Concert hommage à Yves Olry par Facteur Zèbre
« Plasticien, typographe, éditeur, un touche à tout extraordinaire. [...] Un génial éditeur [...] »
(Pierre Soletti et Facteur Zèbre)
Photo Yves Olry - Abattre les murs - Pierre Soletti
"Rarement connu un personnage aussi indépendant de pensée, aussi détaché de la tentation de séduire. L’écouter et échanger avec lui nous aidait à réfléchir plus profondément, à sortir des clichés, à dépasser les idées reçues. Et derrière une apparence un tantinet ours (apparence vite démentie), quelle générosité ! Par ailleurs, une puissance de travail sidérante et un talent s’exerçant avec une égale inventivité aussi bien dans la sculpture, le graphisme, la typographie, le dessin (j’en oublie, j’en ignore). [...]Il me revient aussi qu’Yves, personnage bouillant, vif-argent, commençait toujours par dire non puis, sans même de discussion, en venait à dire oui ! Faux ours et faux râleur...
Jamais Yves ne disait vraiment à un auteur ce qu’il pensait de son texte. Un de ses poulains et amis me disait qu’un compliment lui aurait « arraché la gueule ». Mais il ajouta qu’Yves disait souvent le plus grand bien d’un auteur à un autre auteur."
(Bernard Bretonnière)
Entretien avec Alice Orly, par Cécile Guivarch
Les éditions Color Gang viennent de perdre leur fondateur Yves Olry.
Pouvez-vous nous raconter quand et comment votre père avait eu l’idée de créer cette maison d’édition, ce qu’il vous en a dit, ce que vous en savez ?Mon père a quitté l’Alsace à l’âge de 22 ans avec un brevet de compagnon de conducteur typographe, ensuite il a trouvé du travail en région Rhône Alpes et s’y est installé.
Au milieu des années 80, Color Gang était un regroupement de plusieurs artistes travaillant essentiellement avec des synthétiseurs d’images et de sons. Mais à l’arrivée de la micro-informatique les associés se sont dispersés.
Dans les années 90, l’auteur Jean-Yves Picq proposa à Yves de faire un livre du texte de la scénographie de « conte de la neige noire » sur laquelle Yves travaillait, se fut le premier livre publié par Color Gang.Color Gang, savez-vous pourquoi il a donné ce nom à la maison d’édition ? Et sinon, quelle en serait pour vous l’idée la plus proche ?
Je crois qu’il ne faut pas aller chercher plus loin que le « gang des couleurs », Yves aimait bien l’idée de gang.
Je me rappelle qu’il y avait une miniature de la traction avant Citroën accrochée au mur de l’imprimerie, c’était le premier logo de Color Gang. La traction avant a la réputation d’être une voiture de gangsters.Est-ce que Yves Olry vous a parfois raconté les fiertés de ce travail d’édition ? Mais aussi peut-être les difficultés qu’il pouvait rencontrer parfois ?
Yves n’était pas quelqu’un de fier, il aimait profondément son travail d’éditeur et d’artiste et il aimait combiner les deux. Il y avait quand même des inconvénients, sa maison d’édition lui demandait énormément de travail, de temps et d’énergie car il faisait tout tout seul de A à Z.
Dans le peu d’échanges que nous avons eu au sujet de l’avenir de Color Gang, Yves m’a tout de suite prévenue que cette activité ne rapportait quasiment rien,mais je me suis rendu compte qu’avoir une maison d’édition indépendante, c’est une grande liberté.
Color Gang, c’est aussi une famille et le départ d’Yves me l’a montré. J’ai reçu beaucoup de soutien et de nombreux messages touchants de la part des personnes avec lesquelles il travaillait qui, pour beaucoup, étaient devenus ses amis.Yves Olry était également un artiste, comment parvenait-il à allier son travail d’édition et celui d’artiste ? L’un permettait-il à l’autre de se prolonger ?
Il prenait beaucoup de plaisir à allier ces deux domaines, notamment au travers de la confection de livres d’artistes.
