Terre à ciel
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Gérard Cartier

mercredi 24 juin 2015, par Cécile Guivarch

Gérard Cartier est né en 1949 à Grenoble. Vit en région parisienne et à Chambéry. A longtemps été ingénieur sur de grands projets, dont le tunnel sous la Manche (chef de projet du terminal français) et la liaison internationale Lyon-Turin (directeur des études et projets).

A longtemps écrit dans les interstices du métier. Poète (prix Tristan-Tzara et Max-Jacob), critique, auteur de récits.

Une douzaine de livres de poésie inspirés par les troubles du siècle (IIe guerre mondiale, résistance en Vercors, guerre d’Algérie, Palestine, etc.) ou bien prenant la forme d’une autobiographie «  fantasmatique, qui ne coïncide pas avec sa propre existence mais en est comme l’image mythique » (Y. di Manno). Tristran est librement inspiré de la légende de Tristan et Yseut.

Un recueil de récits écrits en compagnie de ses écrivains d’élection, en hommage « aux saints Lagarde et Michard » (Cabinet de société).

Traducteur de Seamus Heaney.

Maître d’œuvre, avec Francis Combes, de l’affichage de poèmes dans le métro parisien (1993-2007).

Coordonnateur de la revue électronique de littérature Secousse.

Site personnel : Au Monomotapa.

__________ALECTO !

__________ i.m. Robert Desnos

Septième jour de juin il descend en lui
Il est de ces choses dont Wang Wei dit
Qu’elles sont présence et absence nouées

Il a des hallucinations et parle des langues
Masque brutal d’où tombe par une fissure
Des mots inconnus

Le ciel tourne sur son aiguille
La lumière l’ombre ne se mêlent pas
Il n’a plus ici sa part

C’est la fin du jour il ne voit pas
Il n’entend pas le cri des martinets
Les lèvres agitées dans l’air muet

Son visage est une pierre savonnée
Dans son poing serré un bâton d’églantier
Maître des sommeils et de la pauvreté

L’ampoule veille seule
Il entre dans une nuit primitive
Un pays au dur parler

__________(Alecto !, Obsidiane, 1994)

 ?
__________LE DÉSERT ET LE MONDE

____________________ (Vercors, 1944)

Pourquoi malgré moi revenir sur leurs pas ?

Trente ans gardant au cœur cette pierre noire
qu’aujourd’hui seulement j’entreprends d’extraire

Comme s’ils se dressaient toujours sur les roches humides

Leurs vieux fusils pointés sous l’ombre des Focke Wulf

Secrets, taciturnes, préférant au feu des mots les balles
réelles

Ou ivres plutôt dans l’air raréfié, parmi les pluies et les
bandes d’oiseaux

Mais rien, le silence seul, la montagne énigmatique
comme un poème chiffonné

Vaine la réalité, et vain le songe ?

*

Les voix se sont tues ___ changent les monts et les landes
___ l’humide ___ le serein ___ glorifient le ciel ___ dans
l’à-pic ___ des cités hâtives dressent leurs échelles... ___
sous la fenêtre la table maculée ___ où reposent dans
l’encre ___ les liasses abandonnées ___ la mémoire
bientôt ___ n’aura plus de mesure... ___ de rares ombres
___ descendent parfois ___ se cachant le visage ___ est

  • ce pudeur ou l’éblouissement du jour tombant ___ ils
    frappent à la vitre épelant ___ un nom qui se perd dans
    le soir...

Est-ce vous ___ frères lointains ___ voix mêlées de larmes
___ que cherchez-vous ___ venez-vous étonnés ___ que
reverdissent les forêts ___ que sous l’ombre errante ___ les
rochers ne tremblent... ___ mais rien n’a changé
rien ___ chacun reste sur sa terre ___ vous dans le froid
___ nous dans les paysages de lumière ___ ne ___
pleurez pas ___ avez-vous donc laissé toute espérance
___ ne pleurez pas ___ le monde peut-être ___ se prépare
dans la nuit ___ par une éclatante jeunesse ___ à vous
consoler du désordre et du sang...

