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Eeva-Liisa Manner, traduite du finnois par David Paigneau

lundi 1er avril 2019, par Cécile Guivarch

Ce Voyage (extraits)

Sors ces mots de leur chrysalide et mets-les en lieu sûr
Ils contiennent l’arbre et le papillon et le lézard et la libellule
et la limace et la coquille et l’escalier à colimaçon
et le serpent car lui aussi est nécessaire.

Ils contiennent le ptérodactyle, et le cou allongé du cygne, et son chant
et la forêt tropicale et l’oiseau primitif et ses écailles et son cri.
Ils contiennent le sabot fuyant et la mémoire du cheval traqué
qui sait comment éviter les hommes et les pièges.
Ils contiennent la lente mort neigeuse et les hiéroglyphes rapides
et les écritures gracieuses figées dans le sel
et les coquillages plats et les spirales musicales
et le secret du contrepoint, qu’ont découvert les nummulites
– oh, comme ils résonnent –

Ils contiennent le corail cérébral et le corail et le cerveau
où tous les chiffres mystérieux accomplissent
leur patient labeur,
pratiquent les mathématiques la fin du monde et
                                   la magie cérémonieuse ;
les beaux chiffres, qui sont peut-être ce qui existe de plus beau,
mais qui portent malheur, rarement bonheur
même à ceux qui connaissent les formules alchimiques,

Prends-les et disperse-les dans le vent
Prends-les et disperse-les dans le fleuve
Prends-les et sème-les sous la neige à venir

Prends-moi et délivre-moi du Mal.

Spinoza

J’ai poli les verres, pour qu’ils voient.
Toute la nuit j’ai poli et poli,
et j’ai offert à Dieu
les éclats de mon esprit.
Silence. Et j’ai vu :
tous leurs spectres étaient faux.

Maintenant, suis-je assez digne
quand j’apporte la douleur, la solitude
sans
ignorance écrite.

Ici

Comme la solitude se propage hors de moi,
au loin les buissons meurent,
les arbres s’enfuient et les martres, et les martres.
Lentement la froidure de la nuit s’éloigne, toujours plus lointaine
             comme la frange d’un glacier
et recouvre les petits corps.
Dehors, les arbres approuvent le vide,
la solitude
comme une pierre passe d’arbre en arbre.
Infini

et neige

La pluie ouvre les oreilles du dormeur
la pluie ouvre les ombres au marcheur
la pluie ouvre l’ouïe, la marche vers l’intérieur.

La pluie ouvre les lents sémaphores et les pensées indistinctes
fragiles oreilles de verre, horloges gonflées
sémaphores à l’arrêt où résonnent des chansons pluvieuses
dilp pilp dop.

La pluie ouvre les corniches au rire, à la musique
les caniveaux, les figures aux préludes entraînants
ombre et vent, marcher gaiement
ombre venteuse, marcher face au vent.
La pluie ouvre le parapluie comme une fleur qui se balance, comme une aile
une jupe une course vers les étoiles oubliées
un sac en papier, des voiles de méduse,
des bateaux déterminés.

Je fais de ma vie un poème, du poème une vie,
le poème est une manière de vivre et la seule manière de mourir,
extatique, indifférent,
glisser dans l’infini, flotter
au fil de Dieu, léger instant élu,
au fil des yeux glacés de Dieu,

qui ne pleurent pas, ne veillent pas, ne formulent pas d’opinion,
regardent sans se fixer et en approuvant tout,
pratiquent l’ordonnancement et les instants précis,
protègent le scorpion, le serpent, la seiche
(que les hommes détestent, parce qu’ils confondent ces formes avec leurs passions) ;

ne confesser qu’une seule foi : la Curiosité,
déambuler dans le repaire des poissons, du scorpion et du cerf,
apprendre de l’oiseau l’instinct et le voyage
et voleter au ras du sol,
            comme une aile roulée dans le vent,
liberté véloce, en forme d’oiseau.

J’ai vu tant de vanité,
je suis vieille et mûre pour la soumission,
pour une longue et étrange destinée
ici, dans cette bicoque, cette fragile maison de papier,
qui semble endormie,
mais s’envole au loin pendant les nuits venteuses,
vogue à travers l’espace, d’étoile en étoile, comme un bateau léger,
le courage pour lamaneur, la lune pour fanal
et les signes du zodiaque pour carte :

lentement le temps se meut, sans fantaisie, sans un souffle de vent,
propice à chaque destinée, à chaque chambre
                        qui tombe,
quand les signes sont favorables, le temps arrêté
reprend sa course.

