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Focus sur un auteur de Po&Psy : Abbas Kiarostami

mercredi 30 avril 2014, par Roselyne Sibille

Abbas KIAROSTAMI
Des milliers d’arbres solitaires

traduit du persan par Tayebeh Hashemi & Jean-Restom Nasser ( 7 heures moins sept ), et par Niloufar Sadighi & Franck Merger ( Avec le vent et Un loup aux aguets ) - PO&PSY / Erès, 2014 - 10,5 x 15 - 10€

Cet ouvrage à paraître en juillet 2014 dans la collection PO&PSY in extenso rassemble la totalité des poèmes publiés à ce jour en Iran par Abbas Kiarostami.
Les trois recueils déjà parus en version française (Avec le vent, P.O.L. 2002, Un loup aux aguets, La table ronde 2008 et Havres, PO&PSY 2010) ont été retraduits pour constituer, avec 7 heures moins 7 (inédit en français), l’œuvre poétique complète de Kiarostami en version bilingue persan-français.
Les poèmes sont accompagnés par 6 dessins de Mehdi Moutashar, artiste français d’origine irakienne, dont l’intérêt pour l’épure et les aspects plastiques de l’écriture arabe fait délicatement écho au style de Kiarostami.

Abbas KIAROSTAMI est né à Téhéran en 1940. Surtout connu en Europe comme réalisateur, scénariste et producteur de cinéma, il a signé plus de 40 films, parmi lesquels : La trilogie de Koker : Où est la maison de mon ami (1987), Et la vie continue (1991), Au travers des oliviers (1994) ) ; Close-up (1990) ; Le goût de la cerise (1997 – Palme d’or du Festival de Cannes) ; Le vent nous emportera (1999 – prix de la Mostra de Venise) ; Ten on ten (2002) ; Five (2005) ; etc. C’est aussi un photographe reconnu, dont les œuvres sont exposées dans le monde entier. Mais à travers ces modes d’expression, c’est le peintre et le poète qu’il a commencé par être et qu’il continue d’être, qui s’expriment.

« Être à la fois cinéaste, photographe, poète… Tout ça, ce sont des motivations pour vivre, pour faire chaque jour quelque chose, que ce soit du cinéma, de la photo ou de la poésie. Ce n’est pas un choix, c’est une fatalité. »

Cette « fatalité » a produit, outre ses films et photos, près d’un millier de poèmes très brefs, caractérisés par une grande lucidité et humilité (parfois aussi autodérision) dans l’observation des comportements humains.

Toute l’œuvre d’Abbas Kiarostami est tendue vers le retrait et l’épure : soustraire pour mieux montrer, s’abstraire de la narration pour inventer des formes d’écriture en résonance plus grande avec la nature qu’il associe au sacré, en droite ligne des poètes et des peintres persans, mais aussi des expressions poétiques traditionnelles de la Chine et du Japon.

*

Abbas KIAROSTAMI sera l’invité d’honneur du 17ème festival de poésie « Voix de la Méditerranée », qui se tiendra à Lodève du 17 au 20 juillet 2014.

*

Choix de poèmes

Extraits du recueil 7 heures moins 7

traduit du persan par Tayebeh Hashemi et Jean-Restom Nasser

ce soir j’ai rendez-vous
avec la lune
avec la lune pleine
à sept heures
moins sept

*

entre la lune et moi
il y a une conversation
que ni la lune
ni moi n’entendons

*

insomnie
par une nuit de lune
vaine conversation
avec moi-même
jusqu’au matin

*

sous l’essuie-glace de ma voiture
un morceau du poème « hiver »*
avait gelé

*

sur un terrain couvert de mines
des centaines d’arbres
couverts de bourgeons

*

l’herbe nouvelle
ne reconnaît pas
les vieux arbres

*

dans les temps morts du marché aux agrumes
comment se portent-ils
les orangers ?

*

le premier vers
s’est élevé du cœur
s’est posé sur la feuille
les lignes suivantes
laborieuses inutiles

*

au bureau de l’état civil
on s’est enquis de tout
sauf de mon état

*

le choc des vagues contre les rochers
jusqu’à quand ?

*

il ne savait ni lire
ni écrire
mais disait une chose
que je n’avais jamais lue
ni que jamais personne n’avait écrite

*

d’accord
les roses de la vie...*
mais dans quel vase ?