Dans la collection « Atelier », Yves a composé les textes en typographie et réalisé les livres dans son propre atelier. Pour la plupart de ces livres, il y a un tirage de tête, c’est-à-dire un nombre d’exemplaires numérotés, signés, imprimé sur du très beau papier et comprenant bien souvent des estampes ou des monotypes. Yves a réalisé les illustrations de plusieurs des livres de la collection « Atelier ». On retrouve dans sa ligne éditoriale et dans ses œuvres un appel au débat et à la réflexion sur les maux de ce monde mêlé à de la poésie.Je crois que vous reprenez la suite des éditions ? Comment s’est passé cette transmission entre votre père et vous, comment allez-vous poursuivre ce travail et quels sont vos projets à venir ?
Oui je reprends la suite de Color Gang. Pour le moment je m’occupe de l’écoulement du stock de livres et je prévois de participer à quelques Salons du Livre. Je ne suis malheureusement pas formée au métier de l’édition ni à celui de typographe. La transmission entre mon père et moi s’est faite hâtivement, le temps nous a manqué. Il faudrait donc que je me forme si je souhaite agrandir les collections Color Gang, je vais prendre le temps d’y réfléchir.
Marie Rousset
« Pour Yves, cet extrait de Bobcat et mon souvenir silencieux. Ce fragment jouera le rôle d’un ballon pour rebondir dans l’inexprimable. Nous ne parlions pas beaucoup. Les choses importantes traversaient la lumière de ses yeux et il fallait les saisir. Yves savait semer l’essentiel dans le cortège de précarités insolentes qui nous animent. Heureusement il y a le poème et son silence parcouru. »
Extrait de [Bobcat
Je ciné œil
Je œil mécanique
Je machine
le monde
désormais libéré
de l’immobilité
Je perpétuel mouvement
Je approche – éloignement des choses
Je glissement – pénétration en elles
Je traversement des foules
Je devancement de l’assaut
Je décollement
Je renversement
et relèvement en même temps que les corps
qui tombent et se relèvent
Perrine Griselin
"C’est l’histoire de l’optimiste et du pessimiste.
C’est le pessimiste qui dit :
- Ça n’peut pas aller plus mal…
Et l’optimiste qui répond :
- Mais si, mais si !
Yves m’a raconté cette histoire, il y a 30 ans.
Mon anarchiste optimiste préféré… La pierre angulaire de ma vie professionnelle, le cadeau le plus souverain, l’armateur de mes rares moments de sérénité.
Yo est surtout, un artiste d’une inventivité et d’un talent infini, et c’est une fierté immense d’avoir travailler durant toutes ces années à ses cotés. La plus généreuse des leçons."Extrait de Le désespoir non plus…
Parfois / la nuit / aux dires des légendes / le granit des monuments aux morts s’efface / et ceux qui ont franchi les périmètres des pays barbelés / en espérant penser en liberté / et ceux qui ont franchi les périmètres des pays emmurés / en espérant se nourrir à leur faim / et ceux qui ont franchi les périmètres des pays surveillés / en espérant fuir la torture / et ceux qui ont franchi les périmètres des pays désunis / en espérant pouvoir partager le temps de leur vie / sur les chemins de leur avenir / dans un pays en paix où ils ne sont pas nés / sur le granit effacé / ceux là viennent y crayonner l’alphabet de leurs langues / pour ne pas oublier / ces nuits là les feux de joie de loin en loin / les uns après les autres / incendient les chemins parcourus / et au delà des frontières / sur le pourtour du monde entier / réapparaissent les routes des caravanes et des hommes nomades que l’on nous avait demandé d’oublier / Ces nuits là le monde est une nuit de fête illuminée / surchargée de guirlandes de feu interminables / comme autant de repères pour rassurer l’égaré sur les sentiers empruntés / pour guider de très loin celui qui vient sur le chemin / pour accueillir le déplacé / Ces nuits là / les tziganes inventent avec le crin de leurs archers la musique du monde à la fleur de leur peau / ces nuits là les griots avec eux accordent leur Kora / les brahmanes et les Bauls y mêlent leurs ragas / en tamasheq en tachawit en tachelhit les berbères les accompagnent / et du fin fond des Aurès aux steppes d’Asie centrale des cotes birmanes à la Patagonie / du marché de Gorom-Gorom au bazar d’Ispahan / des yourtes d’Oulan-Bator aux kaïmas plantés dans les sables du Sahara / Des rives du Guadalquivir aux berges du lac Victoria / Alakalufs / Bedouins / Gitans / Quinquis / Touaregs / Yeniches / Manouches / Taters / Tinkers / Mokens / Bajous / Roms / Peuls / Nous chantent que si la terre est ronde c’est pour que sans nous perdre nous puissions en faire le tour /
