« Je ne me souviens pas de ma vie d’avant. Avant, quand la petite fille entendait », annonce Valérie Canat de Chizy sur la quatrième de couverture de La Langue des Oiseaux (éditions Henry, collection La Main aux poètes, mai 2023), reprenant ainsi les propos qui ouvrent un développement plus long à l’intérieur de l’ouvrage :
Je ne me souviens pas de ma vie d’avant. Avant, quand j’entendais. Pendant quatre ans de ma vie, j’ai été dans un paradis d’enfance, et soudain la bande son a été coupée, le film a continué à se dérouler mais de façon bancale, avec de longues plages de silence et de bruits étranges, des paroles déformées, des voix que l’on ne reconnaît pas. Etrange basculement, entre la maladie et les néons de l’hôpital, la petite fille avait perdu l’audition.
Une question innerve chaque segment (les pages comme autant de chapitres de ce récit : « Comment était-ce, la vie avec le son ? »
Autrefois, les sons existaient, les vrais sons, les vrais bruits, et depuis qu’ils ont disparu s’est créé un langage autre, la langue de l’arbre, la langue des fleurs, celle de l’abricot, la langue des mirabelles , la langue du serpent, celle de la coccinelle, la langue des oiseaux, des lézards, du ruisseau, la fraîcheur du puits. De plus loin que je me souvienne, j’ai entendu le langage originel, le langage inhérent à ce qui vit sur la terre, aux manifestations du vivant
Le récit a valeur d’anamnèse : il s’agit de retrouver, de renouer, de se relier à celle qui jadis entendait, de donner à mesurer ce qui s’est perdu et ce qui s’est gagné, et de s’inscrire résolument en une part solaire qui a pris le dessus sur l’ombre, la part solaire de la petite fille atteinte de surdité, qui aimait la vie, qui la regardait de ses yeux brillants, sans rien augurer des forêts de tristesse qu’elle allait traverser
S’engager dans le chemins des profondeurs et du passé, c’est aussi mettre au jour les conditions de la naissance d’une vocation. Ecrire, c’est faire entendre sa voix : celle de l’intériorité
J’ai travaillé dur pour ne pas perdre ma voix car je ne m’entendais plus parler. Je pense à tous les enfants différents, à ceux qui n’auront jamais la chance de vivre une vie normale. À ceux qui auront toujours besoin d’être suivis et accompagnés. J’ai grandi et j’ai connu des troubles de la communication, je me suis enfermée dans ma bulle de silence. J’ai connu la solitude et la grande tristesse. J’ai trouvé dans l’écriture un moyen d’expression. J’ai découvert la bulle protectrice de la poésie qui m’a enveloppée d’un halo de lumière et de chaleur. J’ai rencontré des personnes qui m’ont comprise. Je perds la mémoire. J’oublie qui je suis et qui j’ai été.
Le moins que l’on puisse dire, à lire ce récit de Valérie Canat de Chizy, c’est que l’on entend sa voix. Née d’un bouleversement profond, et au prix d’un travail sur soi/sur la langue, elle nous touche par sa vérité et son authenticité.
J’ai toujours scrupule à mettre ma voix sur les mots des autres - à m’approprier, à donner à entendre ce que, par la force des choses, je me suis approprié. Et j’avoue que j’ai plus de scrupule encore aujourd’hui. C’est l’éternelle question quand on « met en voix » : comment rendre compte, vocalement, de la rencontre qui s’accomplit, comment, de façon juste et satisfaisante, restituer la consonance de base propre à la voix d’un poète avec sa voix à soi ? Vraie responsabilité, harmoniser, en l’extériorisant, ce que je crois percevoir de la voix intérieure du poète et la mienne. Le chant des mots, leur(s) résonance(s), tout cela si complexe, si fragile - si partial... Heureusement, pour aider, et par clin d’œil, les moineaux friquets qui à l’envi sonorisent mon jardin y ont mis du leur... Je les remercie.