*

jour merveilleux de la naissance
jour amer de la mort
quelques jours au milieu

*

le fin mot de ce brillant spectacle
en définitive
est dû
à d’obscurs figurants

*

aujourd’hui
est le fruit d’hier
et demain
le fruit d’aujourd’hui
le fruit de la vie
c’est la mort et la mort
est fructueuse

*

quand je n’ai rien dans la poche
j’ai la poésie
quand je n’ai rien dans le frigo
j’ai la poésie
quand je n’ai rien dans le cœur
je n’ai rien

*

dans ma paire de chaussettes blanches
on a trouvé
un pur distique

*

face au joug du temps
le havre du poème
face à la tyrannie de l’amour
le havre du poème
face à la criante injustice
le havre du poème

*

ce rivage
le même rivage
cette mer
la même mer
ce moi
pas le même moi

*

les relations
un choix
le retrait un destin

*

j’ai dit :
je suis prêt à toutes les questions
il a demandé l’heure

*

mille réponses sur mes lèvres
et personne ne questionne !

*

tous
terrassés par l’ivresse
moi par la lucidité

*

craindre le vent ?
j’ai les racines bien en terre

*

en quête d’origine
je suis parvenu à la source
une source boueuse

*

je suis le héros d’une histoire dans laquelle
il n’y a ni histoire
ni héros

* ?

Extraits du recueil Avec le vent

traduit du persan par Niloufar Sadighi et Franck Merger

le soleil d’automne
luit à travers la vitre
sur les fleurs du tapis
une abeille se cogne à la vitre

*

sur la corde à linge
on a étendu de la neige
par ce froid
la neige
ne sèchera pas de si tôt

*

la nuit
___ longue
le jour
___ long
la vie
___ courte

*

la pluie de printemps
tombe à verse
sur les assiettes sales
une jeune fille
s’essuie les mains
sur sa jupe fleurie

*

le chemin de terre
finit dans le ciel nuageux
quelques gouttes de pluie
sur la terre

*

premier automne de solitude
un ciel sans lune
et cent bribes de poèmes
dans le cœur

*

pour la lune la question est :
ceux qui la contemplent
sont-ils les mêmes
qu’il y a mille ans ?

*

je n’ai qu’une certitude
la fin
de la nuit
et du jour

*

le ver abandonne
la pomme véreuse
pour une pomme fraîche

*

ni orient
ni occident
ni nord
ni sud
seulement le lieu où je me trouve

*

en poursuivant le mirage
j’ai atteint l’eau
sans même avoir soif

*

Extraits du recueil Un loup aux aguets

traduit du persan par Niloufar Sadighi et Franck Merger

un poulain blanc
est né
d’une jument noire
dans la blancheur de l’aube

*

j’ai accompagné
la lune
au cœur d’un nuage sombre
j’ai bu du vin et j’ai dormi

*

un rêve :
je suis inhumé
sous les feuilles d’automne
mon corps germine

*

deux feuilles d’automne
se sont cachées
dans la manche de ma chemise
sur le fil à linge

*

un ruisseau court
dans un désert sans herbe
à la recherche
de quelqu’un qui a soif

*

dans le désert brûlant de ma solitude
ont poussé
des milliers d’arbres solitaires

*

sur ma langue
le goût amer de la patience
quelle douceur
l’effacera ?

*

toi absente
je discute et tombe d’accord
avec moi-même
sur tout
facilement

*

en ton absence
je parle
avec toi
en ta présence
avec moi

*

de ma solitude
j’attends plus
que de toi

*

en ton absence
la journée
a vingt-quatre heures exactement
en ta présence
parfois moins
parfois plus

*

être avec toi
me fait souffrir
être avec moi
m’angoisse,
comment être sans moi ?

*

matin blanc
nuit noire
dans l’intervalle
une douleur grise

*

sitôt franchie la frontière de la folie
comme la route me parut facile !

*

dans la pleine clarté du jour
personne ne remarque
le ver luisant

*

comme il est difficile
au plus chaud de l’été
de croire en la neige

*

le vert
est devenu jaune
l’air
froid
moi
j’ai pensé à la mort

*

le ciel se morcèle
dans le miroir en morceaux

*

le premier jour de l’année
le soleil s’est levé
tout comme le dernier jour de l’année

*

avec quelle facilité nous avons accepté
de ne pas voir
une seule colombe
dans la volée de corbeaux !