photo Yves Olry prise par Samira Negrouche (dans l’oliveraie de la maison de Salvador Dali à Portlligat)
Samira Negrouche
« Des mains soigneuses, une humanité exigeante, un talent protéiforme. Yves Olry habitait de tout son corps, de son âme, chaque projet éditorial. Il était de ces êtres qui creusent en silence avec cette précieuse attention qu’on espère d’un éditeur et d’un ami. Sa trace est et restera profonde. »
Extrait de Alba Rosa, Color Gang, Juin 2019
Sous tes doigts
les pierres reprennent vietoi seul reconnais
les cercles blancs
que tracent les pèlerins
du déplacementtoi seul sais
la foi unique
la langue muette
que seuls les déplacés
entendentsous tes doigts
les pierres parlent
elles disent les saisons
qui verdissent
et accablent
avec les vents contraires
Pierre Soletti
Extraits de DOWNTOWN 18 avec des créations graphiques de Yves Olry
Sébastien Joanniez
« Yves Olry signait YO, yo c’est lui, c’est moi dans son Espagne voisine. Yves était à la fois lui, pleinement, et les autres. Il me manque, il manque à tout le monde. »
Extrait de Oui mais, in dans quels déserts tu ranges tes soifs ?, 2007
Les choses de mon monde elles ressemblent comme au monde en général mais plus rondes, elles me font pas mal mes choses, que celles du monde oui, en général elles me filent des boutons les choses du monde comme le vôtre ou le mien ou celui des autres celui qu’on partage on va dire, celui-là de monde ses choses elles me font mal, dès que je veux regarder comment elles sont les choses en général je me fais mal aux yeux devant l’écran, puis même dans les journaux je me fais mal ou à la radio, c’est pour ça que mon monde est le mieux, que celui qu’on a tous et qu’on se dit notre monde est comme ceci notre monde est comme cela il me blesse, alors je m’en fous maintenant et je reste dans mon monde, j’essaye de rester on va dire parce que le monde vient me bousiller mon monde des fois, complètement, d’un coup le monde débarque et je suis perdue, complètement, ça va ?
Laurent Grison
« Si Yves Olry était un artiste talentueux, il était aussi un éditeur singulier et généreux. J’ai publié deux livres chez Color Gang : L’Homme élémentaire (2017) et E pericoloso sporgersi (2018). Yves a relevé avec brio le défi de donner forme et vie à mes deux expériences typoétiques. Notre troisième livre, un dialogue inédit entre l’un de mes textes (en français et en espagnol) et les œuvres plastiques d’Yves, devait paraître en 2020. Il lui sera dédié, en souvenir de notre cheminement lumineux sur les chemins de la création. »
Extrait de L’homme élémentaire
Patrick Dubost
« Je raconterai juste une anecdote à propos d’Yves Olry éditeur. En décembre 2009, je suis invité chez lui pour dîner. Au fil de nos discussions, il me demande quels sont mes projets. Je lui parle d’un texte intitulé « Les neuf coriaces », une commande pour un spectacle de marionnettes pour avril suivant en région parisienne. Il me dit : Peux-tu me l’envoyer ? Je réponds que le texte est un peu court pour en faire un livre. Il me dit d’envoyer quand même. Ce que je fais début janvier… Une semaine plus tard, je recevais la maquette du livre, telle qu’on la connaît : Grand format magnifique… Sans même un mot d’accompagnement… La maquette suffisait à dire que le livre existerait chez Color Gang… Pour les premières représentations, soit moins de quatre mois plus tard, le livre était là, en diffusion. »
Extrait de EGO NON SUM SED VOS AMO, 2014
« C’est important, dès son arrivée sur terre, de bien savoir si l’on est un homme ou un oiseau. La gravité des questions que l’on se pose ensuite s’infléchit en fonction de la part « oiseau » ou de la part « homme ». Le discours que l’on tient diffère aussi selon que l’on est devant une assemblée d’hommes ou une assemblée d’oiseaux. »
