Mini-entretien avec Benoît Reiss, co-éditeur de Cheyne, par Roselyne Sibille
Comment est née votre maison d’édition ?
Cheyne éditeur est né en 1980. La maison a été créée par Jean-François Manier et Martine Mellinette au lieu-dit Cheyne, au Chambon-sur-Lignon, en Haute-Loire. Cheyne est aussi une imprimerie (créée, elle, en 1978). À l’époque (fin des années 70-début des années 80) de nombreux éditeurs se sont lancés dans leur activité, à l’écart de Paris et des grandes villes, dans ce que l’on appelle aujourd’hui « les Régions ». On peut citer Verdier, Unes, Rougerie…
En 2017, Cheyne éditeur a été repris par Elsa Pallot et Benoît Reiss et le projet originel de Jean-François Manier et Martine Mellinette, de publier de la poésie contemporaine, de faire entendre des voix nouvelles en littérature, se poursuit avec cette nouvelle équipe.
Quelles sont ses particularités ?
La particularité principale de Cheyne est son indépendance : depuis le manuscrit jusqu’à la distribution, tout est fait en interne (impression, fabrication, diffusion…) C’est un fait rare dans l’édition aujourd’hui. Cette indépendance permet à Cheyne de faire ses choix librement, de travailler directement et simplement avec les libraires. Nous ne faisons paraître que 12 nouveautés par an, ceci afin de mieux défendre les livres. Et nous travaillons en confiance avec près de 350 libraires partenaires dans toutes la France, mais aussi en Suisse et en Belgique.
Quelle idée de l’écriture défendez-vous ?
Non pas une idée mais une écriture qui étonne, surprend, qui fait l’effet du piano de Thelionous Monk, décrit par Laurent de Wilde (cité de mémoire, pardon pour l’approximation) : comme un escalier dont chaque marche se dérobe sous nos pieds. Peut-être une écriture qui n’est pas là où on l’attend, qui n’est pas là où elle doit être (mais demain, un nouveau manuscrit imposera une nouvelle tentative de définition de ce que nous souhaitons publier et défendre).
Avez-vous plusieurs collections ?
Cheyne éditeur a 6 collections dans son catalogue, en plus d’une revue annuelle, les États provisoires du poème, (publiée en coédition avec le TNP de Villeurbanne) et des livres hors collection.
Ces six collections sont :
La collection Verte : collection « historique » de Cheyne, où ont été publiés les premiers poètes et où sont publiés, désormais, les auteurs « installés » dans le catalogue, qui ont déjà une œuvre chez d’autres éditeurs ou à Cheyne. Collection dirigée par Jean-Claude Dubois et Jean-François Manier.
La collection Poèmes pour grandir : comme son nom l’indique, elle regroupe des poésies pour les plus jeunes mais pas seulement. Chaque texte est associé à un/une artiste qui collabore par ses images. Collection dirigée par Elsa Pallot.
La collection Grands fonds : collection de textes en prose mais que la forme et le propos placent en marge. Textes de prose inclassable. Collection dirigée par Mariette Navarro et Emmanuel Echivard.
La collection Grise : qui accueille les poètes qui publient, ici, bien souvent leur premier livre. Collection de découverte qui est aussi une porte d’entrée dans le catalogue de Cheyne. Collection dirigée par Benoît Reiss
La collection Prix de la Vocation : publication du lauréat du prix de poésie de la Vocation de la Fondation Marcel Bleustein-Blanchet qui récompense chaque année, après décision d’un jury de lecteurs, un poète de moins de 30 ans.
Enfin, la collection D’une voix l’autre : collection de poèmes bilingue, textes originaux et traduction publiés en vis-à-vis. Tous les poètes publiés dans cette collection viennent du monde entier (Japon, Chine, Allemagne, Italie, Iran, Irlande, Chili, Danemark, Grèce, Etats-Unis, etc.), ils sont des voix importantes, et vivantes, dans leur pays respectif. Mais encore peu ou pas publié en France. Collection dirigée par Jean-Baptiste Para
On peut ajouter que Cheyne est l’éditeur du petit livre Matin brun de Franck Pavloff, en hors collection, qui s’est vendu à près de 2 millions d’exemplaires depuis 1998.
Comment choisissez-vous les textes que vous publiez ?
Le choix est fait par notre comité de lecture. Il nous arrive environ 1000 manuscrits par an. Un premier choix est fait à Cheyne, en interne. Puis, les manuscrits qui nous paraissent intéressants sont envoyés aux directeurs de collection afin de recevoir leur avis. Ensuite, la décision de publier ou non est prise ensemble. Parfois, cela se fait très vite, devant l’évidence d’un texte. D’autres fois, il faut demander à l’auteur de retravailler, de reprendre tel ou tel passage avant que nous décidions de publier son texte.
Il est important que les auteurs désireux de publier à Cheyne (ou ailleurs) se renseignent sur les livres que publie les maisons d’édition. Ceci afin d’envoyer leurs textes aux éditeur idoines. Il faut, en lisant des livres de Cheyne, que l’auteur trouve des points communs, des résonances avec son propre travail.
Des projets, des publications à venir ?
Cheyne éditeur a été repris en 2017 par Elsa Pallot et Benoît Reiss. Après une première année où il a surtout été question de poursuivre le travail engagé et prendre ses marques, l’un de nos grands projets est de lancer, dans les années à venir, une nouvelle collection. Elle portera sur le thème de la nuit et sera en relation avec une soirée qui a lieu lors du festival des Lectures sous l’arbre : La Nuit de….
