Poèmes inédits extraits de Mots déserts, Suite russe
De toute façon
je suis obligé d’avancer seul
sur la corde raide du temps
depuis toujours
Qui peut résister à la pression des jours ?
Je n’ai pas réussi à piétiner les mots déserts
ou même
à les mettre sagement de côté
il n’y a pas d’échelle pour
me hisser jusqu’à toi
De toute façon
je reste
seul
épié par la grimace du ciel
Laissez passer
la jeune femme brune aux yeux bleus
qui s’est égarée dans ce camp
à jamais gravé dans la mort
elle n’a pas oublié
l’homme aux cheveux bouclés
qu’ils ont enfermé
avec tous les autres
Oui
laissez-la penser
au jour maudit
où elle a compris
qu’il était trop tard pour eux deux
Sont-il vraiment morts
les bourreaux de l’Est
Entendez-vous la jeune femme brune
échevelée
hurler son nom
dans la nuit maudite
le voyez-vous couler
le sang de sa blessureLa voyez-vous enfin ?
Au bout
tout au bout du monde
aucune voix
ne prononce ton nom
tu ne sais où te diriger
à travers les mots
Le sol se dérobe
à chaque fois
il y a toujours quelqu’un
pour effacer ta vie
le vent fouette tes pensées
la forêt de bouleaux n’est jamais là
où tu l’imagines
Tu es tenté
de te débarrasser des mots déserts
dans la nuit de ta vie
ils résistent toujours
tu n’es pas le plus fort
face aux épines
Lorsque le sang coule
c’est toujours une tragédie
même lorsque le brouillard
estompe les ruines
des camps de la mort
Le chemin te mène toujours
là
Un jour
tu n’auras même plus la force
de t’enfuir devant la mort
qui se dessèche
sur des lettres
sans nom
Elle m’appellera d’une voix douce
sur la place Rouge
et me guidera vers la forêt de bouleaux
en me tendant la main
j’ignore si j’entendrai ses motsElle tiendra un livre
dont la couverture sera tachée de sang
le mien probablement
les larmes couleront de ses yeux
En prononçant mon nom
d’une voix douce
elle récitera mes poèmes en russe
je comprendrai alors
que ce sera la fin
C’est ici
que je le rencontrerai
celui qui me poursuit depuis mon enfance
mon jumeau de l’Est
dont les yeux bleus ressemblent aux miens
et à ceux de ma mère
Il me sourira
et pourtant
j’aurai envie de le supprimer
je refuserai ses bras tendus
il faudra bien
que je retrouve le fusil
qui gît depuis toujours
au pied du bouleau qui a traversé ma tête
À Anna Akhmatova et Marina Tsvetaeva
À quoi bon longer ce fleuve
une fois encore ?
il ne t’appartient pas
tes pas s’enfoncent dans le sang
que les années n’ont pas effacé
Anna et Marina
ne te répondront jamais
tu leur dédies des poèmes en forme de sanglots
mais elles sont mortes
Y a-t-il même une place pour elles
dans le grand pays glacé ?
Aime-les en silence
Ni Anna ni Marina
ne répondra à tes saluts
qui coulent à pic sans un cri
dans la Volga ou la Neva
Ne les appelle plus
tu te casseras la voix
Au bout du fleuve
seule
la mort t’appelle
mais tu ne l’entends pas
Profonde
si profonde
la voix disparue
que tu entends parfois
en revenant sur tes traces
inutile
de froisser
le papier sur lequel
tu écrivais son nom
Profonde
si profonde
la nuit du monde
qui ne te portera plus jamais
tu marches tout au bord
du vide qui rêve de t’engloutir
Au bout
du chemin rocailleux
tu te retrouveras face à toi
peut-être ne sauras -tu que faire
seul
La nuit sera tombée
à portée de ta main
tu seras tout près de toi-même
sans comprendre vraiment
qu’il n’y a pas d’issue
Les mots déserts ne te serviront à rien
ils s’effaceront même sur la page
comme tes parents l’ont fait un jour
Entretien avec Clara Regy
Première question peu originale s’il en est, mais elle semble cependant intéressante lorsque l’on pratique des arts divers et variés ainsi que vous le faites : quelle place la poésie tient-elle dans votre quotidien » ?
Tout d’abord, je ne sacralise la poésie en aucune façon .Je ne suis pas certain que celle-ci tienne beaucoup de place dans mon quotidien. Elle est plutôt le fruit d’une expérience parfois difficile avec l’Histoire et avec mon histoire, l’atavisme notamment. J’aimerais également mentionner une réflexion personnelle sur ce que Jung appelait l’anima : cette part de féminité qui existe dans la psyché masculine. Naguère, on entendait beaucoup d’ assertions du genre :« La poésie est partout » ou « Les enfants sont naturellement poètes » qui me laissaient perplexe. J’ écris et je publie fréquemment de la poésie ; j’en lis irrégulièrement. Pourquoi ? Aucun de mes poèmes ne mérite de survivre à la femme que j’aime. C’est une certitude. Finalement, c’est peut-être la seule manière de répondre à votre question.