Extrait de Les neuf coriaces, 2010
« Sachant qu’on va disparaître, irrémédiablement, il serait temps de mettre en place une théorie de l’univers. »
Extrait de Jonas Orphée, 2007
« J’ai commandé les oiseaux. Sur catalogue. Mais aussi : une rivière, un sous-bois. L’eau pour la rivière. Les branches pour les arbres. Tout pour les oiseaux. Les bruits de la lumière qui traverse les feuillages. Les épaisseurs de silence entre les bruits. Et maintenant j’attends. J’attends livraison de ma commande. »
Extrait de Manifeste pour un théâtre moderne, 2004
« Article 46 : Tout homme qui s’endort au théâtre est un envoyé du ciel. »
Extrait de Big & Bang, 2002
« Et comme on parlait, tout doucement, l’air de rien, ça fabriquait autour. On inventait sans y penser. Ensuite on a parlé plus vite pour inventer l’espace. Puis on a mis le temps dedans. Ou l’inverse ? »
Béatrice Brérot
« Pour ses vœux 2020, Yves Olry nous disait »never stop dreaming et surtout la santé !« . Ces mots expriment l’homme qu’il était. Frondeur, armé d’un humour parfois provocateur, habité par une réelle simplicité et surtout d’une inlassable créativité. Les dessins qu’il réalisait chaque nuit à l’adresse de sa fille, particulièrement touchants, et qu’il diffusait sous forme de tracts, en sont une des parties visibles. Les choix d’Yves en matière éditoriale et d’économie du livre, étaient radicaux, mais c’est aussi pour ces raisons que j’ai aimé travaillé avec lui. Yves Olry était un éditeur rare et précieux, un artiste prolifique et un homme qui nous protégeait de sa lucidité par le rire, en toute générosité. Il va terriblement nous manquer. »
Extrait de splAtch ! (explorarent terram slip)
même si l’espèce humaine tape
frappe cogne
d a n s t o u s l e s c o i n s
nul n’est dans le monde
quand posséder conquérir
armes statufiées
nul n’est civilisé
quand par l’épée
le kalashnikov
les agents neurotoxiques
la frappe au lasernul n’est
dans la vie
tant que
des colonies de petits animaux
humainsseul et bien entouré
celui qui a bu la roséeseule la vie bat son plein
quand les gris sont vapeurs d’eau
nimbus fractus arcusseules les grilles se retournent
quand la conscience d’un grain
de poussière de lumière de la terrevoir le monde multiple donne au temps d’être pluvieux
au sommet de la paix sans plus jamais avoir à pleurer
Brigitte Baumié
« Yves, je te disais que tu étais mon éditeur préféré et, oui, c’était le cas. Parce que ce que tu faisais de mes textes était toujours à la fois parfait et surprenant. On écrit et le livre prend forme. On l’imagine. On le voit. Et puis l’on s’en défait pour le donner à un éditeur. Et, toujours ce que tu faisais du texte était autre chose que ce que j’avais imaginé. Et, toujours, cela devenait une évidence que ce devait être comme ça et pas autrement. Oui. C’était exactement comme cela que le texte pouvait devenir livre. Ce texte, tu le faisais tien avec intelligence, invention et une grande empathie. Merci l’ami ! Tu nous manques. »
Extrait de J’ai tué ça existe pas
Claire Rengade
"Avec Yves on partage un pays de métal et d’animaux dessins
d’arbres oiseaux et de fusils
où tous les mots font forcément images
un tous les jours comme toutes les nuits
d’écrire comme on respire
Yves c’est une évidence de vie"Extrait de Trois (la prochaine fois que je meurs j’arrête)
et la bouche (se rappeler)
mélange l’orale
et l’écrit aussi la peau
peut faire tomber des mots dedans au cas où
tu joues avec
resté longtemps sous l’eau j’ai les écailles
et sur les épaules des plumes qui prennent la pluie aussi
juste le battement et à partir de ça tu dupliques
phonétique
j’ai fait beaucoup d’essais avec des trucs différents dans la bouche
et préhensible ou pas dans la bouche pleine
j’ai mis directement le moment où j’avais besoin directement dans la bouche
au moment où c’est surtout l’impression que c’est pas la même personne qui parle dans le mouvement de faire là je comprends plus rien à ce que vous dites
j’en suis là
le son qu’est cri le mot réduit râlant l’air passe c’est prévu ça sonne à cracher dedans
ça devrait être du sang c’est dit ou pas ? c’est dit ?
