Contribution de Patrick Dubost
En 1988, j’avais l’idée de réunir quelques poètes dans un studio de musique électroacoustique : le GMVL (Groupe de Musiques Vivantes de Lyon), dirigé par le compositeur Bernard Fort... L’idée était, pendant une semaine en juillet, de disposer des studios 24h sur 24, avec une assistance technique en journée, pour créer chacun une ou deux pièces de « poésie sonore » ou de « poésie radiophonique ». Chacun travaillait avec sa voix, ses textes. Chacun mettait la main dans le cambouis du montage son (à l’époque sur bandes magnétiques). Chacun assumait sa présence scénique le jour de la restitution publique.
De 1988 à 1996, chaque année une session de travail et de création. Belle ambiance. Une quizaine de poètes ont œuvré dans ce cadre.
Pour en savoir plus sur cette période :
http://ecritsstudio.free.fr/ecs90.htmlPuis grand sommeil jusqu’en 2016, où la machine repart mais cette fois-ci dans l’indépendance technique. Chacun dispose de son ordinateur avec Reaper installé (logiciel de montage sonore gratuit), mais aussi d’un casque, et éventuellement d’un enregistreur. Dans l’entraide repartent les sessions de création, sur cinq jours, avec entre sept et dix poètes, si possible tous logés sur place. Depuis cette date : environ 25 sessions, au moins 30 restitutions ou présentations publiques, et plus de soixante poètes impliqués.
Toujours la même règle : la voix du poète, son texte, son travail de montage sonore, sa présence scénique et sinon, tout ce que chacun veut éventuellement ajouter : d’autres voix, vidéo, bruitages, ambiances sonores, compositions musicales, dispositifs scéniques, etc...
Pour ma part, ces sessions Ecrits/Studio sont à la fois de grands moments de stimulation créative, d’entraide et de chaleur humaine, d’expérimentations, d’explorations.
Cette façon de questionner / bousculer le langage, cela me semble important dans une démarche de poète et permet d’élargir le champ de sa parole, d’aller plus loin dans l’oralité, au-delà de la lecture publique ou la performance. Cela permet aussi une autre façon d’ancrer la langue dans le corps avec l’intimité offerte par le micro.
Au fil des années, j’ai créé des pièces qui exploraient dans le désordre :
— Comment je peux repousser les limites de ma voix, et découvrir du coup ces limites (ou m’en approcher) par exemple dans un environnement sonore envahissant...
— Comment les bruits de bouche et autres souffles générés par la parole (face au micro) peuvent devenir la matière (ou une matière) du poème...
— Comment un mot ou plusieurs mots, pris comme objets sonores, peuvent jouer avec le sémantique et se faire musique, la construction du sens étant alors du côté du public...
— Comment la parole (le poème) peut se démultiplier et devenir un objet spatial et polyphonique... S’inscrire (s’écrire ?) dans l’espace...
— Comment puis-je, très naturellement, dialoguer avec moi-même... Ou naviguer dans de multiples versions de ma parole... Ou accéder à cette version rare du poème dialogué... Sommes-nous sûrs de n’être toujours qu’une seule personne ?... Un seul poète ?... Sommes-nous sûrs que le chemin de vie que nous avons pris était le seul possible ?...
— Comment nous sommes tous pluriels, malgré le fait de n’avoir qu’une seule bouche, et une seule voix... Comment je peux dialoguer avec moi-même sans passer par un pseudonyme ou un sympathique alter ego...
— Comment les mots transformés et charcutés peuvent rejoindre les objets du réel... Comment le mot est plus que jamais une matière... Un petit caillou avec mille significations à l’intérieur...
— Comment associer deux mots, même au hasard, crée toujours du sens, voire mille sens...
— Comment (par exemple) le nom d’une espèce animale peut arriver à coller avec son animal et se faire musique...
— Comment les objets silencieux (un frigo mort dans une décharge), des animaux peu bavards (une araignée), ou des plantes (un cactus à trois heures du matin) peuvent prendre la parole et se faire poèmes.
— Comment le silence est plus que jamais proche d’une feuille blanche.
— Comment, plus que jamais, le poème a à voir avec le « faire »... Avec la fabrication, dans la plus noble acception de ce terme, tout comme le potier travaille sa matière... Tout comme le danseur agit et compose avec son corps...