__________(Le Désert et le Monde, Flammarion, 1997)

__________MÉRIDIEN DE GREENWICH

Au-delà du rempart d’Hadrien où se livre
Le nord Seul avec les mouches insistantes
Et le souffle des phoques gris Je recule
Couché au pied de la lande des origines
Et je réinvente pour toi l’humanité
La plume appuyée sur un galet courtaud
Retrouvant dans sa grotte entre la cendre et l’eau
La vierge du silex Celle qui souffre et porte
L’arbre des générations la chair gonflée
Par le sperme et le lait Seule la forme importe
Seule elle fait don du monde C’est pourquoi
Déguisant le hasard je trace sur la pierre
Une image éblouie L’encre des yeux les seins
Bosses de grès blanc les cuisses Et le désir
Une imperfection des formes...

*

Passé l’Oykel plus de vie Ici l’âme est inutile
Émoussée comme le harpon des derniers Pictes
Tendue vers un but qu’on ne saurait atteindre...
Aller et se perdre dans le nord Un hiver constant
Qui confond les apparences Le corps n’y est rien
S’il n’est pas soutenu par un ressort puissant
Landes défleuries courant jusqu’à la mer
Rochers gluants trous d’eau rien à quoi s’accrocher
L’infini toujours qui semble à la portée
Et n’est qu’un leurre Je pense à toi parfois
Est-ce cela aimer Une longue exigence
Qui allège le fardeau de l’être Le vent
Les nuages des îles septentrionales
Et les oiseaux pillards qui tournent en criant
Dans le brouillard...

*

Ils brûlaient sans espoir Rien à quoi s’appuyer
Rien ne toucher des lèvres qu’après de longues nuits
Quelques mots incandescents Séparés par deux fleuves
Et tremblants d’une fièvre contraire Jamais
Rien de l’autre sinon ces lettres qu’un poignant
Souci de perfection faisait plus distantes...
Et dans l’hiver perçant Dans l’été inflexible
Ils veillaient en aiguisant la pointe qui profond
Pénètrerait son cœur Et rêvaient longuement
Sous le drap sombre un corps aux formes pures... Nous
La voix nous poursuit par le ciel Et l’image
Se forme sans obstacle au-delà des mers
Ta photo devant moi je songe à eux
Qui sans rien posséder réinventaient le corps
Et la chambre et le lit...

__________(Méridien de Greenwich, Obsidiane, 2000)

 ?
__________LE HASARD

Traçant la route à travers la montagne ___ seul
Entre rivière et ciel ___ (le chantier perdu
Dans les méandres de l’arrière
Un feu parfois ___ ou l’écho d’une explosion)
Les liasses de plans repliées ___ inspectant
Au théodolite les vallées ___ j’ai trouvé le makam
Un dôme sec d’où monte au milieu des couleurs
Un nuage en spirale ___ la géométrie
N’enferme pas le ciel des soufis...

Plus tard sur le plateau de la camionnette
Le casque sous la nuque et les pieds débottés
Je cherche dans un mauvais anglais le cœur
De Yunus Amre ___ dont l’un des vingt tombeaux
Accueille le soir au milieu des joncs
Et je m’enivre comme un bourdon dans la ruche
Soulever la poussière et fendre la montagne
Peuvent moins que quatre vers noués en tresse :
Que le poète amoureux verse le vin le miel
Et que dans le sommeil je me joigne aux parfaits...

*

Passé le tropique l’axe se perd entre des îles
Tessons d’argile abandonnés par les dieux
Où parfois une excavatrice
Remonte au jour sous un masque d’or
Un cadavre carbonisé

Leurs fils sont de maigres figures d’os
Qui savent pourtant quand le soir vient
Avec la bouche imiter le chant
D’oiseaux disparus dans un siècle lointain
Avant ___ bien avant que l’on sût y unir
L’harmonie des vers ___ du temps
Que la terre était molle

Et moi aussi si j’osais ___ je voudrais
Écrire une élégie dans un goût ancien
Assis sur le pont entre les treuils
Le Coran aux genoux ___ et rêver
La lèvre froncée sur le bout du stylo

*
 ?
La mer est visqueuse ___ le cargo peine
Chargé de ciment ___ au loin dans l’est
Les hommes redevenus sauvages
Ajustent la montagne au bout de vieux fusils
Restes des caisses trafiquées autrefois
Par quelque aventurier français

Si loin de la vérité ___ leurs jardins changés
Contre ceux de fruits amers...

