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Construire les artefacts d’une civilisation imaginaire (rencontre avec une créatrice de bijoux inspirée par Baudelaire)

lundi 10 octobre 2016, par Matthieu Gosztola

Construire les artefacts d’une civilisation imaginaire, Rencontre avec une créatrice de bijoux inspirée par Baudelaire et Claude Lévi-Strauss

« Elle est belle, et plus que belle ; elle est surprenante. En elle le noir abonde ; et tout ce qu’elle inspire est nocturne et profond. Ses yeux sont deux antres où scintille vaguement le mystère, et son regard illumine comme l’éclair : c’est une explosion dans les ténèbres.
Je la comparerais à un soleil noir, si l’on pouvait concevoir un astre noir versant la lumière et le bonheur. Mais elle fait plus volontiers penser à la lune, qui sans doute l’a marquée de sa redoutable influence ; non pas la lune blanche des idylles, qui ressemble à une froide mariée, mais la lune sinistre et enivrante, suspendue au fond d’une nuit orageuse et bousculée par les nuées qui courent ; non pas la lune paisible et discrète visitant le sommeil des hommes purs, mais la lune arrachée du ciel, vaincue et révoltée, que les Sorcières thessaliennes contraignent durement à danser sur l’herbe terrifiée ! »

Charles Baudelaire, « Le désir de peindre »

— Matthieu Gosztola : Pouvez-vous présenter cette collection, et expliciter les liens qui existent entre la belle énigme qu’elle jette à la vue et « Le désir de peindre » (in Le Spleen de Paris – 1869 –) de Baudelaire ? Comment votre collection est-elle née, concrètement, de la lecture, de l’appropriation et de la réappropriation du texte de Baudelaire ?

— Diane Schuh : J’aime beaucoup que vous perceviez ceci comme une belle énigme.
Soleil Noir est une collection qui se concentre sur le travail de la laque noire. C’était d’abord une envie technique. La laque noire est une matière lumineuse et profonde, profondément mystérieuse dans sa mise en œuvre, c’est une technique qui demande de la patience et du temps. La laque s’applique par couches qui s’empilent les unes sur les autres, de manière presque infinie si on le désire. Le résultat est un objet non homogène, qui, si on prend le temps de l’observer, révèle ses différentes strates, comme si de multiples voiles translucides avaient été posés sur un objet. Regarder un objet en laque serait comme essayer de percevoir une forme perdue au fond d’un étang sombre et miroitant. On peut ainsi entrapercevoir le fond en même temps que la surface. L’objet en laque noire est sombre et en même temps lumineux, c’est ainsi que l’idée d’un soleil noir m’est apparu.
Je n’ai évidemment pas inventé l’idée d’un soleil noir. Je me suis souvenue que des poètes l’avaient évoqué. J’ai relu cette citation de Baudelaire et je suis tombée en arrêt, ces mots décrivaient – avec une telle beauté – les émotions que je voulais transmettre avec cette collection. Et comme cela arrive souvent, le texte est venu donner du sens et une nouvelle strate à l’histoire que je voulais raconter. Cette femme dont parle Baudelaire est devenue notre héroïne. Car chacune de mes collections parle d’une femme ou de l’idée d’une femme. C’est ainsi que, pour compléter cette vision et la partager, nous avons organisé avec Ellen Rogers (photographe) et Sheri Chiu (modèle) cette série photo qui réinterprète le soleil noir de Baudelaire.

— Matthieu Gosztola : Peut-on ainsi établir un lien direct entre l’énigme vivante de vos bijoux et les mystères du féminin, de la féminité ?

— Diane Schuh : Je rêve d’un monde ou la division Féminin/Masculin n’existerait pas. Cette différence est imprimée par nos cultures ainsi que son soi-disant mystère, bien que le mystère de l’autre puisse être bien réel évidemment... Mais lorsque je construis une collection, je l’aborde un peu comme un exercice de style, je joue avec les idées que nous nous faisons de la femme, les idées que les romanciers/romancières, poètes/poétesses et autres conteurs/conteuses nous ont transmises. Je pense à une femme mythique et à ce qu’elle nous évoque, les envies qu’elle nous dicte et je fabrique les bijoux qu’elle pourrait porter et qui pourraient – dans un monde rêvé – exacerber, souligner, exprimer son caractère. Je vois aussi ici le bijou comme une armure et c’est sûrement pour cela que je conçois souvent le bijou comme un « bijou de corps », comme une sorte de sculpture à porter qui souligne le corps et/ou le protège. J’ai ainsi imaginé la « garde-robe » (quel serait le mot qui s’appliquerait à la parure plutôt qu’au vêtement ?) de Sanaaq (héroïne du premier roman inuit), Doumidia (d’après le livre de Paul-Émile Victor), Lasa (la gardienne des tombes étrusques), Sada (dans une interprétation très lointaine de l’Empire des sens), Salomé, Séléné… Mais c’est maintenant une formule que je ne vais plus utiliser.

