Mini-entretien avec Philippe Biget, éditeur de fondencre, par Roselyne Sibille
Voudriez-vous nous présenter fondencre en quelques mots ?
C’est une maison d’édition consacrée uniquement à une littérature de qualité dans laquelle la poésie doit trouver toute sa place. Basée en Limousin et soutenue par cette Région. Créée en 2015 sous une forme associative, elle publie aujourd’hui 3 livres par an. Bientôt une vingtaine de titres au catalogue répartis en quatre collections.
Lesquelles et où trouve-t-on la poésie ?
Récits et fictions, Écrits sur l’Art, Jalons du XXe siècle et Beaux Livres. Tout cela est détaillé sur notre site internet www.fondencre.fr
La poésie, on la trouve dans les deux dernières collections à savoir Jalons du XXe siècle et Beaux Livres. Cette dernière collection est consacrée à une rencontre, à l’initiative de l’éditeur, d’un poète avec un artiste, tous deux contemporains, de façon à proposer au lecteur un brassage inventif entre deux imaginaires.
Et pourquoi le XXe siècle ?
Ce n’est pas si vieux, nous en venons tous ! Plus sérieusement parce que certains textes sont aujourd’hui introuvables. Non que nous voulions d’abord combler un vide éditorial, mais parce que les textes que nous choisissons nous semblent avoir conservé vigueur et acuité dans le monde d’aujourd’hui. Le poète Alain Borne dont on vient de célébrer le centenaire en est le meilleur exemple.
Y a-t-il toujours une intervention d’artiste dans vos livres ?
Pas forcément. Pour la couverture assez souvent. Mais le brassage dont j’ai parlé concerne essentiellement la collection Beaux Livres.
D’ailleurs le format des ouvrages de cette collection varie de façon à mieux faire cohabiter les deux intervenants.
Et pour les trois autres collections ?
C’est un format unique 15x22 cm avec 2 rabats de 7cm. Une couleur dominante pour chacune des trois collections afin de mieux les identifier.
Mais le texte avant tout ?
Oui mais nous sommes aussi très attachés à la présentation de ceux-ci : couverture, choix du papier, qualité de la mise en page, un livre doit retenir l’attention, fond et forme confondus.
Quels sont vos projets à venir en termes de publications, salons, festivals ?
Côté édition, nous venons de publier dans la collection Jalons du XXe siècle une nouvelle réédition de Une Enfance, la seule œuvre de littérature générale du grand latiniste Jules Marouzeau (1878-1964). Nous allons publier prochainement dans notre collection Récits et fictions 47 jours, un texte très original d’Emmanuel Bourcelet consacré au génocide rwandais dans lequel il mêle le côté factuel et la méditation spirituelle.
En poésie, il faudra attendre 2017 avec une anthologie bilingue (traduction par Alexandre Zotos) intitulée La force des choses du grand poète albanais Dritëro Agolli (déjà publié dans notre collection Beaux Livres en 2010) à paraître dans la collection Jalons du XXe siècle.
Nous serons présents aux journées du livre de Gargilesse (36) les 24 et 25 septembre, à la manifestation Livre à part à St Mandé (94) les 28 et 29 janvier 2017, à la Foire du Livre de Bruxelles du 9 au 13 mars 2017, et bien d’autres…
Quelques extraits de nos livres de poésie
Collection Jalons du XXe siècle
Treize suivi de Indociles - Alain Borne (2008)
Ma main d’avoir touché ton corps
saura-t-elle mieux écrire.
Les mêmes heures
?sonnent dans le même air
?et de nouveau nous voici séparés par elles et par lui.
Mais le souvenir de ton approche est une encre nouvelle
?à laquelle sans cesse je reviendrai afin d’étendre devant moi
une autre lumière et une autre ombre.
Mais mon désir de toi ?
est une nébuleuse
?où je trie déjà des étoiles neuves.
Mais la promesse de ton corps me crucifie avant de me fleurir et c’est avec ton léger fantôme que je couche ici déjà
de plume et de pensée.
Á mots rompus - José Millas-Martin (2011)
Le présent à l’imparfait
Nous ne sommes pas usufruitiers
de nos mémoires
ce sont elles qui nous débitent
car l’espace gère le temps
leur intimité nous échappe
Certes persévèrent
allègrement au printemps
les mêmes pépiements
oiseaux jardins
inaudibles
Voici l’âge
où nous subissons
le présent
à l’imparfait
Vanités
La femme que l’on aime
La femme que l’on a aimée
La femme que l’on aimerait
La femme qui vous aime
La femme qui vous a aimé
La femme qui vous aimerait etc.Vanité des vanités écrit l’Ecclésiaste
Mais toi
Mais nous
Entre ce passé qui fuit
Et cet avenir qui nous achèvera
Tu conserves pour toi seule
Les diapositives de nos rencontres
Tu les projettes sur le mur dénudé de ta chambre
Pour toi seule
L’amour brûle le circuit - Alain Borne (2015)
Je sais que ce pont frêle
peut-être ne sera pas emporté par les eauxJe sais qu’il restera sur le dos des flots
tel une selle solide sur un cheval.Tel une selle solide
même quand je ne serai plus
cavalier de ce fleuveMême quand je ne serai plus
Parler pour ses propres oreilles
pour que du cœur au cœur
l’amour brûle le circuit
L’homme cet arbre en fuite du sol
ce feu monté des dalles du repos
pour le temps d’un éclair et d’un cri
voici qu’on le recouche sous le sable voici
que la mort redouble et que les chaînes sont mises
aux vents qui tentaient de l’ailer
Collection Beaux Livres
Sur les traces de Terpsichore - Philippe Biget (2005) - Illustrations par Ewa Dabrowska
L’atelier du musicien
L’atelier du peintre
L’atelier du sculpteur
Le cornet du poète
sans rien pour y jeter les dés
À fleur de fables - Dritêro Agolli (2010)
Traduit de l’albanais par Alexandre Zotos - Illustrations par Alain LacouchieLes poissons
Les poissons ont des manières qui m’intriguent, me désarment,
Avec cette bouche dédaigneuse qui ricane sous tes yeux, ?
