Cid Corman (Boston, 1924 – Kyoto, 2004) était un poète infatigable. Il composa, jour après jour, des milliers de poèmes, dont très peu jusqu’à présent nous ont été accessibles en France, faute d’avoir été traduits. Danièle Faugeras répare doublement cette lacune avec lueurs, ensemble de poèmes choisis, traduits et édités par ses soins. Sa sélection, toute d’éclectisme exigeant, puise dans divers recueils de Cid Corman, dont notamment And the world (Coffee House Press, Mineapolis 1987), Marginalia (Shearsman Books, Plymouth 1996) ou encore The next one thousand years (Longhouse ed., Guilford 2008).
Si, au gré des poèmes, on peut apprécier une certaine familiarité de style, de ton, de partis pris multiples et variés avec les écrivains de la Beat Generation et les poètes de Black Mountain (Cid Corman s’attacha à promouvoir les œuvres de ses contemporains grâce à la revue Origin, qu’il fonda en 1951 et qu’il anima fidèlement jusqu’en 1984, puis grâce aux éditions Origin Press auxquelles on doit la publication de recueils de William Carlos Williams, Charles Olson ou encore Gary Snyder), pour autant, son écriture frappe aussi par sa singularité. Et les choix opérés par l’éditrice de PO&PSY sont là pour nous rappeler l’amplitude de son inspiration – une poésie par tous temps et en tous lieux.
Voir large, sans cesse embrasser, investir, sonder : tout est bon au poète. À cet égard, le poème liminaire du recueil fait office de profession de foi :
Touring the world
tilling a small field
to its limits.
On fait le tour du monde
en labourant un petit champ
jusqu’à ses limites.
De la poésie comme creusement du réel, sillon travaillé par l’écriture inlassablement : car quand bien même on ferait mille fois le tour du monde (Cid Corman a pérégriné en France et en Italie avant d’obtenir en 1958 un poste d’enseignant à Kyoto, devenant à l’occasion le traducteur de Bashô), on ne ferait pas pour autant le tour de la question : d’où ce recommencement permanent, ces notes, notations, enregistrements de tous les instants. Les manifestations les plus universelles ne sont pas pour autant les moins singulières :
Plop of the
Fruit fallen,
Hymn of the
Tree’s silence
Floc du
fruit qui tombe,
hymne du
silence de l’arbre
Des perceptions infimes viennent bousculer et réveiller, et l’étonnement de Cid Corman paraît toujours premier :
For the first time
awakening
and seeing sky
and trees and here
or there a bird
and on the grass –
grass ! – dew ! and I
Am the seeing !
How obvious
it is that I
could never have
imagined this.
Pour la première fois
je me réveille
en voyant le ciel
et les arbres et ça
ou là un oiseau
et sur l’herbe -
herbe ! – rosée ! Et je
suis celui qui voit !
À l’évidence
jamais
je n’aurais pu
imaginer cela.
Et le poète de chérir l’inattendu complet, les surgissements inespérés, les larges expansions :
I want nothing
of the river
and it clearly
wants nothing of
me. Yet as it
flows out of the
mountains into
my eyes the heart
becomes a sea.
Je n’attends rien
de la rivière
et elle, il est clair
qu’elle n’attend rien de
moi. Pourtant quand elle
sort des
montagnes pour couler dans
mes yeux mon cœur
devient une mer.
Cid Corman, de poème en poème, paraît, selon la formule de Dubuffet, un homme du commun à l’ouvrage pour les autres hommes du commun : « And never/the less, this./ Speak to man. » (Et néan-/moins, cela :/parler à l’homme ». Pour ce faire, le poète met généralement à distance toute individuation : les tournures dominantes, en anglais, sont l’infinitif (on pourrait s’amuser à lister ceux qui ouvrent les poèmes : « to sit », « to want », « to embrace », « to say », etc.) et les participes présents ( “touring”, “tilling”, « walking », « coming », « just resting », etc.) : formes verbales dans lesquelles tout un chacun est invité à se projeter. De fait, chacun peut investir le poème, s’ouvrir aux notations sensibles qui y sont consignées : l’univers décrit par Corman, par surcroît, est incroyablement familier. Entre le poète et son lecteur, un accord tacite, une expérience partagée :
To sit in the room
without a light and
feel the evening come
over the garden
into the house. To
feel it coming home.
La très grande plasticité des vers libres, la fréquence des enjambements et des rejets suscitent aisance et fluidité : respiration large, que la traduction de D. Faugeras restitue fidèlement : « S’asseoir dans la pièce/non éclairée et/sentir le soir passer// du jardin/dans la maison. Le/sentir rentrer chez lui ». Circulations souples et facile dans le poème – à l’image du soir, nous aussi, nous rentrons chez nous, nous sommes chez nous. Les motifs, aussi intimes qu’universels, dessinent une présence au monde délicatement attentive, et sans doute la vie menée au Japon, la fréquentation assidue de poèmes de Matsuo Bashō et Shinpei Kusano l’ont-ils amené à privilégier des formes brèves héritées des haïkus :
Sky in
the puddle –
dog lapping
it up.
Ciel dans/la flaque -
un chien en train de le laper.
Two
half-submerged
rowboats
oarless
weeds the sky
floats
Deux
barques
à demi submergées
sans rames
herbes d’eau le ciel
flotte.
Ou encore, celui-ci, qui ouvre à méditation et incite au silence (ainsi ce seront les mots de la fin, qui comme de juste, ouvrent complètement) :
I will tell you the secret.
Listen.
What is it ? – you ask ?
I keep telling you :
Listen.
Je vais te dire le secret.
Écoute.
C’est quoi ?
- tu veux le savoir ?
Je te le redis :
Écoute.
Cid Corman, lueurs, poèmes choisis et traduits de l’anglais (E.U.) par Danièle Faugeras, photographies de Luca Gilli, éditions érès, collection PO&PSY, 2021.