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Faire place : l’autre en filigrane, selon Jean-Pierre Lemaire , par Marc-Henri Arfeux

lundi 5 avril 2021, par Cécile Guivarch

« On soupçonne volontiers le poète de vivre dans ses rêves. Mais la figure du poète s’est presque effacée du monde contemporain, et il faut reconnaître que nous vivons dans une sorte de rêve, à la fois individuel et collectif. » (Jean-Pierre Lemaire, Marcher dans la neige, Un parcours en poésie, Chapitre II : La réalité des, poètes, p.15, Lessius, 2018) On ne peut sans doute que déplorer cette occultation, symptomatique d’une société qui n’accorde son intérêt d’ailleurs vite épuisé qu’à ses incarnations les plus superficielles. Mais c’est peut-être la rareté du poète qui garantit le mieux sa profondeur et sa nécessité. Car le rêve où il vit est aussi vision, non dans une éclatante symphonie d’images qui nous en imposerait, mais par la discrète exploration des mystères essentiels, tel que le monde les révèle à qui sait écouter et contempler. C’est en effet à fleur même de la réalité qu’une autre dimension d’être peut se percevoir : « Le matin, les maisons semblent un peu plus hautes,/ debout sur leurs pierres,/ ainsi que les arbres étrangement verts/ sur leurs vieilles racines/ et la mer sombre, rafraîchie/ sur ses abîmes de mémoire./ On dirait qu’ils regardent venir le soleil/ promis depuis des siècles/ comme une foule ayant passé/ la nuit dehors pour l’apercevoir. » (Un pont sur la mer, in Faire place, p.11, Editions Gallimard, 2013) Quelque chose en ce monde se pressent par le simple don du matin, éveil cosmique au sein de la réalité quotidienne, qui rappelle une promesse intemporelle. Mais cette vocation ascendante est bientôt délaissée : Ensuite, au fil des heures,/ chacun se rassoit imperceptiblement,/ ne voit plus que sa rue,/ les galets sur le rivage ». Le regard qui épousait la croissance de l’arbre revient aux limites de l’ordinaire. L’unité se divise en individualités éparses. Toutefois, il y a eu ce moment où l’événement était sur le point de s’accomplir, où le monde se mettait en route. D’où la question du poème : « Qu’arriverait-il/ si tout le monde osait suivre aujourd’hui/ le soleil levant ? / la ville deviendrait comme un camp de toile/ et nous marcherions du matin au soir/ sur la pointe des pieds. » Elle trouve sa réponse dans une vision qui exprime la foi en une autre qualité d’être, un instant mise sous le boisseau du petit univers singulier que chacun lui oppose pour toutes les bonnes raisons que donne l’attachement aux habitudes. Mais un envol demeure possible. Il suffirait de peu : simplement de faire face à un risque, de se tenir sur la pointe des pieds, de partir sur les routes, dans la fraîcheur natale d’une terre nomade où se retrouvent la grâce et le don que Novalis avait en son temps déjà célébrés. Les enracinements cesseraient de tenir verrouillé dans les profondeurs du sol ce qui demande à s’épanouir. La pierre des villes céderait la place à un campement léger, confiant dans l’itinéraire qui le conduirait à sa terre promise.

La vie retrouve toujours cette aptitude à renouveler sa substance pour mieux s’accomplir, à la condition que l’âme prenne conscience de sa dimension de lumière : « En regardant l’aurore ébrécher la mer/ tu découvres en toi une place vide : / le berceau du soleil. Trop bas dans le ciel,/ il n’éclaire pas encore les maisons,/ les ailes des mouettes, la grue immobile/ mais seulement les nuages à l’est/ et les bords du berceau. » Nouvel an, in Faire place, p.13) Le vide semble être un défaut constitutif et c’est pourtant lui qui donne au soleil son lieu de naissance, autre façon de dire, comme dans le précédent poème, que c’est en chacun de nous, selon la conscience qu’il en a, que se révèle la forme en négatif de la transcendance. Le vide n’est pas tant le signe d’un manque irrémédiable que la place laissée vacante pour autre chose que le monde horizontal de l’existence de tous les jours, avec ses maisons et sa grue immobile. Il faut ce vide pour que puisse être accueillie plus tard une lumière pour l’instant dissimulée. Mais la suite laisse clairement entendre que là encore, il ne faudra qu’un peu de vigilance pour dépasser l’immédiat et l’éclairer d’une éclosion polychrome : « Si tu le gardes vide, / il s’y couchera peut-être en secret/ quand on le croira perdu au zénith,/ illuminant pour toi seul le présent,/ l’appartement ancien, les bonheurs oubliés,/ les noms auxquels on pense une fois par an. » Le poème suivant, Matin, confirme en quelques traits d’une pureté absolue cette orientation qui ne nous demande que de nous rendre attentifs à son axe : « Les maisons regardent le soleil levant/ mais ne bougent pas, attendent qu’il vienne./ Un seul bateau blanc posé sur l’horizon/ avance vers lui, tiré par un fil. » C’est à nouveau l’intime logique d’une promesse et d’un départ, d’une nécessité plus grande que celle des vies d’usage, comme le laisse aussi percevoir en filigrane le départ du bateau qui s’éloigne du rivage, non pas noir comme le cargo funéraire qu’on voit dans certaines toiles de Raoul Dufy, mais blanc selon le détachement premier de la naissance.

