- Crispations – Les Arêtes. 23, rue des Carmes. 13200 Arles
- Arracher le tapis et autres moments fondateurs. Atelier de l’agneau. 1 moulin de la Couronne. 32220 St Quentin de Caplong.
- Liquidation. Ed. Henry. 62170 Montreuil sur mer.
Elle dit « je » mais ce personnage que Claire Dumay nomme Claire est celle qui agit à sa place. Ce n’est ni tout à fait elle – celle que certains peuvent connaître, reconnaître, rencontrer – ni tout à fait une autre. C’est à partir d’elle-même qu’elle écrit. S’agit-il d’un autoportrait fictif de ce personnage qui parle à la première personne ?
L’autoportrait est une matière littéraire bien connue où l’auteur peut se donner le beau rôle, le beau caractère mais aussi se dévoiler avec une conscience de soi sans complaisance. Dans les textes de Claire Dumay, une femme est là, accoucheuse d’elle-même, de ses pulsions et répulsions, d’un corps qu’il faut sonder, dans une obsession de vulnérabilité, de pureté - (Crispations). Chaque sujet, chaque thème d’écriture est minutieusement analysé, scruté, débordé. D’une simple anecdote on en arrive au drame, comme dans « La grasse matinée » (Arracher le tapis) : « Je me vois chuter dans la grasse matinée, j’y risque ma vie », « décomposition avant l’engloutissement ». Ou les repas chez l’Idien : « l’aliment propitiatoire voué aux prémices de la damnation ». Le chapitre sur les gâteaux est un délice de description, jusqu’au « couperet rose et bénin de l’ingurgitation goulue ». Il y a souvent une tension entre le désir de pureté et « la vraie chute ». Mais n’en dit-elle pas un peu trop ? Là encore autour de la règle, des règles d’usage, de l’ordre qui « habille, endigue pour le dehors l’insurrection du dedans ». Elle dit elle-même que son écriture « tourne autour de la règle, du rapport paradoxal et contradictoire à l’ordre ».
Le texte sur le haïku (Arracher le tapis) montre comment se déploie l’écriture de la banalité d’un sujet à son développement excessif : « dans l’épaisseur des limons et l’enchevêtrement des ronces qui génère toujours à terme des boutures inattendues ». Le haïku « une expérience qui m’exclut du langage ».
C’est une écriture étrange et fascinante, une exaltation de la langue, une jouissance du vocabulaire ni tout à fait poème, ni conte, ni nouvelle, ni essai. Il est difficile de classer cette écriture qui trouve pourtant naturellement sa place en poésie.
Ce « je » qui trouble et confond est une sorte de confidence dévoilant des comportements, des désirs, des goûts, des travers. Un aveu, peut-être une confession dans l’abandon d’une parole qui scrute, décortique, s’étale, met à jour des caractères d’une narratrice qui apparaît perturbée et pourtant réaliste. Elle est habitée par « toute une série de hantises, jamais affranchies, jamais soulagées ». Ces « dérives personnelles » sont l’enjeu indispensable pour le surgissement de l’écriture. Les habitudes, les manies sont répertoriées mais c’est tout le contraire d’une autofiction narcissique. Claire Dumay force le trait avec outrance, ce qui fait naître le malaise chez le lecteur. Elle extirpe les nœuds, les contradictions de la nature de son personnage et c’est avec « le sentiment de ne pas avoir trouvé, de ne toujours pas savoir » qu’elle ausculte au scalpel les traits de cette personnalité qu’elle expose dans ses écrits. C’est comme au cours d’une torture inquisitrice qu’elle dévoile ce qui est et ce que tous veulent cacher sous une hygiénique hypocrisie.
Cette écriture absolument transgressive est une remise en question de l’ordre social, de ce qui bourgeoisement, doit être. Il y a même une jubilation à cet exposé de manies : mauvaise mère, mauvaise fille… On est saisi de voir le nourrisson devenir « proie », « appât » - la pulsion de mort, de crime contre cette innocence est une mise à jour de nos pulsions enfouies (Liquidation).
Il y a fusion presque intenable entre l’écrivain et la narratrice. Toute la question de la littérature est là – du réel et de la fiction, du réel et de l’imaginaire ! L’intérêt des livres de Claire Demay se situe dans ce trouble qu’elle provoque en nous. L’écriture comme elle le dit est une « arrière-vie ». Celle qui se cache derrière ces abondantes confidences, ces mises à nu langagière voluptueuses, c’est l’écrivain. C’est elle qui dirige ces mises en scènes ironiques et parfois inquiétantes
Ce qui paraît être une confidence est la construction d’une altérité possible où le « je » n’est pas le « moi ». Cette convocation de la noirceur pour conjurer le réel, se protéger de ses miasmes mortifères est une ruse de l’écrivain, une mise en scène courageuse et magnifique. « Elle arpente un gouffre vertigineux, un pan de nuit mystérieusement égaré, qui sont partie intégrante » d’elle.
Luce Guilbaud. Décembre 2017.