Le Manège des oubliés. Jacques Josse. Quidam éditeur. 2021
Recevoir au courrier le livre d’un ami c’est recevoir un ami. L’ai découvert une fin d’après-midi, Le manège des oubliés de Jacques Josse. Précédemment j’avais souligné la pudeur de cet auteur, y ajouter qu’avec les années, il a su trouver la bonne distance afin de mieux nous conter les personnages souvent singuliers qui ont su le toucher. On ne peut que saluer cette fois encore sa capacité à la raconter l’intensité, la solitude de certaines vies, il y a celle-là, celui-là /
Sa voiture repose sur cales au fond du hangar. Il s’assoit au volant et y passe deux, trois heures chaque jour[...]Son chien installé à la place du mort, lui tient compagnie[…]il récupère ses béquilles en sortant du véhicule qui n’a plus de portières[…]Met quelques secondes à rétablir son équilibr[...]avançant à faible allure. Il chantonne In the Ghetto en traversant l’aire.
/ il y a ce fils de personne / ce gosse étrange dans un berceau et qui le demeure étrange / étranger auprès de ses proches. /
A Ostende il y a / un homme marche sur les quais avec un testament calé dans le bagage léger qu’il porte à la main. En lui il y a un rêve éveillé, des sons / à un endroit il y a qu’il s’arrêtera quelques secondes pour boire de l’eau de pluie dans une auge en pierre, avant de s’éloigner, en direction d’ Anvers
il y a un bar dans un soir, un soir dans un bar / il y a à rendre un hommage à un bon vivant, maintenant il est mort
Il y a là des barbus, des rougeauds, des hommes tranquilles, quelques malades, visages pales, qui adoptent des allures de vieux chats en lapant leur cervoiseIl y a Lui Il installe sa chaise devant la maison. Y pose son corps fatigué. Fixe la terre craquelée du champ d’en face. Quelqu’un brûle des broussailles[…] il ferme les yeux […] il y a / l’annonce de la mort ce Jim Harrison qui l’a déstabilisé ./ il y a dans ce même crâne des coups de becs répétés Il entend un corbeau qui frappe à la porte d’un cellier / Est-ce le grand freux de Max Porter qui débarque de Londres en quête d’une famille d’accueil Est-ce un frère d’onde.
Au fil des pages, on les retrouve ces oubliés / là ils sont des ombres, Jacques Josse les regarde, à un moment les écrit / les élève – il leur restitue la force d’être qui habitait quelques-uns, aussi celle qui a pu manquer à certains d’entre eux et qui là maintenant leur revient comme un don, un dû.
Des lieux dans des corps / des corps dans des lieux, Jacques Josse, il y parvient à cela / à rendre compte de la place que ces absentes et absents occupent encore dans un territoire, le sien, bien qu’elles, qu’ils veinent désormais des nervures invisibles. Leurs écarts, leurs égarements, leurs faiblesses, il ne les nie pas, il les suggère mais où sont-ils désormais, traduits dans la langue d’un homme en mesure de tout comprendre, de tout entendre, même certains silences lorsqu’ils occupent la place des corps /
il le sait Jacques Josse, les traduire les exubérances comme les timidités, les mettre en scène les vies comme elles sont, le cela des itinéraires, le cela des vécus, le cela des rêves, des désirs avortés, des amours comme ils ne sont plus. Entre les matières, les frustrations des corps tombés de l’Arbre, des corps sur le bord du chemin, il tisse texte, un texte qui les rassemble, leur ressemble. Car il les entend ces vies en crue, le cela qui inonde et déborde les contours d’un être en voie d’être / en voie d’aimer juste avec ce qu’il est, avec ce qu’il devient. Car il les entend ces chairs dressées.
Et c’est sous la forme de courtes nouvelles cette fois qu’il a choisi de nous faire partager ses rencontres.
Il le sait, parfois présences voisines n’auront pas le temps de se présenter nues à cela – le cela d’une vie.
