L’Ignorance des bêtes, c’est d’abord un poème que Sylvie Durbec a écrit en 2018 à l’occasion d’une résidence de rencontre à Saint-Omer, dans le Pas-de-Calais, et qui a été publié aux éditions La main qui écrit. Cette résidence, placée dans le sillage de Sanpatri, recueil paru chez Jacques Brémond en 2014, s’articulait notamment autour d’un atelier d’écriture au long cours mené conjointement par des collégiens de 4e et des jeunes migrants mineurs accueillis par France Terre d’Asile. L’Ignorance des bêtes est un poème tout à la fois spéculatif et militant, car les interrogations, le questionnement, l’étonnement sans cesse formulés devant le drame vécu par les migrants valent pour engagement :
Mon ignorance rejoint celle des bêtes.
Elles ne savent pas pourquoi on les tue.
Pourquoi on se lasse d’elles.
Pourquoi on les abandonne.
L’ignorance n’est pas l’innocence. L’innocent, parce qu’il n’a pas encore été confronté à telle ou telle réalité, ou parce que son degré de conscience n’a pas été activé à tel ou tel endroit, vraiment, ne connaît pas ; l’ignorant lui, a vu ou éprouvé, mais pour autant, il n’a pas les outils nécessaires au décryptage du réel, il ne sait pas : « Mon ignorance rejoint celle des bêtes. […] Je ne sais pas si une frontière est comme la barrière d’un pâturage. /On doit la refermer derrière soi ». Ignorer, c’est ne pas démêler pas les raisons, ne pas comprendre le pourquoi des choses et des événements ; telle est la pierre d’achoppement pour Sylvie Durbec : si certains sont obligés de migrer (« Je ne sais pas si la Méditerranée va devenir définitivement vineuse »), pourquoi d’autres au contraire se figent-ils dans leurs immobilismes et ne réagissent-ils pas : « Je vois la carte des migrations./Je ne sais pas ce qui pousse certains hommes à ne pas bouger ».
Tel est le terrible constat induit par les questions de la poète : ne rien faire, en effet, « ne pas bouger », c’est abandonner :
Encore une fois je butte sur ce que je ne sais pas.
Ni le nom des étoiles ni celui des errants disparus dans la mer de l’enfance.
Je ne sais pas où se cache dans le corps de l’adulte celui de l’enfant.
Ni où finissent de se cacher ceux qui meurent de peur en traversant l’eau noire.
Ni le nom des survivants ni ceux des garde-côtes.
[…]
Je ne sais pas pourquoi le déplacement a tellement de place dans ce que j’écris.
A place to be. Plutôt ne pas. Et ce mot de place où s’assemblent les gens, je ne sais pas s’il convient ici.
Je sais que beaucoup de gens se déplacent.
Vont et viennent.
À la recherche de.
Ils ne savent pas quoi mais savent ce qu’ils fuient.
Sanpatri, no place to be.
L’Ignorance des bêtes, c’est aussi un livre d’artiste : un leporello qui, par sa forme, permet de dérouler autrement le problème, de déplier autrement la question.
Ce livre évolutif, qui combine dessins, collages et textes de la poète-plasticienne permet de faire avancer la pensée ; dans son principe-même, il nous met en mouvement, par ce seul geste de l’ouvrir et de le déployer.
Il fait résonner autrement des mots du poème – apporte des échos visuels prégnants, prolonge, déplace et déporte légèrement, tout en nous replaçant aussi efficacement qu’implacablement face à l’essentiel : « Je sais que la guerre déplace les gens avec leurs enfants et parfois leurs animaux ».
Dans son poème, Sylvie Durbec se demandait : « Je ne sais toujours pas de quoi sera fait l’avenir./Ni celui des enfants, ni des plus grands ». Avec ce leporello, la question, nous le voyons, reste ouverte…
(Photos F. Saint-Roch)