Ce festival, dont Jean-François Manier et Cheyne sont les instigateurs, a lieu chaque année au mois d’août, pendant une semaine où l’on peut découvrir des spectacles uniques, rencontrer des auteurs et des poètes du monde entier (chaque année le festival met à l’honneur un pays et ses auteurs : cette année (2018) ce sera l’Iran).
Quelques textes publiés à Cheyne (extraits) :
A l’école au Japon, les professeurs qui corrigent les devoirs inscrivent quantités de O mais il ne s’agit pas de zéros. O (maru) signifie “correct« , tandis que “faux » s’écrit X (batsu).
Sans cesse je me demande si ce n’est pas l’inverse.
C’est pourtant facile à retenir ! O est une forme ronde, symbole de plénitude, tandis que batsu signifie punition.
Comment s’injecter une langue ? Comment se souvenir que fuukei que l’on traduit par “paysage« signifie littéralement “atmosphère de vent » ?
Maintenant que j’ai écrit cela, je vais m’en souvenir.
Lui, comme un enfant, utilise sans cesse le même mot pendant des jours et des jours. Puis il passe à autre chose.
Les mots entrent dans le cerveau de différentes façons.
L’autre jour, devant leur motif si simple, j’ai décidé de me souvenir de la forme des feuilles de ginko biloba.
Iro mo ka mo, La couleur et le parfum, Ito Naga, Coll. Grands fonds, Cheyne éditeur, 2010
Le matin
on fait les devoirs de vacances
pour être tranquilles après.
Il y a des exercices difficiles ;
par exemple celui où il faut écrire
une jolie phrase
mais conjuguée au temps perdu.*
Bien sûr qu’ils font des bêtises
mais c’est pas grave.
On voit bien que les enfants
n’ont souvent que leurs mains
pour demander pardon.
On voit bien
qu’ils nous aiment beaucoup
avant de désobéir.*
Aujourd’hui, il a fait très chaud.
La soirée est étouffante.
Ils dorment enfin.
L’un est tout en sueur,
l’autre donne la main au ventilateur,
la princesse a un petit goût d’orage.
Ils rêvent
qu’ils quittent cette maison blanche
pour une maison douce.
On ne les accompagnera pas,
mais on les regardera longtemps
depuis l’entrée de la chambre.*
Mon petit malheur à moi
c’est quand ils repartent.
C’est pas facile
surtout le soir
dans la chambre d’à côté.Les Petits Malheurs, Jean-Claude Dubois (images : Estelle Aguelon), Collection Poèmes pour grandir, Cheyne éditeur, 2017
Le naufrage
Le bateau a sombré, corps et biens. La méchanceté des voyageurs surnageait cependant. Un petit poisson en a avalé un peu et s’est empoisonné. Terrifiés, les requins se sont éloignés.
L’invisible
La bête est invisible, me dit K. Prends ce fusil vide et va la trouver. J’errais des journées entières et cherchais dans les sombres forêts. En Amazonie. Derrière les rideaux aux plis profonds. Dans tous les tiroirs fermés à clé. Mais la bête ne voulait pas se montrer. Une nuit, je veillais toute en sueur pensant à elle. Alors elle daigna apparaître sur le rebord de la fenêtre. Une boule touffue, hirsute. Avec de ces oreilles émouvantes. C’est la première fois que je me montre à un être humain, me dit-elle. Pourrais-tu, peut-être, me caresser ?
Fuite
Le temps m’effleure et je frissonne, dans les bus bondés les années me bousculent. Pourchassée, je descends à l’arrêt campagne. Cache-moi, nature. Ces portières en se refermant m’accrochent par la jupe. Elle ne reviendra plus la prime lumière, bien que le petit lézard tourne toujours son tendre cou vers le soleil. Une espèce de nuit nous dévore heure après heure.
Le Grand Fourmilier, N.-R. Papagheorghiou, traduit du grec par Evanghelia Stead, Collection D’une voix l’autre, Cheyne éditeur, 2017
Tenir chapelle de nos secrets nos embarras à tout bout de champ armoires en bois et poids massifs à trimballer courbés debout.
*
Tenir sourire devant colère et par-dessus les abattements fatigues frayeurs humeurs de grêle tenir sourire envers et contre tenir sourire pas faussaire milieu de toutes les pluies debout.
*
Tenir la joie comme sa droite et traversant forêt d’aiguilles sans boiter ni périphérique faut-il céder au désarroi partir chercher secours dehors au risque de tomber debout.
*
Tenir cadence de ses désirs joies troubles emportements et fougues malgré les têtues tentations galops lumière ou rênes longues la tête est dans le corps debout.
Si je suis de ce monde, Albane Gellé, Collection Verte, Cheyne éditeur, 2012
Tu m’as montré l’étoile du berger
Ta préférée
J’ai fermé les volets
Tu m’as dit
C’était bien la vie aujourd’hui
Et j’ai embrassé tes paupières
Et tes cils.*
Le journal qui me tombe des mains
Je recommence
Le journal qui me tombe des mains
Mais pourquoi les nouvelles du monde
Ne veulent pas entrer dans ma maison ?*
Il m’a semblé
Que nous étions deux
Dans ce lit
Hier soir en nous couchant
Comment se fait-il que ce matin
Nous sommes quatre
Sans compter le chat ?*
Mon garçon enfin au téléphone
Après six jours
De vacances chez sa Maminou
Et qui me dit juste
Tu peux me passer le chat ?Pipi, les dents et au lit, Laetitia Cuvelier, hors collection, Cheyne éditeur, 2015
Site des éditions : www.cheyne-editeur.com
(Page réalisée avec la complicité de Roselyne Sibille)