Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Cyrille Guilbert

dimanche 2 juillet 2023, par Cécile Guivarch

(Extraits du recueil Un refuge)

Enclos

Certains soirs, je rouvre la plaie.
J’appelle à moi le manque.

Sur ma table s’entassent des feuilles, des mots agglutinés que je racle à vif.
Demeure la trace d’une langue soufflée bas.

L’œil de lampe éclaire une partie de la table.

On doit tâcher d’être à nu, sans socle. Un œil sévère.

Quelque chose est là, qui se capture de nuit.

Le cercle de lumière est un enclos.
L’œil s’ouvre.

Lieu d’un rituel.

Des ébauches de textes vêtus d’une étrange amertume.
Des pierres déposées dans un recoin d’ombre.
Trophées d’un soir autant que formules à fleur de lèvres.

J’essaie de prendre un fragment de nudité.
Je veux maintenir un reliquat d’éloquence au bord du vide.

La nudité passe.
J’empoigne cette proie de maigre apparence.

Entre monde et peau existe un écart.
Un silence à creuser.
Là naissent les images.

On s’épuise sur une profération jamais juste, séduit par un confort de souricière.

La voix pourfend le sommeil.
Comme j’en usurpe le timbre, elle s’égare dans une passe périlleuse, heurtée par les mots mais les avalant tous.

Promise à la brisure.
Sœur qui berce à l’instant de la captation.

J’entre dans cette zone en m’assurant de n’être personne.
Autour palpite une membrane.
Lourds échos sous peau de reptile.
Froissements contre les tempes.

Cette étreinte est un refuge.
Une menace sur le sol de mon enclos.

Elle m’oblige à l’éveil.
Elle vivifie l’infra-vie où je plonge, soir venu.
Je me laisse faire quand le temps suspend son ouvrage de casseur de nuques.

J’entre dans ce lieu muni d’une graphie minutieuse.
Contrevent.
Chevaux de frise.
Barrage contre la folie qui tente.

Chaque vision provient d’une marge obscure.
Elle s’avance au milieu de l’enclos dans sa nudité.

La brèche d’où elle surgit, je l’élargis pour ouvrir un passage.
Elle n’a pas l’obligation d’être belle.

Déroutante.
D’un bleu-nuit.

En elle, menace et défi.
Un plaisir plus profond que le puits de mon ennui.
Elle est dense et pèse contre la rétine.

L’écrit qui la cerne l’invite à couler de source.

Obsédé par une étreinte, par un savoir sans concept, j’écris depuis ce creux.

On vit au milieu d’un vivier d’images.
Elles nous submergent.
Certaines choisissent durablement de nous hanter.

Fond de cale aux voix rauques.

Sous la lampe, le travail d’un seul valide cette évidence.
Les mots s’assemblent dans un fouillis de toisons.
On plonge en mêlée. On touche un gibier frétillant.

La main tâtonne.
Elle écrit pour la première fois.

Elle décrasse des pierres.
Elle écarte, à s’y meurtrir, le rideau lourd d’un pan de nuit.

La langue est un refuge qui permet de mentir.
Avec elle, j’édifie mes fortins de sable.

Soir après soir s’exécute le trajet.
De la main vers la masse à tailler.
De la table à l’enclos de nuit.
Du silence au bourbier des mots.

Sous le clinquant et l’élégance, la langue cache ses viscères, sa besace médiévale, ses pavés de rues mal famées.
Avec elle, j’attire des simulacres de figures que je finis par aimer.

La main frotte encore.
Elle écrit.
Geste aussi absurde que de se mutiler pour mieux vivre.

D’abord on s’éprend du vide.
On aime le manque.
On aime toucher les lèvres de la plaie.

Penché sur une table.
Comme attiré par un désert de poitrine.

Jaillissent alors des oiseaux qui frappent l’initié.
Ils le laissent effrayé.
Seul avec cette faille en lui.
Avec le don d’une douleur profonde et des yeux troués de noir.

Sous la lampe, l’œil se voit page écrite.
Aimer ce manque et ce trajet déçu.
Le dos de menace qui rôde et disparaît.

Termes

Meurtre

C’’est la flèche du doigt de l’innocent.
Sur le sol, on trace les marques de l’autel.
Le goût du sang rassasie l’appel du chant.

Surgit le désir d’un saccage de corps qui embrase les bras de la foule.

C’est l’acte perpétré à l’aube, le pas décisif qu’on engage vers l’amour d’un dieu.

Un brouillon de sang sèchera sous le socle posé.
Frère lynché. Corps enfoui.

L’ignorance qui se grime de joie permet la fête et le dogme.
Elle formule le nom désiré du dieu.