Cet ailleurs n’est pas seulement un là-bas, mais aussi un autre, ainsi que l’écrit Jean-Pierre Lemaire dans La poésie, chemin par l’autre, chapitre IV de Marcher dans la neige : « Le songe poétique a partie liée avec le réel dérobé, l’être méconnu, l’ « autre » qui nous demande et, d’une certaine manière, nous donne la parole. (…) L’autre est là, pour une part, avant le poème. » (p.35). A la page suivante, Jean-Pierre Lemaire rappelle en écho un passage de Haute maladie de Boris Pasternak : « Nous ne reconnaissons plus la réalité. Elle nous apparaît sous une forme neuve ; et cette forme, qualité qui lui est inhérente, distincte du reste. Tout, dans l’univers, en dehors de cette qualité, possède un nom. Elle seule est dépourvue, elle seule est neuve. Nous nous efforçons de lui donner un nom. Ainsi commence la poésie. » Le poème a pour objet de manifester cette altérité, non de la créer de toute pièce ou de la nommer impérieusement : « Derrière la brume/ fine de la page/ l’envers muet du monde/ le fantôme des vies/ passées sous silence// Tu ne peux traverser / l’infime frontière/ Tu écris seulement/ pour en suivre l’ombre/ et les révéler de ce côté-ci/ comme des perce-neige » (Les marges du jour, p.25, La Dogana, 1981). Attestation, révélation par translucidité verbale, la poésie est avant tout medium. Elle réverbère avec délicatesse ce qui reste en dehors du langage. C’est à la fois que le monde se transcende lui-même comme s’il était une impalpable floraison naissant de sa propre neige, mais aussi que les mots du poème n’en rejoignent que l’absence, tant il excède toute captation par le langage. Celui-ci ne peut espérer rien de plus que de conduire la filature sans fin de ce qui lui échappe nécessairement par essence. Le papier lui-même est une brume, une mince membrane qui s’interpose. Le mieux que le poème puisse faire est de continuer de donner écho à ce qui est sans voix, avec la plus grande discrétion possible, sans nulle emphase. Il est lyrique, mais de façon presque immatérielle, presque silencieuse, en faisant là aussi le vide afin d’accueillir en lui l’écho sans contours de ce qu’il cherche. Philippe Jaccottet le confirme pleinement dans sa postface aux Marges du jour : « J’entends là une voix totalement dépourvue de vibrato, miraculeusement accordée au monde simple, proche et difficile dont elle parle et qu’elle essaie calmement, patiemment de rendre encore une fois un peu plus poreux à la lumière. Avec une modestie de ton, une justesse, mais aussi une tendresse (sans ombre de sentimentalité ni de mièvrerie) que je n’avais plus entendue dans la poésie française depuis Supervielle, qui eût infiniment aimé ce livre. » (Les marges du jour, p.129)