Puis cet air d’horripilante indifférence qu’ils prennent,
Subitement, au moment de te tourner le dos.
Ils ne souffrent même pas mon ombre, je le sens bien.?
Ah, ces poissons ! Ce n’est pas moi qui ferai tiquer leur œil de verre !
La gueule ouverte d’une branchie à l’autre, comme pour vomir,
Ils me lancent à la face : puisse ton crâne éclater en morceaux !
Il n’est pas au monde plus présomptueux que ces êtres-là :
Ils te narguent, crachent et bavent sur toi, ?
Affichant là-dessus un flegme si froid
?Que la tête t’en tourne comme tourne, tourne leur manège.
Viatique - Ali Podimja (2014)
Anthologie poétique bilingue traduite de l’albanais (Kosovo) par Alexandre Zotos - Illustrations par Joël Desbouigesora e vdekur
ora u ndal
pikërisht kur numëroja të rënatkoha zu të zbrazet nga lëvizja
frymëmarrja
nga unëdhoma ime humbi drejtpeshimin
gjymtyrët ndërrojnë formë
në akrepat kacavaren ëndrratlëshova zë ia behu mjeshtri
vida e vida
ndërroikoha assesi të hyjë në orë
bëja çmos ta shpirtëroj
muret të kthehen në dhomë
dhe lëvizja dhe frymëmarrjashih nën fotografinë e vjeter të familjes
ajo qëndron e pagojë
në ajër e mbërthyer***
l’horloge morte
elle s’est arrêtée
à l’instant précis où je comptais les coupsle monde se vide de son mouvement
de sa respiration
de ma présencela chambre vacille
mes membres changent de forme
mes rêves se prennent aux aiguillesmon cri fait accourir le maître horloger
qui une vis puis l’autre
a remplacéele temps ne consent pour autant à rentrer en elle
moi-même j’ai tout fait tout pour la ranimer
pour que les murs redeviennent chambre
pour relancer le mouvement et la respirationmais vois muette elle reste
sous la vieille photo de famille
comme suspendue en l’air.
Je suis venue comme la neige - Laurence Lépine (2015) - Illustrations par Florence Schrobiltgen
Je suis le dédale
où tu viens enfermer ton soleil
les murs de mon visage
s’abattent devant toi
mon cœur est une maison qui s’ouvreLa première fois que je suis venue à toi
je suis venue comme la neige
sans le savoirJe ne sais ce que mon cœur attend de moi
un geste pourtant s’est déjà inscrit dans mes membres
il affleure je le suisFaudra-t-il encore
une vie entière
pour que mon chemin
croise à nouveau ton chemin
Insinuations sur fond de pluie - Javier Vicedo Alós (2015) - Anthologie bilingue traduite de l’espagnol par Édouard Pons - Illustrations par Monique Tello
Indecisiones
Aquel que dice vivir toma una indecisión : ?
dice su silencio, su entusiasmo frente al abismo.En la apertura profunda de la noche
? lanza una piedra y en la incertidumbre del golpe se sabe representado.Vacila entre agujas, histerias, caminos ;
?entre páginas saturadas de visiones.?
No sabe siquiera qué dudar, a qué entregarse :
tantas músicas, tantas promesas,
?tantos frutos que le muerden los ojos,
?tantas banderas desnudas contra el cielo...Demasiado mundo para él,
?igual cabría su ausencia en la hora que ocupa.Pero la indecisión ya está tomada.
Si tanto renunciar como perseverar
son sólo dos maneras diferentes ?
de trazar el mismo hundimiento.Indécisions
Celui qui dit vivre prend une indécision :
?il dit son silence, son enthousiasme face à l’abîme.Dans l’ouverture profonde de la nuit ?
il lance une pierre,
et se sait représenté dans l’incertitude du coup.Il hésite entre aiguilles, hystéries, chemins ;
?entre pages saturées de visions.
?Il ne sait même pas de quoi douter, à quoi se livrer :
tant de musiques, tant de promesses, ?
tant de fruits qui lui mordent les yeux, ?
tant de drapeaux nus contre le ciel...Trop de monde pour lui, ?
peut-être son absence vaudrait mieux dans l’heure qu’il occupe.Mais l’indécision est déjà prise.
?Puisque renoncer autant que persévérer
ne sont que deux façons différentes
?de concevoir le même naufrage.
Page établie grace à la complicité de Roselyne Sibille