Aube

On a pour soi ce sentier, cet éblouissement.
Cri de gorge en pleine nuit, jailli des ombres d’entre-roches.

Ne pas forger l’outil d’une domination.
Ne pas laisser la peur se graver sur les arbres de l’allée.

C’est l’aube.
Elle suffisait à l’enfant.
Mais on n’oublie jamais tout à fait la nuit qui regorge de dessins sorciers.

Au matin, l’attente est fébrile. En soi bondit un gibier qui veut vivre.
Une lumière dont l’enfant se nourrit.

On n’oublie pas les ombres, mais on approuve avec joie le bleu sans équivoque sur l’anse de la mer.

Pierre

Le poing d’un dieu fut arasé.
On voit le nu de l’os.

Rive-toi à l’évidence d’un monde clos, d’un pays dur.
Regarde ce bloc fermé sur sa nuit.
Tu y logeras une part de toi-même.

Un être est centré sur son cœur noir.
L’inertie dissimule tant de puits profonds.

Les rives du mot pierre laissent affleurer une eau douce en bouche, mais il y a le risque d’oublier le réel tenace au profit d’un trop beau velours.

Attente

La housse du soir gagne mes jambes.
Mon au-delà de peau, c’est la main noire que je brandis devant mon front.

J’attends le désir.
Ce nouveau-né surgira de l’attente elle-même.

Il vient s’ancrer dans le terreau de ma croyance à la venue de signes.
Un reflux le saccagera, jusqu’à son retour d’obstiné puisatier.

Le gain c’est de naître à ce désir, de perdurer dans cet élan.

La housse de la nuit couvre mon corps.
Je brandis ma main blanche à hauteur de mon front.
J’aurais goûté à ce mets : l’attente aride et sa récompense.

Pilotis

Bannir l’idée d’offrande.
S’échapper de la haie des mères qui enserre les fronts.

Le désir fraie sa route en solitude.
Le désir s’est fourvoyé à coups de baisers irrités d’enfant, de morsures de monstres.

Alors, ma bouche désapprend le dogme. Elle quitte un sein stérile pour une lande aux vents froids. À ce prix le réel est connu, chemin d’embûches sur la voie de l’écrit.

La leçon s’apprend dans le noir.

Bannir les pilotis des familles à fonder.
Quitter tout mémorial de troupes.

Il vaut mieux s’abriter sous un treillis de fougères, dans le sous-bois aux senteurs pariétales.

Tilleuls

Ils écoutent.
Ils ont amassé le butin de voix d’enfants.

Dans le parfum d’un printemps tiède, ils gardent serrée la clé des murmures.

La cour est leur domaine.
Un grand ban de forêts leur nostalgie.

Comme ils se dressent, ils récusent leur air de gardiens pour celui de complices.

J’approche de leurs corps immenses. Je les touche en ami.
Ils sont le réel rugueux, la peau sans plaie, la musique des terriers de contes.

Contre eux je défais ma peau d’apeuré.

Livres

Plaisirs gagés sur un périmètre étroit.
Un froissement de pages caresse un visage.
Les traits sont tendus comme dans la vigilance de l’amour.

Dans la souspente d’un grenier, des araignées, munies d’autant d’yeux qu’il en faut, observent un lecteur.

L’encre coule en abondance de sens.
Une extase en voix feutrée saisit le corps. Ivresse pour celui qui consent.

Les livres se dépouillent de leur indigence de carton.
Surgit une forme de folie sous les bosquets d’encre, un mot suivant l’autre en redoutable limpidité.

Le plaisir clapote en bouche.
Éclat rémanent. Espace de ralliement.

Les livres font couler en œil une voie d’échappée belle.

Mur

Dans la neige il se dresse, bardé de lierre.
Je vois ce vestige de refuge.
Une page arrachée au récitatif des leurres.

Nous avons pris appui sur lui, sur ce poème qui tenait ferme la barre de ses contes et de ses chants.

Il n’est délabré que pour un œil mort.
Survivant de tant d’abris calcinés.
Œuvre en soi se refusant ruine.

Érigé au milieu d’une forêt pour errants prêts à geler leurs avoirs, il est témoin de l’essentiel qui ne passe pas.

Un chaînon de l’infini récit de la pensée.

Tel que je le vois je m’y adosse.

Étang

Ma ronde de chasseur s’opère autour de cette enclave à rêves.
Les jambes dans la herse d’herbes grêlées de tiques, de larves engoncées en vies secrètes.

Je ne peux pas haïr ce lieu malgré son œil de plomb.

Domaine à part.
On y guette une pensée qui affleure depuis l’apnée du rêve.
Un excès de regard s’y épuise.

L’énigme est palpable à chaque pas.
Un visage caché sous les stries du paysage.