— Comment tout texte sur le papier est une partition... (Dans une sorte d’élargissement du « poème-partition » de Bernard Heidsieck...)
— Comment il est possible de lire un livre de 60 pages en deux minutes trente, par compression, empilement, et comment la parole va parfois jusqu’au bruit blanc...
— Comment le bruit blanc est, comme le poème, porteur de mille significations...
— Comment le texte murmuré peut venir de quinze mètres, de l’autre bout d’une salle, dans nos oreilles, se faufilant entre les bruits du monde...
— Comment le corps sur scène peut se donner (en playback) une parole figée, venue d’un jour ancien... Et comment le corps peut jouer avec une parole qui n’est plus... Comment tout poète travaille avec une parole destinée un jour à n’être plus...
— Comment s’enregistrer devient très vite une façon de parler après sa mort... Ou de s’adresser au futur comme on parlerait aux anciens...
— Comment, une fois encore, écrire en poésie c’est laisser trace... Non plus sur le papier, mais dans un temps et des espaces mouvants...Bref, Ecrits/Studio m’a beaucoup apporté, tant dans mon travail de création, d’exploration, d’expérimentation, d’invention, que dans l’aventure humaine.
Ce qui me fait le plus plaisir, c’est de voir que l’histoire perdure... Des sessions se font ici et là – des restitutions ou diffusions de pièces créées dans le cadre d’Ecrits/Studio – parfois sans que je sois impliqué... Sans même, parfois, que j’en sois simplement informé... Quoi de mieux que ce qui continue d’exister au-delà de soi ?
Pièces diffusées :
- Chanson
- Guimbarde
- La question du temps
Contribution de Catherine Serre
Je découvre Écrits Studio alors que Béatrice Machet séjourne à Lyon en 2016-2017, et qu’elle me raconte l’histoire ancienne de cette formation et son renouveau. Là où j’en suis avec l’écriture me donne un fort désir de rejoindre ce groupe. J’ai un décalage dans le monde de la poésie, car je n’ai partagé mes textes qu’à un âge tardif, et construire mon identité est une question cruciale pour moi. Avec Écrits Studio, je me sens « dedans », car je me suis lancée par ailleurs et seule, dans le traitement sonore de la voix et des sons. Je propose mes poèmes sonores et sollicite d’être de la partie. La réponse est positive et j’en suis profondément heureuse. Je pense que l’émulation artistique est un vrai plus, et l’intensité d’une session Écrits Studio porte la création plus loin.
Le bon de ce temps durera quelques années. Puis l’éloignement des uns et des autres rendu obligatoire, le désir de groupes que je qualifie de Sud et Ouest (voir les chroniques précédentes) de se constituer puis de fonctionner ensemble régulièrement, les questionnements plus « politiques » du collectif — faut-il garder l’esprit d’un groupe ouvert et informel ou faut-il structurer une association — qui sous-entendent des fonctionnements très différents, les désirs et choix de celles et ceux qui peuvent inviter en région lyonnaise (la mienne), car propriétaires de grands lieux permettant l’accueil dans de bonnes conditions, m’éloignent de la régularité des sessions. Participer à des sessions est une condition d’appartenance à Écrits Studio du moins dans la « Charte » à lire sur le site, et je pense que c’est un bon critère, car les sessions sont les lieux où se vit l’évolution de nos projets personnels et ceux des autres. La qualité des restitutions ou des soirées dédiées obligent à une rigueur partagée et permettent de belles présences.
Je co-organise une session à distance en juin 2021, avant le retour à une normalité sociale. Un rendez-vous journalier à distance, et un partage final par Zoom. L’entraide fonctionne à fond, le rendez-vous du matin stimule le travail, celui du soir permet d’échanger sur l’avancée et d’aborder les choix de chacune, chacun. La restitution de ces pièces n’aura pas vraiment lieu, mais elles seront en partie présentées ce mois de juin dernier (2023) à l’initiative de Christine Duminy-Sauzeau que je remercie.
