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Frédéric Fiolof : Trois souvenirs roumains

mercredi 30 septembre 2015, par Sabine Huynh

Trois souvenirs roumains

Ce 31 décembre il y a d’abord peu de choses à se dire : je connais mal mes hôtes et je navigue dans une langue encore ronronnante et brumeuse où les quelques phrases qui me servent de bouées ne m’aident guère qu’à imaginer l’immensité de l’océan où je flotte. Et puis très vite, l’évidence du plaisir d’être là, dans la double chaleur excessive de cette amitié offerte comme un fruit et de ce salon étroit encombré de meubles anciens, de bibelots et de fleurs en plastique où déjà nombreux et maintenant trop bien nourris, nous nous serrons toujours plus pour accueillir les nouveaux arrivants, visiteurs tardifs et, comme nous, passablement enchantés par les saveurs musclées de la tsuica, qui viennent grossir la tablée dans un roulement de baise-mains hors d’âge et de manteaux qu’on dégrafe. Et quoi faire si ce n’est manger encore, loin de toute mesure, en acceptant de goûter pour la vingtième fois le « vin de maison » du propriétaire, une piquette fleurie qu’il a pressée lui-même sur son coin de vigne d’Histria et se laisser bercer par les chants de Noël que les convives enchaînent le verre dressé et l’œil brillant comme autant de romances paillardes. Bientôt viennent les accolades de minuit où l’on dérange la table dans un jeu de chaises musicales et de cliquetis de couverts pour souhaiter à chacun ce qu’il y a de meilleur et ce tour de vœux retentit soudain d’une telle simplicité et d’une telle humanité que le caractère convenu de la scène s’en trouve bousculé. Et puis s’asseoir à nouveau, boire, chanter encore et plus tard, bien plus tard, juste avant les premiers froncements de l’aube, rentrer chez soi par les rues sombres et maculées d’îlots de neige revêche, en répondant de temps à autre aux maîtres de maison restés sur leur carré de jardin qui agitent leurs mains vers nous tant que nous sommes à portée de vue et se surprendre à penser que le bonheur ou ce qui en tient lieu se loge sûrement dans quelques heures de grâce pareilles à celles-ci.

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Novembre : l’homme au perfecto entrecoupe ses pas de courtes glissades, mode de déplacement sans doute plus commode sur ce segment de trottoir gelé du boulevard Maghieru qui constitue son territoire, et à mon imprudente approche me demande l’heure. Mon temps d’arrêt lui suffit pour se lancer dans une éloquente mais discrète proposition : des femmes, voilà l’affaire. Des femmes en veux-tu en voilà, brunes, blondes, grandes, belles, jeunes, et il pose un baiser sur la pointe de ses doigts congestionnés qui s’ouvrent alors comme une fleur éclose en accéléré pour confirmer cette appréciation générale et il m’assure confort, discrétion et transport en véhicule, chauffé bien sûr, à preuve le taximan couperosé, second maillon d’une chaîne que l’on devine bien huilée, qui attend au volant de sa Dacia fumante à dix mètres de là en allumant une cigarette avec le mégot de la précédente. Lorsque je reprends ma marche et le dépasse, le rabatteur n’insiste pas, il se redresse dignement et, je le devine, il envisage déjà la colonne des autres passants noctambules qui longent le cinéma, les théâtres, le KFC, à la recherche d’une solitude d’homme sur laquelle miser, une solitude pareille à celle que j’ai dû lui inspirer. Je revois, dans cette nuit froide, des fenêtres silencieuses à la façade des immeubles de Bucarest, des fenêtres qui s’égrènent jusqu’à je ne sais quel maillon de la chaîne.

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La femme, engoncée dans sa guérite que surplombe l’immense panneau des départs et des arrivées de la Gara de Nord de Bucarest et dans son uniforme amidonné aux couleurs gris, rouge et or est tout à son ouvrage : une file qui s’étire dangereusement et dont elle ne voit pas la fin vient s’égrener devant elle en quête d’un horaire qui tarde à s’afficher, d’une possibilité de changement de train au fin fond de la Bucovine ou d’une combinaison de parcours improbable. Impassible, elle répond presque aussitôt, avec assurance et précision et de ce genre de voix un peu déshumanisée qui sort des hygiaphones, sans jamais ouvrir la bible volumineuse qu’elle garde pourtant fermée sur sa tablette et qui contient l’ensemble des horaires de train du pays pour une année entière. Le roulement rapide des usagers donne à ses réponses si sûres des allures de litanies ; elle règne à cet instant comme une espèce bienfaisante de Sphinx qui libèrerait ses visiteurs au lieu de les condamner et j’entrevois dans cette hypermnésie sans doute acquise bon gré mal gré le point d’incontestable noblesse qu’elle doit retirer d’un métier si répétitif. Elle est la grande aiguilleuse aux cheveux ondulés et fière, dont le demi-sourire un peu rigide vaut quand même bien l’écran d’une billetterie de salle de gare.

Après une quinzaine d’années passées à l’étranger, Frédéric Fiolof vit depuis 2007 en Seine-Saint-Denis, où il travaille dans la formation pour adultes. Il écrit et parle de livres sur son blog, La Marche aux Pages, qu’il tient depuis 2010. Il a participé durant une année au projet d’écriture collective Le convoi des glossolales et signé quelques contributions dans des revues en ligne (À la Dérive, Africulture, Terre à Ciel, Vents contraires, Culturopoing). Il est aujourd’hui directeur de publication de la revue littéraire La moitié du fourbi, dans laquelle il intervient aussi comme auteur.


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