Ce lieu avale un peu de mon angoisse. Il sait la maintenir dans une léthargie d’avant-mort.
J’y reviens de temps en temps.


Entretien avec Clara Regy

Vous êtes auteur de romans et de poésie, en quoi ces deux genres vous semblent-t-ils différents ?
Mes tout premiers textes publiés étaient des poèmes, au siècle dernier, dans feue la revue Retro-Viseur, de Bernard Desmaretz. Mais j’ai pris la décision, à l’époque, d’écrire de la poésie en coulisse et de me consacrer au roman. La poésie est donc longtemps restée une pratique « clandestine ».
Trois romans ont été publiés aux Perséides, les éditions de Thomas Van Ruymbeke. Ce sont trois fictions très différentes qui traitent respectivement de la violence, du thème du bouc émissaire, de la monstruosité intérieure.
Et puis, dans un mouvement de réversibilité, l’écriture poétique s’est imposée et a supplanté le roman. C’est ce genre qui m’accapare pleinement depuis plusieurs années, même s’il m’arrive d’écrire des nouvelles. Et, oui, pour vous répondre, il existe à mes yeux une différence entre ces deux pratiques. Le roman est un genre éphémère, très vite daté, sauf s’il atteint une pureté telle qu’il se fait l’égal du poème (Flaubert, Proust, Beckett, Blanchot…). Dans le roman, la langue n’est finalement qu’un serviteur, un outil au service d’une narration. Je lis évidemment beaucoup de romans de toutes sortes, j’y prends plaisir, mais la puissance et la profondeur de la poésie ne peuvent y être comparées. C’est tout simplement d’un autre ordre. D’ailleurs, il me semble plus juste de rapprocher le poète du peintre et du compositeur.
Quant à me dire poète, je ne sais pas. Ce qui est certain, c’est que la nécessité et le plaisir d’écrire sont bien là, comme une énergie traversante, celle-là même qui traverse tout artiste. Ce qui n’exclut pas la difficulté, les textes à réécrire sans cesse, et l’insatisfaction qui est une compagne très fidèle…
Donc - et cette affirmation n’engage que moi - la différence entre roman et poésie est radicale. Reverdy pensait que le poème est vertical, qu’il creuse profond, tandis que le roman demeure en surface et ne se propose que de décrire le monde extérieur et social. Le roman contemporain est souvent enfermé, aujourd’hui, dans la paraphrase du langage journalistique. C’est la poésie qui s’avère le lieu d’élection de la création littéraire, malgré son apparente confidentialité (qui la préserve peut-être). Vous aurez compris que je n’envisage pas, a priori, de me remettre au roman.

Une question s’impose donc, quels sont vos projets ? Pouvez-vous nous en parler ?
Les projets d’écriture s’élaborent d’une drôle de façon, un peu comme des plantes poussant au jour le jour et prenant pour certaines un aspect qui surprend le jardinier lui-même. Par exemple, dans Domanial (éditions de La Crypte), les textes prenaient des directions si différentes que cela a abouti à une composition en triptyque, avec des choix liés à la prose et aux vers, et une progression allant du plein air d’un paysage jusqu’à une suite claustrophobe se référant à un tableau de Bacon. À mes yeux, et à ceux de l’éditeur Christian Marsan, ces trois parties tiennent et se répondent malgré (ou à cause de) leurs divergences formelles. Dans Le Lieu dénué (éd. Librairie-Galerie Racine), c’est une écriture plus classique qui s’est imposée, avec une allure de recueil plus traditionnel.
Et puis il y a Un Refuge, recueil inédit qui m’accompagne depuis des années et qui a subi de nombreuses phases de réécriture. Je suis allé vers une poésie de l’intériorité, voire de l’inquiétude, avec une coloration nettement nocturne. Non par goût de la noirceur pour elle-même, mais parce que, si l’on creuse vraiment en soi, on s’approche d’une voix qui, d’une certaine manière, « prend les commandes ». Ces textes tentent de se tenir à proximité de l’étrangeté de notre condition d’êtres doués de parole, de l’ambiguïté de la langue qui est censée dire le monde et lui imprimer un sens. Or, la clarté de la langue est un leurre. Nous vivons au quotidien dans l’illusion d’une maîtrise qui fondamentalement nous échappe. Blanchot évoque, à propos du poème, « une parole qui ne parle pas », une parole qui, en quelque sorte, s’hypnotise elle-même pour se détourner de son usage commun, pour devenir une étrangère qui dit quelque chose d’autre. Les grandes œuvres de poésie (et parfois romanesques) forcent la langue à se retourner contre elle-même et à fixer, au-delà de ses pouvoirs d’ensorcellement qui sont réels, son impuissance à nous sauver. Notre langue, et tous nos signes de communication et de création, sont destinés comme nous à la mort, mais ils peuvent parfois, étrangement, merveilleusement, nous aider à devenir des magiciens d’un instant. D’où la force et la nécessité de l’art.
Pour les projets à venir, plusieurs pistes sont explorées. Visiblement, je ne me dirige pas vers plus de lumière (sauf dans un autre inédit, Aux abords). Il faut se méfier de la poésie qui se voudrait spirituelle, voire religieuse, et qui verserait un sacré réconfortant dans les esprits. Le poète n’est pas un oracle. Il est, comme le dit Rilke en substance, un grand inquiet qui crée de la forme à partir de son angoisse. Donc, continuer de creuser dans les profondeurs. Ce qui se cache derrière la tenture du réel est un mystère insondable, peut-être inouï, et c’est cela qui importe.

