Extrait de Paysage en marchant
Enregistrement sonore d’une marche dans la colline (février 2019)
Bruit du souffle qui gravit le plateau s’écorche à la gorge |
Colline bleu sucré L’échancrure du canal incise la roche |
Bruit du vent Rien ne retient sa course horizontale |
La Sainte Victoire pointe son nez derrière la vigie surveille l’horizon Amandiers insérés par fragment dans le paysage Comment dire ce blanc à l’interface du ciel et de la terre |
Le vent Le silence
L’attente d’un mot Bruit des pas ça résonne dans le sec des cailloux |
La brume au loin comme un paysage des Indes Les lieux se mêlent |
Le souffle s’essouffle Le chemin monte |
Mettre dans mon sac un peu du parfum de romarin Mettre dans ma poche un petit caillou de garrigue Et prendre mon envol vers l’inconnu |
Long silence qui écoute l’espace
Les mots se perdent |
Devant moi mon ombre dessinée au sol avec son chapeau Elle avance à rythme sûr me guide sur le chemin |
Bruit sec des pas sur la terre caillouteuse
Longtemps |
Chaleur ivre La tête bourdonne dans toutes les langues |
Soupir comme une hésitation |
On a débroussaillé le haut du plateau Terre mise à nue Juste une petite couverture végétale raide sèche piquante Engins immobilisés comme de gros insectes sur le bord du chemin C’est l’heure de midi |
La respiration respire Sonorité du souffle
Toujours les pas sur le dur de la terre Avancer contre le vent |
Laisser l’espace l’horizon l’air sucré faire exploser les poumons Irrépressible besoin de marcher sinon c’est étouffement La marche fait vivre la vie circuler le sang nettoie les cellules écrase les mémoires Quand je ne marcherai plus il y aura la mort |
Crissement des chaussures sur le sol aride
Le pas s’accélère appuie sur le sol se fait plus rythmé pressé |
Chaque pas enfonce le moment présent dans la terre laisse son empreinte et puis poursuit dans l’ignorance |
Le vent tremble dans l’oreille |
Entretien avec Clara Regy
1. Devenir un ange...
Dire que devenir soudain « un ange » n’est pas chose aisée, surtout quand on a une haute idée des anges... Je vous livre à ce sujet cette phrase de Maria Zambrano qui m’accompagne depuis longtemps : "J’entends par utopie la beauté irrésistible, aussi l’épée d’un ange qui nous pousse vers ce que nous savons impossible ». Et la poésie n’est rien moins qu’une utopie en actes.
2. Pourquoi est-il si difficile de « parler » de « son » écriture ?
Une certaine réticence à prendre la parole, car l’écriture parle, je pense, beaucoup mieux que moi, et « sait » beaucoup mieux que moi « de quoi il en retourne ». Elle a un côté « prophétique » qui contient en germe ce qui est en devenir, comme si celle qui écrit était autre (comme un témoin) que celle qui est là au quotidien. Surprise parfois de retrouver dans des textes anciens des prémonitions de ce que j’ai actualisé ou dont j’ai pris conscience ultérieurement. Oui, l’écriture est un chemin de conscience, une confrontation à soi-même, à tout ce qui se bouscule, échappe, fuit, reste à fleur de mots et de conscience. Expérience retranscrite dans un des textes de mon dernier recueil : « Dire/Dire le dit de ce qui se refuse/réfugié dans l’ignorance/à sa lisière », « Donner mot à l’insoupçonné/ Sa part d’Inconnu/Espace à vif retenu à l’envers ». Et en cela l’écriture est une prise de risque – celui d’une mise à nue, de révéler une part cachée.
3. Marcher comme acte essentiel, pouvez-vous nous le raconter ?
- Parler de la marche, indispensable et salvatrice, et qui ouvre à l’acte d’écrire. Marche quasi quotidienne – qui est la signature même de la vie. Marche comme un rituel – où je ne me lasse pas de remettre mes pas dans les mêmes sentiers, entre les mêmes pierres – que ce soit sur les plateaux de Provence ou les espaces plus sauvages de mes Cévennes originelles. Je pourrais faire ces chemins les yeux fermés. Je viens de lire un petit recueil nommé « Ma », (roman japonais de Hubert Haddad) qui commence par des mots que j’aurais pu écrire : « La marche à pied mène au paradis ; il n’y a pas d’autre moyen d’y parvenir, mais il faut marcher longtemps ».
Et plus loin « je marche pour ne pas mourir »,« Il (Santoka) devenait un autre homme en marchant ».
- La marche comme pratique spirituelle. Et là, on rejoint j’allais dire « l’ascèse » - au sens de dépouillement - de l’écriture – qui fait advenir un Autre. Travail de transformation intérieure qui nécessite une discipline peut-être - en tout cas un effort, un engagement à aller au-delà des apparences au sens d’Héraclite : trouver « l’harmonie invisible, plus parfaite que l’apparente ». Le rapport à la Nature : marcher – c’est un processus d’identification au paysage – comme le manger, l’incorporer. Moment de « reliance » aux arbres, à l’espace, aux falaises. Et même plus, car le corps et l’être deviennent ce paysage, entrent en correspondance – cela parce que peut-être ils contiennent déjà en eux ces vides, ces aspérités, ces vallées, ces roches calcaires, comme le dit l’un de mes textes : « je recopie le paysage/ mot à mot/ jusqu’à l’enfouir dans mes cellules ».J’ai plein d’histoires d’amour avec les arbres et il en est un, dans les Cévennes qui est mon âme-sœur. Je lui ai même dédié un livre : « L’impatience du tilleul ».