que la bave est muette
c’est ça voilà tu respires là puis voilà c’est ça toi tu as le sens de la phrase déjà ça
faire l’image n’est pas voir
les basses à l’intérieur ce qui change au fond c’est l’autour
qui pléonasme
si on a quelque chose d’humain on se reconnaîtra
Jean-Yves Picq
« Être ami d’ Yves Olry, dit YO (« yo » veut dire « oui » en alsacien, et dans son cas c’était un grand oui à l’art sous toutes ses formes), c’était fréquenter une effervescence particulière, radicale, caustique, ironique, mais toujours tendre et généreuse, celle que l’on retrouve dans les collections « urgences », « exercices », « chantier », « têtards », « ateliers » « luminaires » « livres d’art », qu’il avait créées pour Color Gang, mais aussi et surtout celle, singulière, qui excite ses propres œuvres, sorte d’archéologie du futur, en bronze, plomb, bois ou sur papier, toile, photos, litho, os de seiche et tout autre support que réclamait cette « effervescence » que les dictionnaires définissent ainsi : « Bouillonnement, exaltation, fougue, ardeur » mais aussi : « Agitation vive de nature politique, sociale, intellectuelle ou émotionnelle ». Le cachet Yo, quoi ! »
Extrait de Lorem Ipsum Dolor
Nimrod
« Yves m’a offert sa tunique, manguier dont l’ombre et les fruits imprègnent ma peau, ma chair, ma vie. »
Extrait de Les manguiers
Ce sont des bonzaïs de sapins
les rameaux du manguier
au soir d’un soir ultime
une sultane beauté
assignée
à résidenceJ’ai paré mon cœur
de ses guirlandes
no man’s land
un peu fébrile
grappes
de feu
anges
enchantéssoieries orientales
Ils approuvent
mon délire, cautionnent
mon ivresse
car je suis
frivole
comme l’aube, déesse du jour qui vient
gloire achevée
& inachevéeFemme livrée à mes rêves
les plus fous
les plus tendres
et qui provoquent l’ombre
la pénombre parfuméeSur le sol couvert de leurs étamines
Armand le poète
Extrait de Le début du monde
Quelques Tracts
Fabienne Swiatly
"Un de ces derniers mails : Mort de rire, la vie va bien.
Il me manque. Terriblement."Extrait de Annette, tombée des mains des Dieux
Normal. Normal celui qui est d’équerre. Celui qui est d’aplomb. Celui qui ne provoque pas de remous, celui qui ne trouble pas la vision du monde. Normal celui qui est en bonne santé, celui qui a les jambes droites, le corps longiligne, les dents blanches et bien alignées, le muscle rond, le sein arrogant, la queue qui bande, la bouche fraîche, les lèvres pulpeuses, les genoux dans l’axe, les mains soignées, la chatte épilée, la vulve rose, la peau douce, les fesses rebondies, le cul propre, le torse glabre, la taille marquée, le cœur battant, l’apparence saine. Beauté plastique.
Rien ne doit déborder. Rien ne doit suggérer la mort à venir. Mort, un mot à bannir du langage, à planquer sous les apparences. Ce qui se trame en nous ne regarde personne.
