Nage dans les bruits de pierre
Tous vêtements laissés à la berge
À la faim froide des ruisseaux
Le son de la cognée
Nous suit jusque dans les fougères
Nous parlerons sous les cimes étoilées des pins
Rassasiés de soleil glacial de myosotis d’un souvenir de neige
Tu dors sous les nuages
Un excès de ciel t’a éloigné de nous
L’exil ouvre une soif qu’aucune eau n’apaise
Dans la pluie balbutiante
Un moineau s’est assommé contre la vitre
Les bois n’ont pas changé les mots que tu choisissais enfant
Sont restés dans ta bouche la pluie éclaircit le sable
File en rigoles dans la pente
Les années t’ont noué à cette terre prodigue
Dans la peinture qui éveille
Avec les danseuses nues les premiers poèmes
La maison traversée par l’orage
Dans rien que la peinture
Son ciel contigu au nôtre
On convoite des bleus une brassée de pivoinesLa couleur s’écrie
Elle taille des pièces dans la chair du mondeNous n’avons jamais cessé d’avoir faim
Dans la joie du pinceau de la pluie naissante
La pente apporte brindilles feuilles vives
L’eau claire d’amont qui lave notre ouvrage
À mains nues dans le courant glacé
Alternent trouble du fond remué
Cailloux luisants sable jaune
Puis la caresse plus forte dans le cours libre
Jusqu’où l’eau se mêlant à l’eau divague perd sa clarté
Ne l’emprunte plus qu’au ciel
Un poids de neige
Passé dans le tamis des branches t’effraie
Toi tendre au couteau du chasseur cette lame
Que le sang ne souille pas file
Cœur battant sur les feuilles l’herbe grise
Un vol de vanneaux fonce les roseaux
La nuit s’y prendra d’abord
La vase de l’étang a franchi ses rives et dure dans l’air sali
La lisière est une rouille fraîche
L’ortie des combes son apogée de graines
Cette noirceur où pourrit le pain des roses
Se découvre avec la clarté d’aiguilles
Assentiment de sorcière sous la main du ciel
La mer qui remonte le cours des fleuves
Favorise ses accès
Sel comme venin faveur du sang
Brûlure
Quel orage
Avance la nuit ses doigts de sel
La même qui brillait dans la cuve
Avec des éclats de lune une joie glaciale
La Russie pleure la fin du poème
Larmes à Voronej à Detskoïe Sélo
Sur l’été étranglé de main rouge
Partage de janvier
Notre faim demeure où le vent s’éparpille
Les feuilles du marronnier ont cessé de l’entendre
Nous serons la saison de leur silence
Mémoire désaccordée dans le jour limpide
Soudain le ciel immense au-dessus de vous
La lisière peu sûre des chênes
Et l’herbe grise qui a cessé de ployer
Ton pantalon orange y laisse une traînée solaire
La rivière loin de ses rives avance sans voix
Les deux chevreuils ont quitté la plaine
Vous laissant seules dans le frémissement des érables le vent suspendu
Un lit de perce-neiges arrête vos pas
Les chevreuils ont disparu
Ils laissent le champ déserté l’herbe muette
Vous avez couru
Puis vous êtes arrêtées dans ce silence
Les grands marronniers noircissent l’air
Les perce-neige constellent la terre
Et voici que vos yeux s’ouvrent
Cherchent parmi les quinconces des troncs un signe
Une trace le vivant pelage
Passé dans l’odeur des feuilles rouillées des mousses dormantes
La prairie sous la pluie tarde à vomir
La crue palpite tout près de nous
Un toit s’est égaré dans les feuilles la ronce est vive
Quelle mort dans la broussaille
Loin des murs de l’heure joyeuse
A trouvé son lieu au bord de l’eau épaissie comme un drap ?
Fenaison de janvier
Mimes de nos mains voix
Confondues dans la lumière
Nous buvions aux flaques dormantes
Boue de givre branches écorchéesDans le jardin désert
L’heure vacante s’est emparée de nous
L’hiver s’attable et ne laisse rien
Entretien avec Clara Regy
Emmanuel Damon
Réponses à Clara Régy
Ce questionnaire commence souvent par « Comment écrivez-vous » ? Ou « Avez-vous des rituels » ? Mais nous ne commencerons pas ainsi cette fois, car ce qui a retenu le plus mon attention dans notre premier échange, c’est un élément qui semble motiver votre écriture, je cite : « Essayer de faire entrer la réalité dans le poème » ! Pouvez-vous nous en dire davantage ?
On peut ici partir de cette phrase de Valéry : « La poésie est l’essai de représenter ou de restituer par les moyens du langage articulé, ces choses ou cette chose que tentent obscurément d’exprimer les cris, les larmes, les caresses, les baisers, les soupirs ». Il s’agit donc de dire ce qui échappe naturellement aux mots, mais qui nous est commun, c’est-à-dire le réel : le poème désigne toujours une réalité, fut-elle imaginaire ; et cette réalité, c’est ce que l’on partage. C’est d’ailleurs ce qui rend le poème possible, au sens où la singularité de la langue qu’il instaure pourrait rester inaccessible à son lecteur : la présence du réel dans le poème, en y constituant un lieu commun, assure d’une certaine manière sa lisibilité, nous préservant du solipsisme ̶ « J’écris aussi loin que possible de moi » dit André du Bouchet.