— Matthieu Gosztola : Quelles sont vos influences ?

— Diane Schuh : La photographie argentique, et notamment celle d’Ellen Rogers, est l’une de mes principales influences. J’aime comparer mon travail au processus argentique, j’aime l’utiliser comme métaphore technique. Il y a la même part de patience et de difficulté, la même part d’inconnu et de matérialité.
De même, les ouvrages d’ethnologie, la poésie et la musique me donnent beaucoup de prétextes à l’initiation de collections.
J’ai toujours dans ma besace Alcool d’Apollinaire et La Voie des masques de Claude Lévi-Strauss. Et je les relis dès que l’occasion se présente.
J’ai toujours été fascinée par les civilisations lointaines et premières, par l’étude des cultures matérielles. La fabrication des masques, l’explication ou l’essai d’une compréhension des autres manières de penser, de voir et de représenter le monde. Les objets issus des cultures de l’Amérique du Nord : Inuit, Salish, Haida, Kwakiutl, etc. m’inspirent et m’émeuvent profondément.
La musique est aussi une grande source d’inspiration, quelle que soit son époque, quand elle raconte ou provoque une émotion : de Brahms à de Moonface (une autre lune) en passant par Björk (qui m’a inspiré le nom de ma marque), Debussy, Matt Elliott, Ravel (Tzigane et Jeux d’eau en particulier), Chelsea Wolfe, Vieuxtemps, etc.
Tous ces univers me permettent de mieux comprendre et mieux construire mon univers. La fabrication de bijoux est un moyen d’expression comme un autre et c’est, pour le moment, le moyen que j’ai choisi pour m’exprimer.
Mais la personne qui m’a le plus aidée et influencée pour cette collection en particulier est Aoi Kotsuhiroi. Elle a été comme un mentor et m’a aidée à comprendre non seulement la technique mais surtout l’état d’esprit lié à cet art, la voie de la laque en quelque sorte. Je lui dois beaucoup et la remercie.

— Matthieu Gosztola : En quoi le bijou, tel que vous le méditez, tel que vous le concevez, peut-il tisser un lien entre l’être et lui-même, entre l’être et la nature, mais aussi entre l’être et le passé (je songe notamment aux réminiscences de coutumes ancestrales qui affleurent dans votre travail), entre l’être et cette part la plus reculée du temps qu’il ne parvient — tout juste — qu’à entrapercevoir, ou à débusquer dans ses rêves...

— Diane Schuh : Je me suis rendue compte (cela fait presque 5 ans que j’ai construit Pagan Poetry) que le travail du bijou était un moyen de me comprendre et de comprendre l’autre, ou du moins d’essayer. J’aime l’idée que peut-être je construis les artefacts d’une civilisation imaginaire. Concevoir des bijoux est comme un voyage immobile à travers un monde rêvé.
Et le masque est l’objet sur lequel je m’arrête régulièrement, il est finalement l’artefact qui me plaît le plus. Je peux le reproduire à l’infini en lui trouvant à chaque fois une nouvelle identité en quelque sorte, un nouveau caractère, qui me permettra de poursuivre mes recherches techniques mais aussi de rencontrer le mystère que je souhaite évoquer. Car il n’y a pas plus mystérieux qu’un masque, non ?
Je suis née avec l’idée que je n’ai pas d’origine ni de racines auxquelles je pourrais m’identifier et me rattacher. Créer est aussi un moyen de s’inventer des racines. C’est peut-être pour cela que mon travail pourrait évoquer des civilisations anciennes. Je ne sais pas si j’ai vraiment répondu à la question, mais voilà ce qu’elle m’a évoqué…

— Matthieu Gosztola : Par le geste créateur qui esquisse la beauté, mais aussi l’énigme, en quoi les bijoux que vous concevez parviennent-ils à se hisser jusqu’à la vie ?

— Diane Schuh : Je ne suis pas sûre, mais je pense que celui qui porte le bijou est la clef.

— Matthieu Gosztola : Vous décririez-vous comme une artiste profondément animiste ?