Et l’écriture est à la fois témoin et média de cette inscription du corps dans l’espace et l’univers, de l’unicité de l’âme et du corps, de cette danse de l’être, de cette présence continue du souffle qui réunit le ciel et la terre. Et on en revient à « l’ange » qui est messager et médiateur.
- Marcher, c’est chercher le lieu d’origine : « Toute sa vie, on cherche le lieu d’origine, le lieu d’avant le monde » : Pascal Quignard. La quête de cet arrière-pays qui habite l’horizon de l’être. « Aller mon chemin/plus loin encore/ jusqu’à la nudité absolue jusqu’à mordre le réel/ sa fissure de lumière » (extrait de mon recueil « A bouche décousue »). Et pour moi, il est un lieu marqué par cette fissure de lumière, par l’échancrure de l’horizon qui a pour nom « col de l’Asclier », par la verticale d’un tilleul qui inscrit sa césure au creux des jours -Lieu de l’expérience d’une bascule vers ce « paysage premier » d’avant le monde, d’avant la langue, paysage fondateur. Là je me glisse sous l’écorce et me confonds à l’axe qui va de « Terre à Ciel » - blessure toujours ouverte – et qui engendre l’éternité. Beaucoup de mon écriture s’origine à cette expérience.
4. Entrer en écriture ?
C’est un peu comme « prendre refuge » dans le bouddhisme. Travail parfois difficile car je suis très indisciplinée – et j’ai tendance à m’échapper sans cesse. Mais quand l’écriture advient il y a une sorte de grâce – celle du retour à soi, à une terre première – échappée des tumultes bouillonnements et dispersions quotidiens. Espace qui permet de se libérer des conditionnements, programmations, informations, matraquage publicitaire, émotions ou peurs - parfois fabriquées par les média (comme lors de ce confinement). C’est une zone de protection ou de résistance. C’est entrer en zone libre. Retour à l’espace du souffle, au point immobile au lieu de solitude intérieure – qui est condition, je pense, de tous échanges et rencontres vrais.
5. La poésie et la vie...
La poésie ne vit pas dans son ermitage – du moins n’y reste pas. Elle a besoin de rencontrer, se frotter, confronter à d’autres « anges », comme un dialogue d’âme à âme, de pratique à pratique. Les anges poètes et aussi peintres, musiciens, danseurs… Métissage (pour employer ce mot cher à E. Glissant) qui advient à l’émergence même de l’écriture – voir certains textes écrits à partir de peintures ou chorégraphies. Ou advient dans la mise en voix – dans une interaction entre lecture, peinture, danse, voix, musique –où chacun a sa place dans un jeu de correspondances en écho et crée par là même une nouvelle figure. Rencontre aussi du lecteur, ou de l’oreille qui écoute. Rencontre de l’éditeur.
Et il s’agit, à chaque Rencontre, de l’émergence d’un nouveau « Visage » au sens de Lévinas, avec sa fragilité, sa pauvreté, sa nudité, comme une supplique à être entendu, veillé, reconnu dans son altérité et l’unicité de son chant.
Visage dans son « désir de connivence » pour reprendre l’expression d’Andrée Chedid.
Geneviève Bertrand
Née à Montpellier en 1949, à proximité de la terre cévenole, elle termine ses études de philosophie à Paris, qui se révèle la ville de toutes les découvertes - entre autre celles de la danse moderne, des arts martiaux, de l’ikébana, de la peinture contemporaine… rencontres qui habitent toujours sa démarche.
Le retour dans le midi en 1983 constitue une réconciliation intérieure d’où jaillit l’écriture.
A participé et participe à diverse revues et associations (Le Scriptorium, Souffles, Phoenix, Filigranes, Comme en poésie, Poésie Terrestre, La main millénaire…) et certains blogs (Déposition, Terre de femmes, Recours au poème...)
Aime croiser son travail avec celui de peintres, chorégraphes, musiciens.
Vit actuellement dans un village des Bouches du Rhône.
Aime jardiner et écouter pousser les plantes comme on écoute pousser les mots.
A été partie prenante de l’expérience d’écriture collective de « Malibert » : sous ce nom d’auteur trois amies poètes tressent leurs écritures sous la bannière utopique du nouvoiement.
Bibliographie
- Saisons Vives, Petit Véhicule 1998
- Elles, La Bartavelle 2000
- Une fenêtre claque, Clapas 2000
- L’enfance à venir, Encres Vives 2001 (Mention prix Gaston Baissette en 2000 de la Compagnie des auteurs méditerranéens)
- Ephémérides du silence, Encres Vives.2005
- Froissures (Prix troubadours 2006), Cahiers de poésie verte
- Brûlure du silence (haikus accompagnés d’encres du peintre L.X. Cabrol), Encre et lumière 2007
- Frontière de l’absence, Eclats d’encre 2008
- Quintette du rien (mention prix de la ville de Montpellier 2007), Encres Vives 2008
- Femme de l’ombre (haikus accompagnés de peintures L.X. Cabrol), RAC 2011
- L’impatience du tilleul, .ed. de L’Atlantique 2012 (accompagné d’une photocomposition de Daniel Vincent)
- Lever la dormance (accompagné des peintures de Colette Papilleau, ed du Petit Véhicule 2017
- A bouche décousue (accompagné des peintures de Bruno Danjoux), ed Unicité 2018
Dans le cadre collectif de Malibert :
- Tryptique pour un visage, ed de l’harmattan… 2010
- Tu n’as pas de maison, Encres Vives 2010
- Demeterre, ed de l’Harmattan 2013
Participation à des anthologies :
- « Pas d’ici, Pas d’ailleurs » : anthologie poétique francophone de voix féminines Contemporaines, ed Voix d’Encre
- « Eloge et défense de la langue française » dirigée par Pablo Poblète et Claudine Bertrand, (ed Unicité 2016)