Ange

Il avait des yeux comme je n’en ai jamais vu
son souffle me traversait en silence
alors je me sentais soulevée au-dessus de nuages fleurissants
À la vitesse d’une pluie d’orage tombaient les murs de l’obscurité
Les villes, les toits d’un rouge criard
Naviguaient sur les lacs clairs que le vent déplaçait
Les arcs-en-ciel se dressaient et sonnaient
La lune tombait
                        dans une poitrine blessée.
Un sang fuyant sur les ondes des horloges
s’accrochait à des ailes muettes
L’hiver brillait
                        dans les couronnes des arbres
comme des panthères accroupies
L’argent de l’automne, comme une larme, se joignait à l’écho tournoyant entre les feuilles
des larmes qu’un esprit moqueur change soudain en plomb
Un voilier à quatre mâts dans la tempête
réveillait dans sa poitrine le mépris et la bravade.

Il avait des yeux que personne n’a pu voir
hors de toute portée, élevés comme la lumière
durs et lourds comme la mort qui, sans un avertissement
érige sa citadelle dans le sang de chacun
Immobiles et calcinés fuyant la réponse
sans un cri sans un tâtonnement une peur humiliante.

Il avait des yeux que personne n’a pu voir
du bleu d’un rêve d’inaction d’une pureté détachée
Sur son front le grain se change en pierre
l’herbe entre ses pieds devient soudain argile et pluie
Crucifié par le désespoir, en attendant
la grisaille de l’ennui il voit
sa chair pourrir
                        comme les eaux et les espoirs
Il voit sa nostalgie se changer en la plus compacte des pierres
et en se brisant répandre le sang

Il avait des yeux que personne n’a vus
bleus indignes de toute beauté
Assombris lourdes majestés d’un gris de tempête
Il bat des ailes,
séduit, il meurt dans la pierre
rejetant les forces contraires, moquant
et humiliant qui lui est inférieur

Ô révolte impuissante
chaînes de l’immortalité malheureuse
prisons couvertes de moisissure qui sentent
la saleté dans les membres des martyrs mourant d’une sainte mort
les malades sanctifiés et les mensonges rampants
Vois les lettres injurieuses et immorales des stigmates

Il avait des yeux que personne n’a vus
hors de toute portée, élevés comme la lumière
cruels et durs comme la mort qui sans un avertissement
bâtit sa citadelle dans le sang de chacun

Immobiles, calcinés, muets

De jour en jour le jardin se vide,
par endroits on le voit apparaître comme à travers un rideau déchiré.
Le ciel s’y déverse, et la pluie, une mer de nuages.

Les arbres se dénudent.
Les feuilles tombent, pourrissent.
Les cheveux gris de l’herbe tombent, les chenilles
se recroquevillent dans un lit de mort, les oreilles de la terre étendue.
La nuit
le chien du ciel court au-dessus de tout,
le matin est blanc et léger et froid,
le gel s’étend comme le sel après l’évaporation.
Un lézard sort du puits et soulève sa paupière
révélant son œil, une perle noire.
La peau ne frémit pas, le cœur s’arrête
dans la gorge, les doigts écourtés s’immobilisent,
se raidissent, l’animal est froid,
mort comme le cuivre.

Le puits est désert,
le chemin est vide,
la maison ne se souvient pas,
on couvre les fenêtres.
La rouille, la corrosion gagnent du terrain.
Souris et champignons se déplacent sous le sol
vers le noyau vide, où vivent les secondes
dans le placard en bois.

L’année mûrit.
C’est l’automne,
un cycle grinçant de deux jours
avant l’hiver.

À Webern

Le ciel voyage au-dessus de moi
et les nuages, et les étoiles.
Les nuages sont remplis de neige
et les étoiles se changent en une musique lointaine
:sing
Les cristaux apprêtés avec soin
rayonnent au loin
comme les gouttes d’une mélodie qui tombent,
tombent
et recouvrent ma tête
me montrant l’heure sur le cadran solaire

attendant que je sois enfin prête
à partir vers l’espace dilué
sans nuage, ni cape, ni membres.
Ils s’éloignent.
Je m’élève
jusqu’à la table principale
                            où une musique inconnue se fait entendre
dans l’assiette choisie,
la pluie et les chaussures chantantes dans la bouteille en cou de cygne,

les coquillages, les chaussures de l’oiseau, les chaussures de la musique
la course des molécules.

