sentiers
de l’origine

FOUILLES ensemble « Approches »

quand rugit
la flamme

que ton eau
devient pierre

ce bloc de granit
que ton burin entaille
et où prend corps la sphère
qui fait craquer ta peau

*

la pâle lumière
dont je vivais
après ces vingt années
qui me furent
nécessaires
pour traverser
la nuit

mais cette récente
épreuve
m’a terrassé
et j’ai perdu
le sens
de qui je suis

mon combat
de chaque jour
pour tenter
de reprendre pied

me réinventer
un chemin

*

consens à ce que tes mots
trahissent

et puisqu’ils t’aident
à t’arracher à ta gangue
te façonner produire
un peu de chaleur et de lumière
aime les à la mesure
de ce que tu leur dois

*

en moi
où la nuit est cette roche
qu’il me faut explorer

mais qu’ai je désir d’accueillir
sinon ce qui toujours échappe

nulle joie aussi ardente
que celle qui me saisit
à la seconde où l’œil
aborde l’inconnu

ces heures de silence
au cœur de la nuit

à attendre que l’œil happe
ce qui l’assouvira

de telles distances à franchir
pour gagner les lieux
de la possible découverte

silence et solitude
silence et effroi

FOUILLES ensemble « Une lointaine lueur »

Un très long temps s’écoule

Il gît dans ses cendres ses ruines

Renâcle à reconnaître
l’étendue du ravage

Le silence est total

Moins compacte la nuit
mais elle oppresse

Çà et là des foyers se rallument

Un air frais baigne
son visage lézardé

Des mots brefs sont prononcés
d’une voix nette

Ils alertent et excitent
cet œil nouveau qu’il se découvre

Ordre lui est donné
de clarifier aiguiser
amplifier sa vision

Il se dresse
fait ses premiers pas

Avance avec précaution

Marche bientôt à vive allure

La soif continue de le brûler

Mais cette ténèbre
et ce silence et cette solitude
ne lui sont plus à charge

Ses peurs l’ont quitté

Une force intacte lui est venue

Un instinct le guide

Le conduit avec sûreté
là où il sait qu’il doit se rendre

Il marche sans hâte
quoiqu’à un rythme soutenu

La voix se fait plus proche

Son murmure n’a plus de fin

La nuit s’allège

L’œil n’a d’autres besoin
que de fouiller en lui-même

Sa progression se poursuit

Il traverse d’immenses contrées
retrouve des bois des vallées

S’abreuve parfois à une source

Oubliés le pays où il est né
les chemins de traverse
les mots d’avant

Il prend soudain une poignée de terre
en emplit sa bouche

Sur le champ
il sent sa sève s’éveiller
envahir ses sillons
l’initier au secret des racines

Monte en lui une lointaine lueur

Extraits de L’OPULENCE DE LA NUIT

Le soleil cogne
et je reste là
ahuri hébété
ne sachant trop
ce qui m’arrive
Un étau me serre
les temps la gorge
et je me sens vide
Vide et affreusement las
Le temps s’est arrêté
Rien ne rompt le silence
l’immobilité des choses
la torpeur de l’après-midi
Depuis ce jour
je n’ai jamais aimé
le noir de l’été

*

tout le jour
le tilleul a perdu
ses larges feuilles

des taches de lumière
jaune pâle
planant
dans l’air immobile

au soir
le noir des branches
nues

le tapis jaune vif
sur le vert du pré

*

étendu dans l’herbe
regard perdu dans l’azur

le ciel a rejoint
la terre

là haut
invisible
l’alouette
en son vol
immobile

un chant
qui tombe
du ciel

*

descends
creuse davantage
descends jusqu’à la roche
laisse venir à toi
ce qui voudrait se dénouer
et écris avec les mots
que tu aurais aimé entendre
quand tu cherchais
à sortir de ta nuit.


Bibliographie

  • Pour plus de lumière (poésie), Poésie/Gallimard, 2020
  • Gratitude - Journal IX (2004 -2008), POL, 2017
  • Apaisement – Journal VII (1997-2003), éditions POL, 2013
  • Moisson, choix de poèmes, éditions POL, 2012
  • Lumières d’automnes – Journal VI (1993-1996), éditions POL, 2010
  • Sagesse et blessures, éditions Bayard, 2009
  • Ces mots qui nourrissent et qui apaisent : Phrases et textes relevés au cours de mes lectures, éditions POL, 2008
  • Entretien avec Fabienne Verdier, éditions Albin Michel, 2007
  • Une joie secrète, éditions Voix d’encre, 2007
  • L’Opulence de la nuit, éditions P.O.L., 2006
  • Cézanne un grand vivant, éditions Flohic 1997, réédition P.O.L., 2006
  • Au pays du long nuage blanc, éditions P.O.L., 2005
  • L’Autre Faim, éditions P.O.L., 2003
  • L’Incessant, éditions P.O.L., 2002
  • Ce long périple, éditions Bayard, 2001
  • Un lourd destin, éditions P.O.L., 2000
  • Ténèbres en terre froide Journal 1. (1957-1964), éditions P.O.L., 2000
  • Écarte la nuit, éditions P.O.L., 1999
  • Rencontres avec Samuel Beckett, éditions P.O.L., 1999
  • Attente en automne, éditions P.O.L., 1999
  • Fouilles, éditions P.O.L., 1998
  • Rencontres avec Bram van Velde, éditions P.O.L., 1998
  • A voix basse, éditions P.O.L., 1997
  • Lueur après labour, Journal 3 (1968-1981) éditions P.O.L., 1977
  • Traversée de nuit, Journal 2 (1965-1968) , éditions P.O.L., 1977
  • Giacometti, éditions P.O.L., 1995
  • Lambeaux, éditions P.O.L., 1995
  • Failles, éditions Jacques Brémond, 1995
  • Carnets de Saorge, éditions P.O.L., 1994
  • Accueils, Journal 4 (1982-1988) éditions P.O.L., 1994
  • Trouver la source, suivi de Echanges, éditions La Passe du Vent, 1992, 2000
  • Ce pays du silence, éditions P.O.L., 1992
  • L’Inattendu, éditions P.O.L., 1992
  • Dans la lumière des saisons, éditions P.O.L., 1992
  • Affûts, éditions P.O.L., 1990
  • L’Année de l’éveil, éditions P.O.L., 1989

Un site dédié à Charles Juliet

Page établie avec la complicité d’Hervé Martin


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