Ce qui nous échappe doit être essuyé, lavé, rasé, redressé, corrigé, lifté. Maîtrise du corps. Zéro défaut. Pas de taches, pas de souillures. Pas de chaos. Tout est net. Tout est normal. Tout est en règle. Qualité irréprochable.Ne pas donner à voir les humeurs, la sueur, la morve, les larmes. Ne pas donner à voir le sang et la viande… pas de maladies, pas de malformations, pas de vices de forme ...
Tout va bien, personne ne meurt. Dormez braves gens, dormez.
Si tu es comme je suis alors tout est normal.
Bernadette Pourquié
« Yves Olry était un éditeur qui croyait vraiment en ses auteurs mais aussi un artiste talentueux et modeste en son royaume-atelier. Son esprit rebelle, son humour, son amitié manquent à chacun de nous et à l’appel des paons entrés librement dans son jardin. »
Extrait de
K
"La mer pour sûr est à l’angle
Juste derrière l’abri-bus
dernière étape avant...
LA LUNE
séjour radi-eux si l’on en juge
les affiches qui nous la
vantent
vendent
mentent
membre après membre.
Rien ne vaut ce terrain vague
qui brille sulfureux
LA LUNE
Sans sas
Sensas !
Sans foi ni dieux
Pour y planter nos portes coude à coude
recommencer par ciel
notre gâchis par terre..."
Katia Bouchoueva
« C’est un ami qui m’apprenait à aller à l’essentiel au plus vite. Par un geste, un regard, un sourire. Presque sans mots. Sans cet essentiel pas de travail commun avec Yves, pas d’amitié possible. Yves Olry m’a ouvert deux grandes portes : celle de l’eau (mer, criques, rivières) et celle de la famille étonnante des éditions Color Gang, au sein de laquelle il est bon de nager. »
Extrait de Tes oursons sont heureux, paru en 2015
5. Les comptes
1.
Dans un brouillard au-dessus des gradins
parmi quelques Tintins et Nounours
et 2-3 scoubidous
quelque chose apparaît : un soldat, deux soldats, trois
soldats –
cent mille en tout.2.
Commissaire aux comptes,
général en carrosse,
maréchal en BM.
Quatre-vingt-dix-sept,
Quatre-vingt-dix-huit,
Quatre-vingt-dix-neuf soldats dans la boue.
Embrassez le centième,
le cent-unième vous embrassera lui-même,
le cent-deuxième exagère – tirez-vous.3.
Coucou, c’est le mois de décembre –
vous êtes en short.
On vient de sortir de chez Zola.
Sommeil s’abat sur nos vieux os –
et les emporte.
Soulève la feuille morte – je suis là.4.
Un – deux – trois,
un – deux – trois,
un – deux – trois – mince.
Personne à fusiller – c’est bête.
Dans les greniers des chouettes,
dans les halles des taupes
on ne veut plus du hip-hop,
mais de la valse, de la valse.5.
Retourne, mon soldat, retenir les hoquets,
digérer les hics,
dans ton morceau de brouillard crépu –
203e République,
304e Reich et
la deuxième Union soviétique, sont en vue.6.
La tour de nos égos est sans vis-à-vis.
On met le visage ? On n’met pas le visage.
On les situe ? On fait une bise ?
Un sourire d’Aurélien, trois regards d’Héloïse –
voilà les comptes, mais à quoi rêvent – la Belle
au bois dormant, la Laide sur sa dune –
quand je m’endors dans ton tableau Excel,
dans votre fosse commune ?
Bernard Bretonnière
Extrait de Volonté en cavale ou D’
____Ledépressif___________ « ça va ? » ___________ ça va ! encore menti ___________ enjoué ___________ joliment joué.
Ledépressif ___________ Elle s’appelle Dépression ___________ on La dit nerveuse ___________ et petits noms bile noire maladie de l’âme torpeur de l’esprit ___________ acédie affaiblissement alanguissement ___________ blues bourdon breakdown ___________ tristitia taedium vitae mélancolie spleen délectation morose tristesse débilitante ___________ trouble de l’humeur.
