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« Faire parler les images », à propos de La Part du désert, de Christine Durif-Bruckert et Cédric Laplace, par F. Saint-Roch.

jeudi 30 novembre 2023, par Florence Saint Roch

La part du désert (éditions unicité, 2023), recueil écrit à quatre mains par Christine Durif-Bruckert et Cédric Laplace, est le fruit d’une vibrante conversation, avec ses questions, ses méandres, ses tours et détours, et ses élans, toujours intenses, en poésie.

Depuis l’exergue qui emprunte à Edmond Jabès des vers puisés dans Le Livre des ressemblances (« Livré au vent du désert/Ici n’est pas le lieu/Ni même la trace/Ici est sable ») jusqu’à l’envoi final de Christine Durif-Bruckert, « Qu’est-ce qui fait le sol, notre sol sous nos pas et entre les pas ? », se pose la question du lieu : celui où nous nous inscrivons, certes, mais aussi celui qui s’inscrit en nous, celui d’où, depuis lequel, aussi, nous écrivons.
Dans ce recueil, il s’agit de s’écrire - dans la dimension à la fois réfléchie et réciproque du verbe : à l’articulation, à la croisée de soi et de l’autre, il n’est que de se dire et de chercher à dire.

Dire quoi ?
L’enjeu, par-delà la part de l’autre (cette participation active de l’autre à notre propre construction et à notre propre inscription dans le monde/dans la vie), est de circonscrire cette part aussi de tout autre qui est en nous : la part du désert, précisément, unique, indicible, et pourtant singulièrement partageable. Et de cette part, au prix d’un détour par l’autre qui, dans le miroir de la relation, favorise l’exploration des territoires intimes, on peut faire part.
Christine Durif-Bruckert et Cédric Laplace, si dissemblables soient ils à maints égards et sur mains sujets, dessinent dans ce recueil un terrain d’entente, travaillent à le découvrir, à, page après page, l’inventer. Aussitôt, l’on se demande : n’est-ce pas là, précisément, le lieu même de la poésie ?

À quatre mains (comme au piano, il s’agit de bien prêter l’oreille !), La part du désert met en œuvre une enseignante-chercheuse (honoraire) en psychologie sociale, qui a longuement étudié les troubles anorexiques et les phénomènes de transes, et un dessinateur et philosophe ayant connu l’emploi de diverses drogues et été diagnostiqué schizophrène :

CL

Mais quel, donc, est ce désert qui a scellé notre rencontre ? La volonté de faire bouger les lignes, en ce qui concerne les diverses conceptions contemporaines de la « folie », de la « psychose » ou - pire ! - de la « maladie mentale » ?

*

CDB

La conversation souveraine
Le vent dans la conscience
Et ce désert qui a scellé notre rencontre comme tu l’écris.
Trois mots-clés qui t’appartiennent pour dire la folie.

Comment écrire quelque chose depuis ces mots-centre qui déjà me serrent la poitrine.

Ne pas esquiver l’ultime question de l’écriture
Les mots fondus dans le sol
Poussière de sable
Font la matière de nos déserts.

Mais qu’on ne s’y trompe pas : nous sommes bien dans le champ de la poésie, et non dans celui de la pathologie ou de la thérapie. Deux voix s’interpellent, se sollicitent, se relancent, achoppent sur les mêmes pierres, et dans les allers-retours, la relation se charge, se vit, se dit, l’altérité vécue comme une façon d’appréhender le tout autre la maladie. Et le langage choisi, d’évidence, est celui de la poésie :

CL

Matin
Matin superposé matin pâle neigeux surface absorbante vide fragile déjà cassée fracturée dans la lumière paralysante du vivre où s’esquisse un geste un mouvement déchiré d’espace.
Dernier rêve avant l’éveil.
Il y a ces images étranges d’un jour qui se connaît déjà.

Jour pâle.

*

CDB

Tes contrées intimes
pourraient se dissoudre dans la nuit
Les oiseaux se nichent
Derrière les grandes feuilles de potiron
De ton jardin potager
La sauge sauvage se répand dans la pénombre d’un petit bois
Assoiffé de silence

*

CL

Cendres du sommeil, éclats du soleil blanc.
Réveil impossible
Se lever
Un jour je ferai l’histoire du crépuscule
Loin de mon corps je-moi-bouche-sexe-touché
Sous la surface du miroir.

Je demi-mot-expression-manger
L’eau inonde mon corps.
J’étais enfant encore
Les escaliers, je les montais
À l’horizon d’un départ hypothétique.

Les résonances, dans leurs variations ondulatoires, trouvent des illustrations autant que des prolongements dans les dessins de Cédric Laplace qui sont reproduits au fil du recueil. « Je crois que dessiner (écrit celui-ci) c’est faire respirer le mot en moi. » Ou encore :

Bizarrement, ce n’est pas l’écriture qui me permet de retrouver mes rythmes, mais bien le dessin. En effet, aussi étrange que cela puisse paraître, tout au moins dans l’appréhension malaisée de mes espaces vibratoires, eh bien, comme je te le disais, ce bien eux qui sont le lieu élu de mon habitation.

Et Christine Durif-Bruckert de répondre :

Les mots remplissent
Entre, les ilots
Se remplissent
Pause mentale
Mouvement vers l’avant
Comme la mise en relief typographique d’un déchirement.

Porter ce texte étranger
Lieu
D’éblouissants éclats d’angoisse
Et d’âmes divisées les divisions de l’âme.
Un mouvement vers l’avant
Vers un drame
Dont l’acuité remplit tout
Drame vertical
Qu’une page est à même de rendre.

En des termes et en des formes qui pour beaucoup (serait-il concevable qu’il en soit autrement ?) résonnent aussi avec l’art et les propos de Michaux (on se rappelle les « livres de la drogue », Misérable miracle, L’Infini turbulent ou Connaissance par les gouffres), Cédric Laplace dessine et commente ses dessins - dans une démarche non pas égotique mais échotique, mesurant la longueur et la circulations des ondes, les déplacements, les mouvements transcrits :

Accélération. Du cœur. Un changement s’est produit. Du temps passe. Etrangeté, expropriation. Exil. L’infini.
Un certain froid me surprend. Agitation. Agitation bousoufflée, sourde.
Je soumets mes territoires à des vitesses inouies.
La vitesse me délabre, me conjugue avec d’autres vitesses que les miennes, qui font dégât, qui font crispation, qui me font vivre à la périphérie de moi-même, et m’en expulse.

Les mots de Christine Durif-Bruckert à leur tour résonnent - et si elle répond à Cédric Laplace, bien sûr aussi son poème s’adresse à nous :

[...]
Perdre la tête face à l’hostilité du monde
Que dire encore : être seul à tenir une image de soi
S’appuyer sur soi-même
Seul appui.
On se porte bien mal soi-même
Lâcher l’image
Les images
Et regarder si tout s’effondre
Peut-être alors demander grâce
Prier la sagesse
Ce grand frisson à l’intérieur.


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