Vous dites aimer écrire la vie, l’amour, la mort mais aussi être inspiré par « l’identité », voilà bien un thème dont j’aimerais que vous vous entreteniez, si vous le voulez bien. Certains éléments de notre premier échange ont largement éveillé ma curiosité…
L’identité est pour moi, un thème fondamental avec le doppelgänger en filigrane. Sans doute en avons-nous plusieurs. Je suis d’une lointaine origine russe du côté paternel. Je ressens un conflit entre ce côté slave et le tempérament latin supposé être le mien. Cette lutte entre l’atavisme et la culture latine nourrit mon écriture, alimente une sorte de fracture dans laquelle la mort est prégnante même dans l’amour. Dans un roman plus ou moins autobiographique publié en 2017 La mort en berne (5 Sens éditions), J’essaie d’approfondir ce « phénomène ». Chaque fois que le héros atteint une sorte d’accomplissement notamment sur les plans sentimental et intellectuel, il pense à la mort parce qu’il est persuadé qu’il ne connaîtra plus jamais une telle sérénité. Pour moi, tous les thèmes de mes livres figurent dans ce roman qui en est la clef. La mort en berne essaie de fournir une explication à mon écriture, à ses origines liées à une identité plurielle, fragmentée.
Dans l’ordre qui vous conviendra, peut-être pourrions-nous ouvrir un volet sur les auteurs qui vous semblent essentiels (poètes ou non) et sur vos propres moments d’écriture : organisés voire ritualisés ou non ?
Des auteurs essentiels ? Il y en a tellement ! Dans le désordre : Kafka, Camus, toute la littérature russe : roman, théâtre, poésie sans oublier des poètes comme René Char, Pierre Reverdy, Apollinaire, Gérald Neveu qui reste trop méconnu. Yves Bonnefoy... J’en oublie forcément, mais j’ai peur qu’une énumération trop longue soit fastidieuse.
Je ne suis pas sûr que mes moments d’écriture soient organisés, ritualisés même. J’écris généralement à ma table de travail, dos à la fenêtre qui donne sur le jardin en m’isolant du monde extérieur. Je n’ai pas d’heures régulières, surtout pas ! C’est l’inspiration (même s’il faut se méfier de ce terme et surtout éviter de le mettre sur un piédestal) qui me guide. L’écriture jaillit et déferle sur la page. J’écris aisément, mais je relis ,je corrige beaucoup. Peut-être l’absence de rites en est-elle un, sur le plan inconscient.
Et pour terminer la question habituelle : la poésie en 3 mots ce serait...
Amour, mort et temps.
Denis Emorine, né en 1956 près de Paris, est un poète, essayiste, nouvelliste et dramaturge français.
Il a fait des études de Lettres modernes à l’université Paris-Sorbonne (Paris IV). Il a avec l’anglais une relation affective parce que sa mère enseignait cette langue. Il est d’une lointaine ascendance russe du côté paternel. Ses thèmes de prédilection sont la recherche de l’identité, le thème du double et la fuite du temps. Il est fasciné par l’Europe de l’Est. Poète, essayiste, nouvelliste et dramaturge, Emorine est traduit en une douzaine de langues. Son théâtre a été joué en France, en Grèce, au Canada (Québec) et en Russie. Plusieurs de ses livres sont traduits et édités en Grèce, en Hongrie, en Roumanie, en Afrique du Sud, en Inde et aux États-Unis.
Il collabore régulièrement à la revue de littérature Les Cahiers du Sens. En 2004, Emorine a reçu le premier prix de poésie (français) au Concours International Féile Filiochta. L’Académie du Var lui a décerné le « prix de poésie 2009 » pour Lettres à Saïda. Son recueil de poèmes, Bouria, des mots dans la tourmente a obtenu le premier prix au Concours International Antonio Filoteo Omodei 2015. En 2015, Denis Emorine a reçu le « Prix d’honneur pour œuvres complètes » de la fondation Naji Naaman (Liban) . On a consacré des essais à sa poésie en français et en anglais également. Il a été l’un des sept poètes français inclus dans l’anthologie mondiale de la poésie 2014 (World Poetry Yearbook), publiée en Chine, qui présente chaque année une sélection des meilleurs poèmes de l’année. En 2017, son poème Je te rejoindrai a été traduit en anglais et bengali et publié dans l’anthologie poétique internationale Amaravati Poetic Prism (Inde).
Bibliographie
Recueils de poèmes
- Éphémérides, Éditions Saint-Germain-Des-Prés, 1982
- Étranglement d’ajour, Éditions Solidaritude, 1984
- Sillage du miroir, La Bartavelle Éditeur, 1994
- Par intermittence, La Bartavelle Éditeur, 1997
- Ellipses, Amis de Hors-Jeu Éditions, 1999
- Rivages contigus (avec Isabelle Poncet-Rimaud), Éditinter, 2002
- Lettres à Saïda, Éditions du Cygne, 2008
- Dans le temps divisé, Le Nouvel Athanor, 2008
- Ces mots qui font saigner le temps, Éditions du Cygne, 2009
- Vaciller la vie, Éditions du Cygne, 2010
- Les yeux de l’horizon, Éditions du Cygne, 2012
- De toute éternité, Le Nouvel Athanor, 2012
- Bouria, des mots dans la tourmente, Éditions du Cygne, 2014
- Psaumes du mensonge, Psalmii minciunii, édition bilingue français/roumain, Ars Longa, 2016
- Fertilité de l’abîme, Unicité, 2017
- Prélude à un nouvel exil. Poèmes suspendus à la frontière, Unicité, 2018
- La nuit ne finira jamais... Poèmes transpercés par le vent d’est, Unicité, 2019