Ledépressif ___________ T’es quoi Toi ? ___________ primaire ? ___________ essentielle ___________ réactionnelle ? ___________ constitutionnelle ? ___________ situationnelle ? ___________ endogène ? ___________ névrotique ? ___________ psychotique ?
Ledépressif ___________ tombé dans quelle marmite quand il était petit ?
Ledépressif ___________ de Pandore aurait ouvert la boîte.
Ledépressif ___________ tempérament en cause ? ___________ nature ? métabolisme ? ___________ complexion ? congénitale ? génétique ? atavique ? hérédité ? ___________ destin ? ___________ karma ? sortilège ?
Ledépressif génome mal foutu ? ___________ thyroïde déglinguée ? ___________ hippocampe riquiqui ? ___________ un p’tit pois dans la cervelle ? ___________ un pet au casque ?
Ledépressif ___________ pas fait pour le bonheur ?
Sylvain Renard
Je connais Yves depuis que j’ai 10 ou 12 ans. C’était l’artiste, le travailleur qui n’en finit pas de réaliser ceci et cela et encore cela sans en tirer de vanité. Un artiste qui crée et qui s’économise le discours ! C’est tellement rare et appréciable et cela recèle une part de mystère qu’on peut interroger à l’infini.
« Maintenant, il sera dans les œuvres qu’il a laissées », m’a dit je crois en substance, Alice, lorsque nous nous sommes parlés au téléphone pendant le confinement. En février dernier, il finissait encore de les répertorier.
J’aime les créations du plasticien, celles du graphiste, du typographe... Ses animaux rigolos ou inquiétants, de pigment, de bronze ou de plomb, ses cartographies, ses relevés, ses pochoirs, ses tampons, ses boites, ses tracts, ses titres, ses collages, ses baffes, ses enveloppes, ses timbres, ses blagues, ses textes, sa poésie, ses étendards, me sont familiers. Je les côtoie depuis toujours, chez mes parents, chez moi, dans ses expositions ou dans son atelier... mais aujourd’hui, elles me parlent encore plus distinctement. Tellement intensément. Je les regarde et voilà qu’à présent mon ami est entré tout entier dans ses œuvres.
J’ai eu beaucoup de chance de rencontrer Yves, de fabriquer des livres avec lui, de le voir souvent. Il a accepté de réaliser sans a-priori de nombreux projets que je lui ai présentés. Je ne sais pas pourquoi. Mais je ne peux dire que merci. C’est même, à l’origine, au cours d’une conversation légèrement alcoolisée, que je lui ai proposé d’écrire pour Color Gang une pièce de théâtre, ma première. C’était une envie soudaine, dont l’expression était inattendue même pour moi, née de notre échange, et qu’il a saisie en me demandant de lui envoyer le texte quand il serait fini. C’est comme ça que je suis devenu l’auteur d’Allô et des pièces qui l’ont suivie.
Je suis tellement heureux d’avoir pu partager avec lui tous ces instants. La dernière fois, il a dit, peut-être avec une légère ironie : « maintenant qu’on t’a lancé, tu n’as plus qu’à continuer ». C’était très gentil.
Il nous manque à tous. À Naëlle, ma compagne, qui lui avait concocté une semaine de résidence dans son collège l’année dernière (ce qui nous a permis de passer des soirées inoubliables avec lui à la maison). À notre petite Iris, qui regrette le merveilleux magicien capable de faire disparaître des balles dans ses oreilles et de les recracher par la bouche, qui restaura aussi un merveilleux cheval à bascule sur lequel elle galopait pendant les vacances. À Rose aussi, ma grande fille, qui passait beaucoup de temps l’été à apprendre les secrets de la composition typographique ou du monotype dans son atelier du Castell des blés...
Qu’est-ce qu’on a aimé entendre le souffle de la vieille Heidelberg, lorsque Yves lançait une impression sur cette antique et belle machine d’imprimerie quasi-vivante à nos yeux. Que de trésors de souvenirs ! Si un jour la Heidelberg de Color Gang redémarre, il y aura une telle joie d’entendre cette respiration si singulière pour toujours associée à celle de notre ami.