Franck Venaille est un poète et écrivain français né à Paris en 1936, décédé en août 2018. Il a été marqué par la guerre d’Algérie. Le prix Goncourt de poésie lui a été décerné en 2017.
Extraits de La Descente de l’Escaut, Obsdiane
L’eau Toute l’eau L’eau encore elle L’eau de
toujours suffira-t-elle cette eau à laver lemarcheur de ses fautes ? Dans un calme propre-
ment effrayant Le ciel et l’eau ne me dites pasqu’ils vont s’absorber ! Que l’un et l’autre vont
copuler et, d’extase, se retourner, se vautrer fairepleuvoir ! Tout est si calme On n’entend que les
pas du marcheur à l’idée fixe : toute cette eau y
parviendra-t-elle ?*
On apercevait les silhouettes des vivants
Ça ! Comme on les distinguait derrière les vitres !Une famille Dans cette pièce Autant de meubles et
De fleurs que d’êtres humains Et nous, dehorsA se tasser ! A se serrer afin de mieux
Voir ! Pensez : tant de non morts encore !Pourquoi aurions-nous dû céder notre place à
Moins incurablement tristes que nous ?Enfouis dans la glaise Dans la vase Implorant ceci :
Voir ! Des vivants ! Une fois encore !*
On dirait qu’une ampoule immense et blanche
au ciel
lentement
se balance.Ô ! Toutes ces îles vides qui dérivent.
Ô ! Ces bras du fleuve transformés en étangs
et notre solitude visible sur la carte.Comment ne pas avoir peur ?
Extraits de Ça, éditions Mercure de France
Ça !
C’est cela c’est cela, ça, ça, ça !
Cela s’est passé sous le pont du chemin de fer.
Là où les trains freinent, repartent puis tanguez tango, crissent et grincent.
Un homme courait dans le couloir d’un wagon sans âme, il court sur la moquette usée. Il est là. A courir à l’intérieur même de ce train.
Poursuivi par qui ?
Et quel est son nom ?
On dirait qu’il court également à l’intérieur de lui-même.
Qu’il se dédouble. Et devient son propre frère.
Le train freine et s’arrête. Choc !
Dehors une voix quasi inaudible donne semble-t-il une liste de noms de gares
On dirait qu’il s’agit d’une halte imprévue.
Cela s’est déroulé ainsi dans le passé.
Désormais je vais pouvoir m’exprimer au présent.
Et je dis que la mer du Nord me manque. J’en fais l’aveu public. Je parle calmement, nous ne sommes pas dans la période des transe n’est-ce-pas !
C’est cela c’est cela, ça, ça, ça.*
QUELQU’UN, QUELQUE PART
ce n’est pas la chose elle-même qui provoque la peur
mais ce qui l’annonce
fourberie - stratagème - perversité -
voilà les mots à combattre
à combattre
tandis que l’on fait semblant d’avoir le goût du bonheur
inné ce qui fait rire par vagues
pourtant ce n’est pas la chose en soi qui pèse si lourd sur nous
mais les artifices qui la précèdent
et qui peuvent durer toute
toute une longue vie ; quelle carrière !
ainsi quelqu’un, quelque part, se prépare-t-il
il est raisonnable de l’écouter non pas se plaindre
(pas de plainte !)
mais de l’entendre s’interroge sur la légitimité de la présence de ça parmi nous et cela sans élever la voix
oui, n’est-il pas naturel cet acte de révolte ?
ainsi quelqu’un, quelque part souffre
je répète quelqu’un - quelque part - souffre
me recevez-vous ?
Extraits de Tragique, Obsidiane
Là
dans cette terre d’avril
quelqu’un plantait des mortscela formait une forme de connaissance
où la confiance
malgré toutrevenait
*
J’habitais une douleur très ancienne de
Soleil aztèque dans cette chapelle blan-
Che de chaux, délaissée par les flagellants.
Refuge d’angelots rieurs, en cette forêt si
Étrangement pleine de châtaigniers protes-
Tants derrière lesquels surgissaient, bleues
De sang, les hautes incisives de franit.
Extrait de Requiem de guerre, Mercure de France
Ce sont les mots
qui sortent de ma bouche.
Je pourrais dire qu’il
s’agit d’un bruit nocturne
ma nuit est définitivement blanche
tandis que je suis dans la terreur
née de mes cauchemars adultes et de ce qu’ils montrent de moi-même,
enfantgrand’pitié, c’est ce que je vous demande
grand’pitié !
Bibliographie
- Papiers d’identité (PJO, 1966).
- L’Apprenti foudroyé (PJO, 1969, Ubacs, 1986, Les Écrits des Forges, 1987).
- Pourquoi tu pleures, dis pourquoi tu pleures ? Parce que le ciel est bleu... Parce que le ciel est bleu ! (PJO, 1972, Atelier La Feugraie, 1984).
- Deux, roman-photo (en collaboration avec Jacques Monory), Tirage à part, 1973.
- Caballero Hôtel (Minuit, 1974).
- La Guerre d’Algérie (Minuit, 1978).
- Jack-to-Jack (Luneau-Ascot, 1981).
- La Procession des pénitents (Monsieur Bloom, 1983).
- La Tentation de la sainteté (Flammarion, 1985, rééd. Flammarion/Léo Scheer).
- Opera buffa (Imprimerie nationale, 1989).
- Cavalier/Cheval (Imprimerie nationale, 1989 ; Le Castor astral/Les Écrits des Forges, 2003).
- Le Sultan d’Istanbul (Salvy, Les Écrits des Forges, 1991).
- La Halte belge (Cadex, 1994).
- La Descente de l’Escaut (Obsidiane, 1995 ; rééd. suivi de Tragique, Poésie/Gallimard, 2010).
- Capitaine de l’angoisse animale, anthologie (Obsidiane/Le Temps qu’il fait, 1998).
- Le Tribunal des chevaux (L’arbalète-Gallimard, 2000).
- Tragique (Obsidiane, 2001).
- Hourra les morts ! (Obsidiane, 2003).
- Algeria (Melville/Léo Scheer, 2004).
- Chaos (Mercure de France, 2007).
- Ça (Mercure de France, 2009).
- C’est à dire (Mercure de France, 2012).
- La Bataille des éperons d’or (Mercure de France, 2014).
- Requiem de guerre (Mercure de France, 2017).
- L’Enfant rouge (Mercure de France, 2018).
Essais
- Trieste (Champ Vallon, 1985).
- Les Grands Opéras de Mozart (Imprimerie nationale, 1989).
- K.L.A.S.E.N., opéra en trois actes et quinze scènes (Marval, Galerie Fanny Guillon Lafaille, 1989).
- Umberto Saba (Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », 1989).
- Pierre Morhange (Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », 1992).
- Écrire contre le père (Jacques Brémond, 1996).
- Pierre Jouve. L’homme grave (Jean-Michel Place/Poésie, 2004).
- C’est nous les modernes (Flammarion, 2010).
Photo Philippe Matsas. Leemage.