Depuis, n’étant plus sollicitée pour une session localement ou lointement, il me faut/faudrait lancer à nouveau une invitation, mais cela me questionne. Le principe d’une quasi-gratuité reste important, les sessions ne sont pas des résidences rémunérées, et leur coût doit rester le plus bas possible. Le confort technique et celui de la vie quotidienne doivent être corrects. La mobilisation d’une structure invitante reste complexe et rare (médiathèque, maison de poésie, partenariat avec une association « culturelle »). Elle est très intéressante par les échanges produits et les clarifications de nos choix esthétiques et techniques à soutenir lors des restitutions. Elle permet d’envisager un budget et des moyens.Alors que de plus en plus de collectifs en lien fort avec la poésie se mettent en place partout en France et Europe autour de lieux, de revues, d’identités, etc., faut-il que j’essaie de faire vivre dans le cadre des Écrits Studio, ma singularité, ou faut-il fermer le fichier et avancer sur de nouveaux sentiers ? Je vous laisse avec cette interrogation empreinte du romantisme de l’utopie groupale, me laisse la liberté de la suite et de vivre ce que le fil de la rivière me réserve à nager dans son courant de vie.
Je voudrais terminer avec deux choses. La première est qu’il est important de savoir que le logiciel Reaper est facile d’usage, et offre une quasi infinie possibilité de création sonore. C’est un outil « démocratique », ouvert et partageable. Si j’ai du mal à m’autoriser de créer solitairement, pendant une semaine, loin des contingences et charges mentales — toutes conditions offertes par les sessions Écrits Studio — cela ne change rien à l’outil ! Ni aux recherches que je continue à faire en sa « compagnie », sur le sonore du temps.
La deuxième chose pour terminer. J’aime poser ma ligne sonore sur le texte du poème qui préexiste. Le texte bouge et s’adapte aux conditions de la création et de la restitution voix+diffusion, souvent par un resserrement des mots. La ligne sonore que je développe a aussi une trame lorsque je me lance, une identité sonore que j’entends intérieurement. À partir de ce son « intérieur » j’interviens sur ma banque sonore (sons concrets, voix d’enfants, d’ambiance dans un festival de poésie, la captation d’une interview, base d’une musique). J’effectue des triturages de ces sons, je constitue des boucles, des rythmes, des répétitions, je décide de points de calage entre la voix vive et la bande son. La voix du texte enregistré est une piste parmi d’autres, son traitement rend parfois le retour à la lecture vivante un peu acrobatique, (cut, écho, silence), cela m’a permis la création de partitions colorées et précises en vue des lectures face à un public.
Les pièces que je préfère sont celles où le texte du poème est pulsatile et où la partie sonore est écoutable en tant que telle, c’est le contact du poème et du son travaillé qui va faire émerger un sens nouveau. Je tente de produire un son en trois dimensions, avec des mouvements dans l’espace sonore, notamment en profondeur. Les écoutants seront baignés dans une expérience que je souhaite évocatrice et surprenante.
Bonne écoute à vous !
MITOCHONDRIES — Pièce réalisée pendant le confinement évoquant ces petits organismes qui habitent nos cellules et nous viennent de nos lignées matrilinéaires pour des raisons qui restent obscures aux équipes de recherches en génétique — le dispositif de restitution consiste en la lecture déroulante d’une longue bande de papier étroite sur laquelle la partition est notée.
NUIT OBSCURE — Pièce réalisée à l’invitation de la Médiathèque de La Ricamarie, le thème de Saint-Jean de la Croix était la contrainte en lien avec la présence d’une plasticienne en résidence. J’ai fait le choix d’un texte rayonnant qui parcourt le début du poème original selon une règle de saut de mots (cf/Deux cousins pour Norbert — Sabine MACHER — éditions Le Bleu du Ciel reprenant Raymond Roussel). J’ai fait l’hypothèse que les textes mystiques se prêtent à une lecture surréaliste. Côté création sonore, j’ai utilisé des sons concrets, des instruments virtuels et des distorsions).