Parfois présences en cours n’auront pas eu le temps / de devenir simples, d’être simplement au monde, de se rencontrer, heureusement Il y a / un « chez Bob » / un bar, un Soi à portée de pas, un chez nous – /
Chez Jacques Josse les bistrots, réparent le monde le deuil commence par une bonne bière, une bière bonne /
Car il le sait / cela les écrire, parfois absences voisines / l’écrire l’intime en forme de pétales invisibles, de larmes invisibles, l’un peu beaucoup passionnément de l’amour / de l’absence d’amour dans le rien des jours le / il y eut un samedi soir et il demeure /un lieu, une dernière demeure dans ce texte / Samedi soir, à la page 35 :/ […]on remarque à peine sa silhouette, son manteau d’hiver, son pantalon de toile rêche, ses chaussures de ville. Elle se protège du froid, coupe entre murets et ronces, marche près des douves et des talus défoncés à destination d’un point précis qu’elle semble seule à connaître. Elle laisse derrière elle les cours de fermes. Se dirige vers la rivière. Passe près d’une maison en ruine et d’un lavoir couvert de lentilles d’eau. Elle continue en longeant des billes de bois empilées. S’arrête un instant devant le moulin, observe les arbres morts, les terres inondées et les peupliers dénudés avant de reprendre sa route en empruntant l’ancien rail de chemin de fer qui sert de pont pour rejoindre l’autre rive.
/ […] Le lieu qu’elle a choisi n’a pas de nomVivre est un don, écrire est un don, Jacques Josse les possède, / aussi il les continue, les parachève ces vies. Il les applaudit en citant en exergue Beckett : / « ils se ressemblent tant que l’œil les confond ». /
Dans une autre vie, ai souvent entendu d’un vieux celte de Crossac en Brière, que / « l’œil était le meilleur du poisson » /
Cela sentait le vécu, l’expérience, celle d’avoir été tour à tour, et le vif et le brochet, l’appât et le prédateur, cela sentait la vie, qui passe d’une matière à une autre / cela sentait la Grande Mémoire, la double-vue / l’énergie dans la matière, l’énergie en
voyage et le rire tonitruant qui s’en suivait donnait encore plus envie de le suivre, le koan du copain Georges, de l’accompagner
cette voyance-là.Revenons à Jacques Josse et cet accord en lui à un moment : chanter le foisonnant Cela là où il est / aussi rapprocher cette « Vision claire d’un semblant d’absence au monde » / (pour reprendre le titre de l’un de ses premiers ouvrages paru en 2003 chez Apogée et récemment réédité (2020) au Réalgar), aux riches descriptions et atmosphères qui entourent chacun des protagonistes de ce Manège des oubliés. C’est en effet avec un souci du détail qu’il ne néglige aucun son capable de saillir l’imaginaire afin que le réel soit fécondé de sa seule saveur et sans qu’on ait réellement compris comment cette magie opérait.
Page 47 par exemple avec / Plein sud / il l’appellera, le sous-titrera ainsi celle qui… / : C’est une ombre à peine perceptible. Elle danse sur le papier peint. Se déplace en silence. Celui ou celle qui reçoit sa visite ne la voit pas[...]Faire récit de l’Ainsi, des êtres et des choses placées dans la grande paume de l’Ainsi. Faire récit de quelques vies prises dans un grand Tout qui finissent par accoucher de l’infini. Même dans les vies les plus chahutées, Jacques Josse nous le laisse entrevoir cela, le Grand Tout malgré tout, le soin qu’il prend à dresser ses morts, à dresser ses mots, ses lignes dans ses livres ne pourra que rencontrer la lectrice attentive, le lecteur attentif. Si l’oubli est le sort qui nous est réservé, Jacques Josse lui de son vivant, ne le voit pas de cette façon. Aussi, inlassablement il accompagne la vie, le mouvement, les mouvements de la vie. Il l’écrit, corps à quai, les départs, leur offre mâts et voiles. Il tresse épissure entre les vivants et les morts / corps au large il hisse phrases et silence / entremêle les présences et les absences /
Qu’un seul cri d’oiseau marin fissure le ciel, cela devient signe qu’il récolte cœur dans le rien pour quelques secondes c’est déjà cela, voir, l’entendre, le monde, le partager. L’arranger comme l’ont arrangé avant lui des Joyce Mansour, des Bohumil Hrabal, des Alain Jégou et des indiens blancs / des Gregory Corso (« [...]cette pâle lueur dans le ventre des Lumières / est celle des morts débitant leurs réponses » ), des Jack, des Gary, une génération solidaire.
C’est dans son sang le / cela / qui voit, le / cela hérité d’eux / l’empathie, l’ouverture d’esprit.