— Diane Schuh : Je ne sais pas… les objets que je construis ont sûrement une âme. J’aimerais le croire, mais je ne peux pas, je suis profondément athée, cartésienne. Je suis simplement l’artisan, l’âme sera donnée par le porteur peut-être, s’il peut la percevoir. Je construis des objets évocateurs d’une histoire ou d’une énigme. Peut-être que la poésie pourrait faire office d’âme dans ce cas-là ?
Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que je pense que nous sommes en quelque sorte des animaux brisés. Et peut-être que mon travail est une recherche dans ce sens-là : retrouver le temps du mythe.
Ça ne répond peut-être pas à la question mais je rêve de l’époque du mythe tel que Lévi-Strauss l’évoquait dans cette interview :

Bernard Pivot
Alors est-ce que vous pourriez nous dire comme ça : qu’est-ce que c’est qu’un mythe ??

Claude Lévi-Strauss
Et bien c’est une histoire qui cherche à rendre compte à la foi de l’origine des choses, des êtres, du monde, du présent et de l’avenir. Et qui cherche en même temps, simultanément à traiter des problèmes qui nous apparaîtraient aujourd’hui à la lumière de notre pensée scientifique comme tout à fait hétérogènes […], à les traiter comme si c’était un seul problème. Les mythes essayent de mettre tout ça ensemble et de trouver une réponse unique à des problèmes différents.
[…]
Si vous aviez posé la question à un de ces indiens, en général à n’importe quel indien des deux Amériques, parce que là il y a une étrange unanimité […] Il vous aurait répondu : c’est une histoire qui se passe à une époque où les animaux et les hommes n’étaient pas réellement distincts. Et où ils pouvaient passer indifféremment de la forme humaine à la forme animale. Ce qui me semble, je dirais, d’une vérité presque tragique. Parce que s’il y a quelque chose de tragique dans la condition humaine, c’est, et bien cette coexistence que nous menons à côté d’autres êtres qui sont vivants comme nous et avec lesquels nous ne pouvons pas communiquer. Et l’âge du mythe c’est celui justement où c’était possible.

Je ne suis pas animiste mais j’essaye peut-être parfois de donner une raison ou un sens poétique au monde. Je fabrique des objets et avec eux les rêves endormis d’un mythe ancien qu’il s’agirait de réveiller ?
Je ne sais pas…

— Matthieu Gosztola : Pouvez-vous nous décrire la conception d’un bijou (choisissez celui que vous voulez), de l’idée qui mentalement s’est faite prélude aux dernières touches apportées à la réalisation ?

— Diane Schuh : Il s’agit principalement d’apporter des solutions matérielles et techniques à la réalisation d’un rêve. J’ai peur que cela soit un peu ennuyeux à lire. La fabrication est aussi un grand plaisir pour moi, c’est très personnel, presque intime, je préfère garder le processus secret si cela ne vous dérange pas.

— Matthieu Gosztola : Où voir votre travail ?

— Diane Schuh : Sur mon site internet et à la galerie La Cour, 60 rue Tiquetonne, 75002 Paris.

— Matthieu Gosztola : Quels sont vos projets ?

— Diane Schuh : Je pense que Pagan Poetry, tel que je l’avais imaginé à ses débuts, est en train de finir sa course. Le bijou n’est plus assez. Je suis en train de travailler à quelque chose qui ressemblera peut-être à une collection dans son acception classique, mais qui sera surtout une réflexion sur le rituel. Cette série s’intitulera La Voie des masques. Après cela je pense que j’aurai fait le tour de la question et le bijou ne sera plus qu’une partie d’un univers que je voudrais tourner vers la sculpture, l’installation, la performance.
La fabrication de collections ne me nourrit plus assez, j’ai l’impression de perdre la dimension intellectuelle de mon travail au profit d’une efficacité économique dictée par notre système consumériste. Cela m’attriste beaucoup. Je voudrais redonner une signification et un sens à mon travail. En utilisant l’ouvrage La Voie des masques comme guide, je voudrais retrouver la signification de ce que j’ai créé jusqu’à maintenant.

À toutes ces interrogations, je suis resté incapable de répondre avant d’avoir compris que, pas plus que les mythes, les masques ne peuvent s’interpréter en eux-mêmes et par eux-mêmes, comme des objets séparés. Envisagé au point de vue sémantique, un mythe n’acquiert un sens qu’une fois replacé dans le groupe de ses transformations ; de même, un type de masque, considéré du seul point de vue plastique, réplique à d’autres types dont il transforme le galbe et les couleurs en assumant son individualité.
Claude Lévi-Strauss, La Voie des Masque

On ne peut pas comprendre les masques sans ce qu’il y a autour d’eux, il faut construire le reste, c’est ce que je veux faire maintenant, jouer à l’ethnologue de mon cerveau et continuer mon voyage.

(Propos recueillis en mai 2015.)


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