Bach

C’est un flot,
des pierres qui s’organisent en un pont
des dragons dorés dorment, gravés sous l’eau,
gravir les marches jusqu’à une foule de maisons blanches,
le repos et la liberté dans une profondeur bleu giotto.

Le temps suspendu
construit une ville
qui contient une autre ville
des ponts, qui contiennent d’autres ponts,
pour des chevaux blancs comme neige et des voitures de lumière,
des escaliers, des échos, les multiples portails de l’espace ;

et les portails s’ouvrent s’ouvrent
S’ouvrent les becs pourpres, ils sont la variation et la flûte,
s’ouvrent les ailes jetées vers le ciel, elles s’élèvent, sont une fugue,
les tours tremblent, l’herbe qui déferle
noue entre elles les musiques montées de l’herbe et de l’eau

Mosaïque de la nuit, et feuilles illuminées.

Quand ma tête se brisera comme une jarre d’argile,
quand mes os se briseront, mon visage tombera

je respirerai à travers ce qui sera demeuré de moi,
je respirerai à travers l’amour dans sa totalité
et je l’enroulerai autour de mes amis ici et là-bas,
sans oublier les animaux ;

dans ce cercle je ferai entrer les livres, les stylos et les montres,
tous mes objets familiers,
le miroir, l’encrier, l’abat-jour,
le dictionnaire d’allemand et le collier du chien
– ils continueront à rayonner de main en main –

les ruches et les mathématiques laborieuses,
les cernes des arbres et la science des calendriers,
la maison du philosophe oriental et la paresseuse couleuvre à collier,
le lait pour le corps du hérisson et l’accent allemand de l’hirondelle,
le chemin balisé et les journaux moisis de la véranda
tout ce que la pluie a aimé et la neige et le vent

Dans ce cercle je ferai entrer tous les jours du calendrier,
que je ferai glisser sur les chemins colorés,
dans ce cercle je ferai enter les chaussures solitaires de l’enfant,
les petits pas égarés :

peut-être pourront-ils
flairer la sécurité,
chaque fois que ce sera vraiment trop difficile,
flairer la protection secrète et infaillible
et recommencer, et continuer.


Troisième d’Eeva-Liisa Menner, Ce Voyage [Tämä Matka], paru en 1956, fait partie des ouvrages majeurs du mouvement dit des Modernistes Finnois et constitue l’une des pierres angulaires de l’œuvre de Manner.

Le recueil se compose de poèmes en vers libres, à l’exception d’un court poème en prose. Il est divisé en plusieurs sections, chacune étant organisée autour d’une thématique précise ou d’un fragment de l’autoportrait de poète qu’est Ce Voyage. Il contient, entre autres, un certain nombre de portraits d’artistes et de penseurs (Spinoza, Descartes, Bach, Mozart, Webern), une section nommée « Poèmes noirs » consacrée au procès et à l’exécution de Ruth Ellis en 1955, une autre nommée « Promenade en forêt » et s’inspirant de la poésie chinoise classique. « Cambrien » est composé de sept poèmes imaginant une histoire naturelle alternative régie par le règne animal. Le recueil contient enfin un très long poème autobiographique, De l’Obscurité de l’Enfance, narrant la jeunesse de la poétesse.

Le livre a été réédité avec de nombreuses modifications en 1961 et 1963. Eeva-Liisa Manner l’a présenté par la suite comme son premier recueil, en considérant les deux précédents comme des œuvres de jeunesse et en les écartant de ses Œuvres complètes.


Eeva-Liisa Manner (Helsinki, 1921 - Tampere, 1995) a publié 11 recueils de poésie entre 1944 et 1977, dont Ce Voyage (Tämä Matka), Les Chants orphiques (Orfiset Laulut), Fahrenheit 421 et Les Eaux mortes (Kuolleet Vedet). Elle était également romancière, dramaturge et traductrice (de suédois, allemand, grec), et a écrit plusieurs romans policiers sous le pseudonyme d’Anna September. Elle a séjourné longuement en Andalousie dans les années 60 et s’est liée d’amitié avec le dissident tchécoslovaque Vaclav Havel. Un prix littéraire finlandais institué en 1997 porte son nom.

David Paigneau, né en 1984, est docteur en Langues, littératures et civilisations européennes, spécialité finnois, de l’université de Caen. Plusieurs de ses publications sont dédiées à l’histoire et à la littérature finlandaises et à des traductions de poésie finnoise, à la littérature française du XIXe siècle et aux rapports entre littérature et photographie.


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