C’est un livre sur nous / sur la vie, sur la mort, un livre sur la mort qui revient, sur la vie qui revient, sur le ressac des corps, sur Rien lorsqu’il bande fort / trop fort et qu’aucune chaleur n’est là pour soulager sa chair dressée. Un livre sur des âmes si généreuses qu’elles en oublient leurs vies pour certaines. /
Tardieu confiait : « […] je veux être présent[…] Si j’entends ma douleur, je tiens ma vérité. » Jacques Josse lui les a entendues en boucles ces ombres en lui, encore il les entendra et tendra fidélité, / en fera l’inventaire,il y a dans cette nouvelle / Le livre / un livre pour garde-corps / dans celle Les cordes / il y a un autre corps, celui d’un
vieux boxeur qui : […] promène désormais sa pelisse grise et son regard fiévreux loin des salles[…] il y a longtemps qu’il
a jeté l’éponge / il en a pris, il en a donné il y a un boxeur qui marche jusqu’à quand, jusqu’à quoi
il y a des vies, des morts bien racontées, il y a des vies, des mots bien veillés,
il y a des rendez-vous / avec le Rien souvent / souvent il y a des rendez-vous avec le Rien
il y a des salopards, au moins deux, il y a des fumiers, au moins deux, /
il y a un enragé amputé d’une jambe, il y a un forgeron exorciste, il y a un boulanger à ses heures cueilleur de pousse-pieds / il y a un routier qui a du sang sur les mains, il y a de l’un dans le multiple et du multiple dans l’un, il y a
que ce livre est beau, que cet homme est un grand écrivain, que ce livre est un grand livre.
Il y a /
mêlé aux brouillards, aux brumes, aux cagnards aux cris des corbeaux, un homme qui envoie des courriers à des vivants / des silences au Silence, au Ciel / il y a un lieu pour lien il y a Jacques Josse pour le raconter ce monde de travers et y parvenir parfois à le rendre à une terre, à un ciel / l ‘étrange voyage du, d’un retour.
Nuit de foi et de Vertu. Louise Glück. Editions Gallimard. 2021
Distribuer de la mémoire, lui donner une forme. / Les accorder ces jours, ces heures par le sang, par le souffle. Faire œuvre, celle écrite nulle part et pourtant reçue comme une Parole / la chair des événements grands ou petits qui jalonnent une vie et qui nous donne à renaître, renaître encore jusqu’à le choisir pour corps le Ciel dans, avec les mots / Faire corps /
Ces jours je découvre Nuit de foi et de vertu de Louise Glück. J’avoue être passé à côté de son prix Nobel en 2020 et l‘apprendre aujourd’hui me ravit tant il confirme ma première impression que j’étais là face à une belle méditation sur la vie. L’édition originale aux États-Unis en 2014 fut récompensée par le National Book Award for Poetry et c’est dans une édition bilingue que nous sommes invités à la rencontrer. Il s’agit là d’un ensemble alternant de courts textes en forme de contes et des poèmes.
Dès les premières lignes du premier / Parabole elle semble nous raconter, non pas le nous mais plutôt ce qu’un nous fut à un moment de son histoire : /[...]nous dépouillant des biens de ce monde[…] afin que nos âmes ne soient pas distraites / par le gain et la perte[...], il nous fallut alors décider / où et vers où nous pourrions voyager, la deuxième question étant / si nous devions avoir un but[...]
le décor est planté là je crois dans cette amorce chantée / le Pays sera Voyage, le Mouvement sera Lieu /
pour réponses, il sera question de paysages et de rencontres un nous en allumera un autre, la marche se racontera avec
le Temps, avec les temps : ce qui fut sera / ce qui adviendra aura été, est là déjà / en nous l’Extrémité d’une conscience.
D’un / EST LA VIE en chaque chose qu’un (je) voit, qu’un nous voit,
une transformation lente et invisible s’opère / de même lorsqu’un / Je /
choisit de la transcrire cette marche en la matière, cela avance d’un pas, se clame dans la pluralité des présences en Jeu.
Louise Glück en est une / et semble en tous cas bien l’être / appelée,
dans ce deuxième poème Une aventure énonçant en quelques strophes une Vision grâce à quelques fulgurances venues la Nuit la rencontrer et liées à l’intime, aux territoires vierges entrevus qui l’amènent à reconsidérer / en poésie (la), les séparation(s) / chacune d’elles ouvrant sur un commencement en franchissant la porte d’un adieu : […] Et avec cette affirmation je devins / un chevalier glorieux s’éloignant dans le soleil couchant, et mon cœur devint le destrier qui me portait. [...]deux fois inconsciemment ou sciemment elle utilise le son devin pour le traduire et l’accepter ce changement en elle, cette transmutation qui s’annonce épreuve avec l’ensemble de son corps celui visible, cet autre et même, invisible :
/ […] de telle sorte que je me trouvai chevauchant tout droit à travers les airs - […] les morts m’encourageaient, […]
De même que nous avions été chair ensemble / maintenant nous étions de la brume /
Fut-ce un rêve... / L‘auteure apparaît n’en être jamais revenue en s’adressant ainsi au lecteur / lui offrant d’être témoin, d’une nature autre
et même, capable d’augmenter sa sensibilité jusqu’à lui faire rencontrer ce que bien souvent il ignore ou préfère ignorer.