D’autres poèmes des Marges du jour témoignent admirablement de cette tendresse entre musique et silence, comme par exemple Envoi : « Tu regardes la fenêtre/ Les barreaux n’ont pas bougé/ mais l’espace entre eux s’enfonce parfois/ comme les touches d’un piano insondable/ libérant un silence après l’autre/ Tu en joues avec les yeux/ à mi-distance de tes mains muettes/ et public encore inconnu » (p.36). Ce qui nous sépare et nous enferme délimite cependant les touches d’un instrument à la fois immatériel et substantiel, par l’espace aperçu. Les barreaux deviennent la trame d’une autre dimension. Ils ne font pas qu’en interdire l’accès comme on pourrait le croire dans un premier temps : ils en révèlent le don secret, celui d’un « piano insondable » dont on joue par vision, mais une vision tout intérieure autant que sensible, spirituelle et sensible, sans que l’une de ces modalités soit exclusive de l’autre. Si les mains demeurent muettes, c’est que le poème ne peut exécuter la musique appréhendée par les yeux. Il se contente d’en indiquer la présence au-delà de tout ce que la langue pourrait dire. Et pourtant, le peu d’échos que ce poème aura transmis vaudra à l’interprète une bien curieuse expérience : « Quand tu sortiras après la dernière note/ tu verras le ciel comme musicien sourd/ que ses amis tournent vers la salle/ debout, scintillante d’applaudissements/ et qui reçoit, au-delà de toute surprise/ la vie humaine en années-lumière ».

Le poème est donc musique pour celui seul qui n’entend pas sur le plan sonore, mais dans l’outre-essence de la vision. Sa surdité aux résonnances en ce monde, est proportionnelle à la transcription des notes en lumière. Il en résulte une réalité agrandie aux dimensions cosmiques qui provoque la stupeur de celui qui en vit le dévoilement. Mais qu’en est-il du public dont les applaudissements scintillent ? Ne fait-il que saluer extérieurement une prouesse ou participe-t-il lui aussi de la révélation qui vient de lui être transmise. Les deux lectures sont possibles quoique la seconde semble plus nettement appelée par l’image de « la vie humaine en années-lumière ».

Le poème suivant, intitulé rappelle d’ailleurs combien cette quête est intime, quoi qu’il en soit des scintillements d’éventuels applaudissements : « Tu cherches ton heure de vérité/ en arrière, en avant sur le cadran des jours/ comme un voleur inquiet de la combinaison/ guettant à chaque mot le déclic du cœur/ qui ferait tourner la nuit sur ses gonds/ et nous ramènerait à l’endroit du monde/ à la lumière où nous serions présents » (p.37). Il s’agit cette fois non de musique, mais d’un événement bien plus ténu, celui d’un déclic commandant l’ouverture de la nuit sur la lumière. Les mots du poème ne sont donc pas des absolus, mais les gradations successives d’un même mécanisme secret dont l’auteur fait tourner les positions, jusqu’à trouver peut-être celle qui permettra de mettre en œuvre une métamorphose cosmique mais aussi ontologique et humaine, selon la coïncidence de l’âme, du temps et du monde. La vérité cherchée est une exactitude qui restituerait aussi à chacun, comme nous l’avons déjà compris dès le début, le juste équilibre de la vie rehaussée. Le premier poème d’Orphée posthume, seconde section des Marges du jour, chacune de ces parties étant définie comme une « Veille », le dit de façon particulièrement émouvante et sobre : « Tu es assise de profil// Je cherche un mot simple/ pour arrêter la terre/ comme avec la main/ pour garder l’air/ la chambre autour de nous » (p.41). Voici de nouveau le balancier du sonore (un mot) et de la main, dans le seul but de retenir l’équilibre d’un accord parfait. Le mot précis en arrêtant la terre aurait la vertu de préserver la chambre de respiration où la simple présence d’une femme assise signifie une certaine perfection d’être dont l’ultime secret ne nous est d’ailleurs pas confié. Toutefois, la raison d’être du poème est, là encore, de faire place, en rendant cette fois possible une autre coïncidence que celle du déclic annonçant l’ouverture de la nuit. Mais c’est la même quête de présence à l’état pur, libérée des écarts et des erreurs du devenir ou des barreaux interposés au ras de l’horizon quotidien.