Pièces diffusées :
- Mitochondries
- Nuit Obscure
Contribution de Juliette Bargès
En 2014, j’ai exhumé des limbes une exposition que j’ai créée en 2004 associant photographie et poésie à la façon des emblèmes du XVIème siècle. Elle s’est beaucoup enrichie et a participé au Printemps des Poètes dans des médiathèques et des librairies quasiment chaque année depuis cette date. C’est à cette période que j’ai rencontré Patrick Dubost et son travail d’écriture. Je travaille comme documentaliste dans des établissements scolaires et j’ai toujours eu à cœur de faire de mes cdi des lieux culturellement et poétiquement vivants toute l’année. J’ai été la première personne en Rhône-Alpes à faire participer des classes au Prix des Découvreurs organisé par Georges Guillain. Cette année-là, un ouvrage d’Armand Le Poète faisait partie de la sélection… Après 6 mois de travail avec les deux classes participantes, j’ai eu la malheureuse déconvenue de voir que la direction de mon collège ne voulait plus payer l’intervenant ! C’est le responsable du réseau des médiathèques qui nous a sauvé de cette situation et nous a permis d’aller jusqu’au bout de notre engagement, en finançant les interventions et en permettant à Patrick Dubost de se produire à la médiathèque et également dans un café culturel de la ville de Saint Etienne.
Peu de temps après, Patrick est revenu à la médiathèque accompagné de ses acolytes d’Ecrits Studio. Cela a été un choc, une rencontre formidable, avec les membres d’Ecrits Studio, leurs créations et leur performance. J’ai eu très envie de les rejoindre et de participer à une de leur session de travail. Nous en avons organisé une à la médiathèque de La Ricamarie, dans l’agglomération de Saint Etienne en juillet 2018, puis j’ai participé à une deuxième session pendant le confinement. C’est à l’occasion de cette première session que j’ai exploré les potentialités de la création sonore. J’y ai rencontré d’autres poètes, d’autres mordu.e.s de création.
Depuis 2018, j’ai changé d’ordinateur, m’en procurant un avec une meilleure carte son, j’ai fait des stages de montage sonore sur Reaper et je me suis acheté un enregistreur numérique de qualité, un H5. L’environnement sonore qui m’entoure m’est devenu plus présent et je pars régulièrement à la chasse aux sons avec mon H5 !... J’ai même un carnet sur lequel je note les sons que j’ai trouvés intéressants pour retourner les enregistrer. Je me suis mise à utiliser la création sonore dans mes productions poétiques.
Cet été 2023, pour Des Nouvelles des Vivants, le site sur lequel je garde trace de toutes mes activités artistiques https://desnouvellesdesvivants.jimdofree.com/ lors d’un festival, j’ai imaginé une « nouvelle expérience ludo-poétique » sous la forme d’une série radiophonique en 5 épisodes. C’est une enquête poétique sonore sur l’élan poétique, l’élan créateur commun à chaque être humain. Cela représente des heures de montage et de « pensée ». « Le montage est un art de la pensée », Simone Douek, L’acte radiophonique, une esthétique du documentaire", Créaphis éditions 2021. La mutualisation dans le domaine du podcast est très développée sur le Net. Je suis abonnée à une page Facebook qui s’appelle Faiseurs et Bidouilleurs Radio. Les membres du groupe m’ont fait découvrir une plateforme, Vodio, qui non seulement héberge les podcasts mais donne aussi des conseils pour les améliorer d’un point de vue technique. Ce qui m’est très précieux !
Aussi, j’ai fait la bande son d’une performance de trente minutes pour une danseuse, c’est un extrait de cette performance que j’ai mis en extrait à l’écoute, je l’ai travaillée avec Ecrits Studio lors d’une session en visio-conférence pendant le confinement. Cela a été une épreuve ! Plus de 10 voix différentes de comédiens et comédiennes disant le même texte chacun devant leur téléphone portable à harmoniser pour en faire un chœur ! Partage de la nuit est ma première création sonore réalisée en 2018 avec Ecrits Studio. Le texte de Partage de la Nuit a été lauréat du Tremplin Poétique de la Ville de Lyon en 2022. Aussi, j’ai réalisé la bande son de plusieurs teasers de spectacle, entre autres ce lui d’une de mes pièces, Silence Radio et la bande son de la micro série poétique Sixty Seconds Photo Video Poem.
Pièces diffusées :
- Partage de la nuit :
- Ariane parle
Relire, réécouter - Écrits/Studio - épisode 1 - juillet 2023
Dossier recueilli grâce à la complicité de Béatrice Machet
A noter, l’écoute de ces pièces sonores est à privilégier avec un casque