C’est à une union des âmes (qu’elles soient de ce monde ou de l’autre) que Louise Glück engage chacun à la faire coexister avec tout ce qui est /
pour Romain Benini qui préface avec justesse Nuit de foi et de vertu / « Page après page, ce sont en fait tous les aspects d’une existence humaine qui sont évoqués[…] textes prenant tour à tour et parfois simultanément une allure biographique, onirique, descriptive, symbolique, anecdotique, etc. L’invitation se trouve, plus profondément que dans les motifs ou dans les thèmes, dans la simplicité dont l’œuvre ne se départ jamais […] » La simplicité, il a raison de la souligner, elle trame l’ensemble de ses écrits, elle est le liant qui permet de rapprocher ces plurielles entrées dans une œuvre emplie d’énergie.
Également il nous renseigne bien sur une double lecture possible de ce travail / et cela commence par le titre / « La figure du chevalier se cache en anglais jusque dans le titre du recueil, rappelant le passage où Faithful and Virtuous Knight […] livre que lit le grand frère, est transformé en Faithfull and Virtuous Night par le je enfant, du fait de l’homophonie knight (chevalier) / night (nuit). Les représentations qui pourraient paraître incompatibles ne sont pas détruites l’une par l’autre […] »
Afin de mieux comprendre, à suivre un extrait de ce quatrième poème :A l’époque[…] mon frère lisait un livre qu’il appelait
la nuit de foi et de vertu.
S’agissait-il de la nuit dans laquelle il lisait, dans laquelle allongé, /
je restais éveillé ?
Non – c’était une nuit d’il y a longtemps, un lac d’obscurité dans lequel
une pierre apparaissait, et sur la pierre
s’élevait une épée. / […]et ce second extrait, plus loin dans le texte
[..] J’étais seul avec mon frère :
nous étions allongés dans le noir, respirant ensemble,
l’intimité la plus profondeIl m’était apparu que tous les êtres humains se divisaient
entre [...] pourrait-on dire, ceux qui voudraient continuer à avancer
et ceux qui voudraient être arrêtés dans leurs parcours
comme par l’épée flamboyante.
Mon frère me prit la main.
Bientôt cela aussi s’éloignerait en flottant[…]
Je suppose que je peux simplement attendre d’être interrompu[...]Oh j’entends / mais ce ne sont que des mots ! / Pourriez-vous ainsi tenter de me désarçonner face à ma manière de lire entre ces lignes simples et y trouver écho à ce que j’éprouve pareillement dans le seul fait de vivre. Oui ce ne sont que des mots, mais des mots entre-eux se communiquant l’indicible pouvoir de faire naître chez quelques-uns d’entre nous / l’image de la Lumière pour devenir, une coexistence possible entre les M / ondes,
l’image d’un ciel et d’un mot, de sons s’aimant, s’aimantant tellement que l’un et l’autre sont / et la barque et le passeur / pour l’atteindre Ciel en Mot, pour l’atteindre Mot en Ciel
/ Oh j’entends / mais tout cela n’est que prose, celle d’un quotidien ! Oui sans doute c’est presque Cela, en tous cas on l’approche. Des gestes sont vécus, des moments sont regardés et parfois c’est image d’eux qui est traduite en simplicité.
Dans le jour d’Un jardin d’été :Il y a quelques semaines je découvris une photographie de ma mère / assise au soleil [...]J’enlevai la poussière du visage de ma mère. / En effet, la poussière recouvrait tout ; elle me semblait le voile / tenace de la nostalgie qui protège toutes les reliques de l’enfance [...] / c’était le dix mai / Les fleurs d’hyacinthes et de pommiers s’épanouissaient dans le jardin de derrière / Nous entendions / Maria qui chantait des chansons de Tchécoslovaquie -[…] les plats étaient dans l’évier, / rincés mais pas empilés […]
Une invisible foi / vous ne trouverez là, rien d’autre que l’Or extrait d’une vie ordinaire.