Quels sont les auteurs de votre quotidien (poètes ou non), ou ceux qui ont vraiment -comme on dit souvent- compté pour vous ?
Question difficile tant ils sont nombreux. Ce sont des initiateurs pour certains, pour d’autres des compagnons de route (ou les deux à la fois, bien entendu). À l’adolescence, je n’ai pas particulièrement été marqué par la poésie, sinon Baudelaire et Césaire. Poe et Kafka ont été des révélations à cette époque.
Après sont venus Beckett, Guillevic, Bonnefoy, Char, Breton… Jacques Dupin et Pierre Reverdy ont compté et comptent encore beaucoup. Il y a eu, aussi, le choc Guyotat, le genre de gifle (ou plutôt de coup de massue !) dont il faut se remettre pour ne pas rester écrasé par une influence trop lourde. Même choc avec Jean-Marc Lovay.
Et tous ceux que j’aime lire et relire : Noël, Emaz, Savitzkaya, Royet-Journoud, Mauri, Bénézet, Bancquart, Glissant, etc. La liste est longue !
J’aime également lire et découvrir des contemporains en revues ou livres, étant un lecteur curieux et ouvert (je n’aime pas les chapelles, les clans, ceux qui prétendent que la vraie poésie contemporaine doit ressembler à ceci et pas à cela ; de même m’insupportent l’entre-soi dans lequel barbottent certains snobismes, et l’assignation pour les poètes à devenir des agents culturels en représentation – on imagine mal un Baudelaire, un Char ou un Reverdy contraints à performer devant un parterre d’initiés !).
Une découverte récente : Smog rosé, de Thibault Marthouret, aux éditions L’Atelier de l’agneau. Un livre impressionnant. Une lecture exaltante. Mais aussi Marasme, de Béatrice Mauri (éditions de La Crypte), très puissant, à lire absolument. Et il y en a d’autres…
En cela, le rôle des revues, sur écran et papier, est primordial, et il faut remercier ceux qui les animent et les tiennent parfois à bout de bras. De même pour le travail des éditeurs.

Et cette « fameuse » question subsidiaire et sa « variante : la poésie en 3 mots et une couleur ?
Densité, présence, étrangeté.
Pour la couleur, le beau gris sombre de votre photo de page d’accueil me va très bien.

Biographie

Né en 1973 à Boulogne-sur-Mer.
Études de Lettres Modernes, à Lille, jusqu’à l’obtention du Capes en 1995.
Professeur de Lettres à Lille, en lycée.
Intéressé par le dessin dans l’enfance, mais très tôt passionné de lecture, et la littérature a pris le dessus : Poe, Kafka, Proust, Kawabata, Beckett, Robbe-Grillet, Duras, etc., et la poésie avec Guillevic, Dupin, Bonnefoy, Reverdy, etc. (listes évidemment non exhaustives…)
Pour les publications, d’abord des romans, la poésie restant une activité de recherche, de tâtonnement. Les premiers recueils ont été proposés assez tardivement à l’édition. Aujourd’hui, c’est ce genre qui m’accapare, qui me permet d’aller, me semble-t-il, plus loin qu’avec le roman.

Bibliographie

Romans

  • L’Obscurité, 2007, éditions Les Perséides
  • La Sorcière de Templeuve, 2012, éditions Les Perséides
  • Le Verre des parois, 2014, éditions Les Perséides

Poésie

  • Domanial, 2018, La Crypte
  • Le Lieu dénudé, 2019, Librairie-Galerie Racine
  • Un refuge, dont sont issus les textes proposés à Terre à ciel, est un recueil complet, en attente chez quelques éditeurs.
    Et quelques ouvrages inédits (poésie, roman jeunesse, nouvelles, théâtre…)
    Publications en revues : Arpa, Remue.net, Les Hommes sans épaules

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