L’autre, si énigmatique que son nom est jusqu’à présent resté caché, commence à révéler l’essence spirituelle de son visage : « Quand l’inconnu lui dit/ Je t’ai vu sous le figuier/ il se souvint du Livre/ qu’il étudiait à l’ombre/ Le soleil avait tourné/ et lisait en lui-même/ justement cette page » (Nathanaël, in Les marges du jour, p.73). Même sans savoir à quoi se réfère le texte de ce poème, le lecteur en devine l’intention. Un inconnu s’adresse à celui que le titre désigne sous le nom de Nathanaël. La parole de cet autre, venue au sein du poème, s’accompagne d’une lumière qui ne fait pas qu’éclairer mais vient également lire un « Livre » dont on comprend qu’il est sacré. Et cette lecture ne s’accomplit pas dans les pages de ce livre mais en celui qui l’ « étudiait à l’ombre ». Un passage se fait donc du texte à la lumière, de l’analyse extérieure de l’intellect à la compréhension illuminante, le déclic du cœur ayant eu lieu par le don de cette simple parole « Je t’ai vu sous le figuier ». Le poème n’avait jamais aussi clairement laissé entendre, même s’il le fait par le détour d’une allusion, que sa vocation est l’inverse de celle d’un chant altier. Il s’ouvre en effet à une autre parole et ne se dit que pour attester du sens de cette parole en son action : l’ouverture d’une réminiscence et la révélation d’une lecture de pure lumière. Au lieu de chercher à faire livre, le poème renvoie au « Livre ». Mais lequel très précisément ? On le comprend si l’on décode la référence autour de laquelle tout se joue. Il s’agit en l’occurrence de l’Évangile de Jean. A la fin du premier chapitre, un galiléen nommé Nathanaël est présenté à Jésus par Philippe. Il s’étonne que le Christ l’accueille d’une formule signifiant qu’il ne lui est pas inconnu : « Nathanaël lui dit : D’où me connais-tu ? Jésus lui répondit : Avant que Philippe t’appelle, je te voyais sous le figuier. » (Jean I :48) Notons que le figuier est dans le Judaïsme un symbole de l’étude. La poésie de Jean-Pierre Lemaire est donc aussi orientée par une dimension mystique et chrétienne. Or, celle-ci accueille le verbe de sa foi ou de sa quête, toujours selon la même dialectique du vide et de la présence. Ainsi, le texte poétique devient-il réceptacle d’un texte premier qui le modèle et l’éclaire, comme dans Les pèlerins d’Emmaüs : « Ils avaient rebouché le trou/ à l’intérieur d’eux-mêmes/ et quittaient Jérusalem/ Quand l’inconnu les rejoignit/ le soir sur la route/ et leur parla des Écritures/ quelque chose en eux remua profondément/ A l’auberge il disparut/ Comprenant enfin/ ils s’aperçurent qu’en eux-mêmes/ le trou était ouvert » (Les marges du jour, p.74) Que l’on adhère ou non à la conviction dont témoigne ce poème, celui-ci nous dit quelque chose de plus qu’une simple relecture d’un célèbre passage de l’Évangile de Luc. Ne cesse en effet de s’ouvrir en nous un trou qui est autant le nid d’un accueil que la béance d’un manque. Il est l’un par l’autre et l’on peut l’interpréter aussi bien du point de vue de la simple humanité ontologique que de celui de la foi. D’ailleurs, Philippe Jaccottet, qui ne partage pas celle-ci, ne refuse pas pour autant, dans sa postface aux Marges du jour, son admiration inconditionnelle à Jean-Pierre Lemaire : « Si quelqu’un à qui n’a pas été impartie la même espérance écrit que peu de voix avaient autant pénétré en lui aussi profondément depuis longtemps, n’est-ce pas parler comme on ne le fait plus aujourd’hui ? Je le fais. » Pour quelle raison le poète athée éprouve-t-il ce sentiment si profond envers un auteur ouvertement chrétien ? C’est que la poésie de Jean-Pierre Lemaire cherche à « corriger notre regard pour que les choses s’y inscrivent, peu à peu, à force de ténacité, sous un ciel plus vaste et plus transparent. (…) Plutôt que de « corriger le regard », c’est corriger le cœur qu’il faudrait dire. » (p.129-130). Car indépendamment d’une espérance religieuse, ce que ces poèmes nous disent en effet d’universel et donc de transcendant aux convictions de chacun, est qu’il faut faire place à ce qui seul permet au monde d’être à la vraie mesure de nos cœurs habités d’un vide, afin de nous situer simultanément des deux côtés à la fois : celui de la réalité sensible telle qu’elle vibre de mystère et celui de son impalpable essence, comme dans Morandi, poème précisément dédié à Philippe Jaccottet : « Avais-tu mérité par ta longue attente/ cette confidence de la vie cachée ?/ Tu en as tourné une face vers nous/ et tu as rejoint l’autre. » (Morandi, in Figure Humaine, p.45).

Texte, peintures et photos de Marc-Henri Arfeux


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