L’image d’une foi et d’une vertu (l’) instruisant une nuit, la Nuit. L’image de sons passeurs d’une rive à une autre.
C’est un livre inspirant car il porte en lui je crois, toutes les étapes d’une vie à l’œuvre. D’une Œuvre à l’œuvre.Quant au mystère de mon silence : je demeurais étonné
moins par la retraite de mon âme que
par son retour, puisqu’elle était revenue les mains vides -Comme elle avance profondément, cette âme
comme un enfant dans un grand magasin,
qui cherche sa mèreTout cela n’est que mise en bouche.
Cette note pour vous donner envie de poursuivre la découverte de cette femme avançant nue,
un itinéraire comme il y en a beaucoup probablement mais qui ne bénéficie pas toujours de cette chance de pouvoir être
commentés par une Louise Glück, qui là se dévoile et apparaît aux yeux de tous comme une belle âme… /
Puisse-t-elle, rejoindre de son vivant, celles sœurs / de Kathleen Raine, d’Élisabeth Bischop,
de leurs buées là-haut, de leurs nuées / en nourrir ses brumes encore, sa Présence encore /
Nuit de foi et de vertu c’est une histoire d’âme(s), d’âme avec les autres, d’âme avec / ce qui nous questionne, nous répond, avec la Vie.
C’est une histoire de vies s’alimentant les unes les autres.
On sort de ce livre conforté, l’onde apaisante qui parcourt ces lignes ne peut provenir que d’une méditation constante sur la
substance de nos existences. Et si
ces dernières n’étaient que brume avec / que brume avec et sans le Cerf / que brume et brame de-venantes et de-venues /
avec les mots et sans les mots / sonnantes et passantes entre les phrases /
Nos vies / seraient celaUn paradoxe. Un /
Je crois qu’ici je vais vous laisser. Il est devenu probable
qu‘il n’y a pas de fin parfaite.
En effet, il y a des fins infinies.
Inscriptions. Charles Reznikoff. Éditions Nous. Collection Now. 2018
Bibliothèque d’Union Cooper / Hommes et femmes avec des livres ouverts devant eux - / ils ne tournent jamais de page : ils viennent / pour la chaleur, / [...]
Avec Inscriptions précédé de Çà et là trad. de l’anglais (États-Unis) par Thierry Gillybœuf, nous restons dans le chant de l’Être-là. Bien que paru en 2018 (à noter que l’éditeur semble sensible aux signes, il indique que ce livre a été imprimé un 11 avril, jour de la mort de Primo Levi), étincelle d’elle alors peut-être cette traduction. Ce n’est donc pas une sortie récente ce Charles Reznikoff pourtant j’ai cédé à une envie : ce rapprochement d’auteurs, chacun à des époques différentes témoignant fortement d’une appartenance à la fois, à une communauté ainsi qu’à celle plus élargie, celle de petits corps habitant une même Terre.
[…] / la musique hivernale des cloches / / Une négresse voûtée marche lentement
Là où pourtant il ne devrait être question que d’une Grande Mémoire de l’humanité à entretenir, partager, célébrer et à continuer d’écrire, on fait table rase de forêts primaires, de même, d’une Parole soufflée depuis la nuit des temps. On s’agenouille devant le dieu Blabla. Une sorte de confusion généralisée, les mots trichent, même l’Art ne retrouve plus ses petits. Le discernement fait défaut et ne joue plus son rôle de digue
/ [...]comme si- dans la machine dont ils font partie - / quelque chose s’était détraqué.
Nous vivons une période compliquée ou chacune et chacun brandit son Vide en geignant que l’autre le brandisse aussi, sans s’apercevoir au passage que tous souffrent tous d’un même manque, juste cela / Et s’ ils manquaient d’invisible, de poésie tout simplement / de mots qui menthent, romarinent, d’illusions parfumées, de phrases telles « la nuit je mens je prends des trains à travers la plaine » / d’une manière simple d’habiter ce qu’ils sont, là où ils sont /
/ […] Je préfère les rues de New York, où je suis né, à ces rues de palmiers. / Nul doute que mon père préférait son village en Ukraine / aux rues de New York ; et mon grand-père la ville et sa synagogue / où j’ai lu jadis à voix haute les livres sacrés, [….] / Je voudrais qu’elles soient avec moi / pour marcher sous les palmiers / et sentir l’air soyeux- / ma femme à cinq mille kilomètres, ma mère / encore plus loin, puisque morte.Mes parents faisaient partie d’un grand groupe / où tous allaient main dans la main ; je dois suivre mon chemin seul par les flots et la terre aride. // Mes grands-parents étaient des ruisseaux vivants / dans le lit d’un grand fleuve ; / je suis un ruisseau qui doit trouver son chemin / parmi les rochers qui l’obstruent, / à travers sable et limon.