*

aux yeux des oiseaux
l’occident,
c’est où le soleil se couche
l’orient,
où il se lève,
point

*

je fabrique
une idole de cendre
que je brûle à nouveau
dans le feu

*

quelques pas devant moi
le noyau de la cerise
sur ma langue
le goût de la cerise
derrière moi
le cerisier

*

j’ai peur de l’altitude
je suis tombé de haut
j’ai peur du feu
je me suis brûlé plusieurs fois
j’ai peur de la séparation
j’en ai souffert ô combien
je ne redoute pas la mort
je ne suis jamais mort
pas même une fois

*

 ?
Notices biographiques

Abbas Kiarostami est né à Téhéran en 1940.
Surtout connu en Europe comme réalisateur, scénariste et producteur de cinéma (plus de 40 films dont Le goût de la cerise - 1997, Palme d’or du Festival de Cannes et Le vent nous emportera - 1999, Prix de la Mostra de Venise), c’est aussi un photographe reconnu, dont les œuvres sont exposées dans le monde entier.
Mais à travers ces modes d’expression, c’est le peintre et le poète qu’il a commencé par être, et qu’il continue d’être, qui s’expriment.
Toute l’œuvre d’Abbas Kiarostami est tendue vers le retrait et l’épure : soustraire pour mieux montrer, s’abstraire de la narration pour inventer des formes d’écriture en résonance plus grande avec la nature qu’il associe au sacré, dans le droit fil des poètes et des peintres persans, mais aussi des expressions poétiques traditionnelles de la Chine et du Japon.

Mehdi Moutashar est né en 1943.
Artiste français d’origine irakienne, Mehdi Moutashar définit son œuvre entre « les arts de l’Islam et les arts géométriques occidentaux ». Depuis le début des années 70, il mène une réflexion à la fois sensible et construite, véritable grammaire articulée autour du concept du carré. Présente dès le début dans son travail en deux dimensions, cette recherche s’est poursuivie ces dernières années à travers des constructions qui témoignent d’une approche philosophique globale de l’espace, en référence constante à l’alphabet et à la calligraphie.

Tayebeh Hashemi, originaire d’Iran, et Jean-Restom Nasser vivent et travaillent dans le sud de l’Aisne depuis 2004. Chacun pratiquant la langue de l’autre depuis une quinzaine d’années, ils traduisent ensemble, essentiellement de la poésie, du persan vers le français.
Tayebeh poursuit de son côté un travail de traduction du français vers le persan dont il est possible de voir des traces sur son blog : www.neychabour.blogspot.com
Ils ont publié : Sohrâb Sepehri, poèmes, revue Petite, Paris, 1995 et 1996 ; revue Caravanes (éditions Phébus), Paris, 2002 ; Sohrâb Sepehri, Volume Vert, éditions de l’arbre, Aizy-Jouy (Aisne), 2008 ; Abbas Kiarostami, Havres, éditions ERES, coll. PO&PSY, 2010 ; Alireza RÔSHAN, Jusqu’à toi combien de poèmes, éditions ERES, coll. PO&PSY, 2011.

Niloufar Sadighi, née en Iran, a fait toute sa scolarité en France. Ancienne élève de l’E.N.S. Fontenay, agrégée de lettres modernes, diplômée des Langues Orientales en langue et civilisation persane, elle est professeur de lettres à l’Ecole Européenne de Bruxelles depuis 2007. Auparavant, elle a enseigné la littérature de la Renaissance à l’université de Rennes II, le français en collège en banlieue parisienne, travaillé trois ans au lycée français de Londres, puis à l’IUFM de Paris où elle a été chargée de mission pour les relations internationales.

Franck Merger a commencé un parcours d’enseignant-chercheur en littérature française du XXe siècle au sein de l’Université américaine (à Yale) et française (à la Sorbonne). Il enseigne actuellement la littérature en hypokhâgne et en khâgne au Lycée militaire d’Aix-en-Provence. Le goût de la traduction, découvert à l’occasion de ses études de Lettres classiques, et le goût de l’Italie et de la langue italienne, venu vers l’âge de 25 ans à l’occasion de séjours d’études en Toscane, l’ont conduit vers l’activité de traducteur de l’italien, en particulier de la poésie italienne et suisse italophone contemporaine. Il pratique cette activité depuis une dizaine d’années. Il a actuellement en chantier la constitution d’une ample anthologie bilingue du poète suisse italophone Alberto Nessi, pour les éditions de la revue Conférence, revue à laquelle il collabore. Le goût de la langue et de la culture iraniennes lui est venu à travers Niloufar Sadighi, qu’il a rencontrée en Italie. Une rencontre assez stimulante pour l’avoir induit à apprendre le persan.


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