Création non prométhéenne, le poème ne fonde pas une réalité concurrente de celle que nous partageons : il s’essaie à restituer du réel une dimension existante mais cachée, ou moins facilement accessible. « Car si la poésie n’est pas, comme on l’a dit, le réel absolu, elle en est bien la plus proche convoitise et la plus proche appréhension, à cette limite extrême de complicité où le réel, dans le poème, semble s’informer lui-même » (Saint-John Perse). Je ne suis pas pour autant sensible à une poésie dont l’objet serait la seule épiphanie du minuscule, du banal ou du tout simple, qu’a pu, par élagages successifs (et également du fait de l’essoufflement des grands thèmes) justifier cette recherche du réel. J’aime les « écritures du sud » pour reprendre les mots de Glissant ; j’ai le goût de l’épopée, du grand air, des rythmes océaniques.
Le paradoxe propre au poème, ce sera dès lors de dire avec des mots ce qui échappe aux mots, faisant ainsi l’épreuve des limites du langage. Ce qui leur échappe, ou plutôt semble leur échapper, puisque « les mots savent de nous ce que nous ignorons d’eux » (Char). Cela exige un travail de/sur la langue, afin de réconcilier les deux ordres non fongibles que sont la vie et le langage. Cela comporte aussi un risque : celui de l’obscurité du poème.
Vous avez aussi évoqué un travail sur les liens, les rapports entre les mots... Ce qui de toute évidence, fait sens dans la poésie, mais quelle est votre vision ou votre pratique personnelle(s) de cette union ?
L’unité minimale en poésie est le rapport entre deux mots que le poète a voulu côte à côte. La relation qui s’y instaure peut être de toutes natures (conflit, attraction, étincelle, sommeil). Elle peut donner naissance à toutes sortes d’illuminations ou de reconnaissances, par ce que Saint-John Perse nomme le jeu infini des correspondances, lequel procède des forces de « l’inconscient producteur de fulgurations intuitives et d’images » (Stétié) et s’appuie sur ce que l’humanité partage obscurément (par exemple, la mémoire collective), ou sur ce qu’elle pourra entendre. C’est ce rapport qui, à plus ou moins grande échelle (de mot à mot, d’une phrase à l’autre, d’un livre à l’autre, ou au corpus) donne vie au poème, circule en lui. L’écart entre les deux termes du rapport sera plus ou moins grand, plus ou moins tendu, prenant parfois le risque de menacer l’échange.
Le travail sur le langage qui en décide, c’est le style, entendu comme écart avec la langue commune : choix et ordre des mots, jeu des correspondances, analogies, références, intertextualité, mais aussi rythme (respiration, battements du cœur), sonorités, musique ou absence de musique. Avec pour viatique « ne jamais laisser la phrase tranquille » (Céline). On s’efforce ainsi de saisir le monde par ce qui se tient dans les silences, dans les blancs de la langue, de même que le peintre peint l’invisible, ou comme le dit Braque, le vide entre les objets.
Quels auteurs vous nourrissent ou vous ont nourri (poètes ou non) tout au long de votre vie de lecteur ? Ce qui pourrait nous conduire indirectement vers une bibliothèque idéale ?
Quelques poètes, parmi bien d’autres (je me limite volontairement aux deux derniers siècles) : Apollinaire d’abord, l’émerveillement qu’il suscite, enraciné dans l’enfance, la joie, la musique et la danse toujours présentes ; Pierre Dalle Nogare pour ses explorations obscures de la langue et du vivant. Puis Saint-John Perse, la richesse infinie de ses inventions verbales puisant dans toutes sortes de glossaires, et la jubilation du beau ; Glissant, inventeur de mondes et de concepts ; Char pour l’exigence, la fidélité à son cap, l’éblouissement. Manciet pour la puissance d’emportement, son parler à voix haute devant l’océan du golfe de Gascogne ; Celan, sa langue inouïe et indicible, et Mandelstam, l’un des plus grands par les régions de l’être qu’il explore. Du Bouchet qui a su trouver une phrase si étroitement liée au souffle ; Jude Stefan, érotique métaphysique, incarnation d’un rythme. Peuchmaurd, la tendresse infinie de ses mots, ses illuminations nourries aux jachères de l’inconscient ; Stétié, floraisons et diamants, et Dylan Thomas enfin, tout entier dans le poème, dans l’éblouissement généreux de sa langue…
Et la question habituelle : si vous deviez définir la poésie en trois ou quatre mots, quels seraient-ils ?
Création – Rythme – Monde. Paysage, visage.
Bio-bibliographie
Né à Blois en 1968, Emmanuel Damon vit à Paris. Ses poèmes ont été publiés dans une quarantaine de revues en France, en Belgique et en Suisse (La Revue de Belles lettres, Écriture), ainsi que dans l’anthologie de poésie parue chez Negative Capability Press, Mobile, Alabama (USA).
Ses dernières publications sont, en 2018, Le pain, l’orage (Al Manar, illustré par Caroline François-Rubino), ainsi que l’album La Bible selon Damon (Parole et Silence, 2016, avec des tableaux d’Hubert Damon). À noter également plusieurs livres d’artistes, notamment avec Damon (Abondante et crue, la mer, Al Manar, 2012), et Watanabé (Mon florilège ma dévorée, Al Manar, 2011).
Il a participé au Collectif de la Dernière Tangente lors de l’écriture du texte du spectacle pluridisciplinaire Wasser, Wind und Stahl, créé au Théâtre Dijon-Bourgogne en 2009.
Invité au Festival de Sète, Voix Vives de Méditerranée en Méditerranée en 2015.