Une vie pour épouser / les, (le) Temps, les lieux, les matières / l’entrevoir la Noce entre le Ciel et la Terre. L’Extrémité, l’entrevoir cela /
Oh je crains bien que certaines compagnes et certains compagnons de route, entendent peu ce que nous est dit et rappelé dans quelques livres de sagesse et de sagesse folle :
Une Grande Nudité à envisager pour communiquer, là où il ne sera enfin question que d’Océan en nous, d’espace. Et si alors nous brandissons territoires, rivières et fleuves / les appelons par leurs noms, ce sera uniquement à la seule condition que cela serve une onde-mère.L’après-midi nuageux est aussi agréable / que le silence. Qui imaginerait / qu’on en aurait assez du soleil ? / Une belle épitaphe serait, je crois : / il aimait le soleil ; / encore mieux : il aimait marcher.[…]
Tout cela pour présenter Reznikov (1894-1976) l’asseoir dans cette lignée d’écrivains pour qui la revendication d’une identité, d‘une singularité, nourrit pourtant une quête qui leur est commune, celle d’atteindre l’universel Corps par / avec tout ce qui l’entoure, le constitue.
/ L’écoute du Monde par le corps entier. L’écriture d’un long poème par le corps entier.
Sans se couper d’une Voie, d’un enseignement qui nous est tendu par le seul fait de vivre.
Le cosmos pour source et extrémité, c’est dans ce raccourci que je placerais certaines vies vouées à offrir une étendue à ce qui n’est qu’en fait un point. Un point où.
Certaines œuvres amènent rapidement à la fois à se centrer, à se concentrer / en même temps qu’à s’étendre.
Rai né d’une lecture. Rai vers. C’est le cas ici.Un homme / s’échappe du ghetto de Varsovie / où des milliers ont été tués / ou bien emmenés par dizaines de milliers, centaines de milliers / pour mourir dans les camps de concentration, ou mis à mort dans des camions, dans des wagons, des fossés, des bois, / dans les chambr[…] et pourtant celui qui en […] le mot réchappe[..] le mot juif brûlant dans son cœur[...]
Le poème pour noyau brûlant d’un témoignage, d’un homme ému d’être là. / /
Je pense que l’Indien du Pérou / mâchant / la feuille d’un arbuste / pourrait courir toute la journée. / Moi aussi, / avec quelques vers, rien que deux ou trois, / je serais capable / de tenir toute la journée.Dans le chapitre Chronologie, à l’année 1931 : « Le numéro de Poetry conçu par Zukofsky, publié en février, inclut des poèmes de Reznikoff, Marianne Moore, George Oppen, Ezra Pound, Carl Rakosi, William Carlos Williams et quelques autres ; [...]Zukofsky utilise le terme objectiviste pour décrire l’œuvre de Reznikoff et l’esthétique qui sous-tend les poèmes qu’il a réunis. Le poète objectiviste, dit-il, […] c’est n’utiliser que les mots nécessaires. »
Le poème pour la représenter aussi la chaleur émanant des mots, de chacun d’eux et ensemble / pour la représenter l’Énergie qui les lie.
Je n’ai sans doute ni le temps ni le don pour tisser / les médaillons complexes connus des Perses ; / mes tapis sont ceux de l’adorateur du feu barbare : / si bleues les eaux qui coulent, / si rouges le soleil fougueux, / et si vif le vert de l’herbe, / si aveuglante la neige
Voilà, ce ne sont que quelques lignes pour l’humer cette écriture / ce corps venu marcher, venu aimer le soleil /
Les plus curieux, je vous renvoie à la postface documentée et sentie d’Emmanuel Laugier.
Entre autres, il commente : « Le rapport intime que Charles Reznikoff entretient avec son époque se double d’une relation au passé (et à la tradition), dont la survivance n‘est envisageable que dans un acte de nomination spécifique. […] /
c’est-à-dire le passage d’une réalité non-linguistique à son effectuation langagière[…] ) ».
Vous le voyez, vous êtes entre bonnes mains.
Bruno Normand