__________(Le hasard, Obsidiane, 2004)

__________LE PETIT SÉMINAIRE

__________ (Les louanges)

Ils élèvent des temples. Ils dressent des autels où ils font la
nuit brûler des parfums. Ils prient et ils macèrent. Ils
écrivent sur des feuilles légères que la plume déchire. Ils
louent, ils se blessent, ils invoquent le vent et la fumée.
Elle reste distante. Ils lui donnent des noms inconnus des
états-civils et la flattent sous un masque emprunté. Elle se
moque mais les laisse espérer. Ils se plaignent : Qui va
plutôt que la fumée
... Elle les console et s’échappe
aussitôt. Plutôt que la flamme, le vent ? Ils en remplissent
des livres, répétés de siècle en siècle. Plutôt que le vent,
c’est la femme...

Puis ils brûlent tout, les Stances à l’inconstance et la
Défense de l’infini. Ils loueront désormais un visage
imparfait et un nom ordinaire. Elle ne sera qu’elle-même,
fragile et changeante, non plus cette statue de sel à
l’implacable beauté, mais soumise au feu des années,
lourde et fertile, protectrice, grisonnante : Juliette,
Mathilde, Elsa... Ils remontent longuement le courant qui
pourtant les emporte, regardant sans frémir le ciel qui
s’assombrit. Puis leur vœu n’est plus que d’une tombe,
une pierre sous un bouquet d’arbres où leurs noms se
confondent :

Dormir du sommeil de tes bras
Dans le pays sans nom sans éveil et sans rêves...

Je n’ai pas brûlé ce qui n’était pas elle. Et longtemps,
feignant d’aimer un être plus parfait, je l’ai louée sous des
noms frauduleux. Mais les années qui éliment les corps et
gâtent les pages, les années ont passé sans nous user. Nous
suivons sans nous hausser la trace de ceux qui ont fait tant
de bruit. Nous disons parfois leur nom, nous venons
parfois écouter sur leur tombe les oiseaux se plaindre et le
vent frotter sa corde dans les branches. Nous les envions,
comme d’autres, peut-être, nous envieront un jour, rêvant
à leur tour devant le lieu de nous où toute chose se
dénoue
...

*

___ (6ème droite, porte ?)

O ___ que revienne
___ le premier hiver ___ qui à peine
se souvient ___ verse-lui
___ le thé brûlant ___ broie
sur ta planche ___ poudreuse
___ les couleurs ...

Peins l’ombre ___ peins
___ la lumière ___ pinceaux
entre les dents ___ puissante
___ comme ___ un dieu
peins la joie ___ lancinante...

__________((Le petit séminaire, Flammarion, 2007)

__________TRISTRAN

___________Ils veulent subir cette passion que les blesse
___________Et que toute leur raison condamne…
___ L’ivresse

Tant d’autres l’ont rêvée ___ clair visage œil changeant
___ des poils fauves à la liesse sauvage ___ tout l’or
tombant en tresses... ___ sous des lèvres mobiles les dents
___ comme une arme et un ornement ___ un menton
en triangle ___ et toute la géométrie de la beauté ___ ils
l’ont apprise et répétée ___ et insinué ce que les mots
___ ne savaient dire dans les règles ___ l’épaule creuse
___ les seins ___ comme un pan de cuirasse ___ la
hanche entaillée ___ et les formes qui s’effacent

Ils ont nommé les instruments ___ une fiole de lovendrin
___ un pansement sanglant ___ et bientôt ___ se
prenant au piège d’un pur visage ___ ils changent leur
nom pour celui de Tristan ___ et rêvent la chair
dans leur étroit carreau un ciel extasié ___ puis le soir
descend entre deux stèles ___ ils reviennent à eux
à genoux dans leurs cellules froides ___ et disent en
grimaçant ___ l’amour une faute ___ et un châtiment...

*
 ?
___ La mort

Ils mentaient pour nous enseigner ___ flattant notre
humeur ___ une galimafrée d’éloges et de ruses ___
dressant à l’écart du monde ___ un lit odorant ___
faire de soi l’offrande ___ et posséder ___ ce qui n’est
pas d’ici ___ s’ils disaient poison la lueur dans leurs yeux
___ et désert ___ les collines sauvages ___ nous
n’entendions pas ___ embrassant dans un frisson ___ une
vision puissante ___ où la raison ne parlait pas

Ils se sont tus dans un hoquet ___ et le chagrin nous
saisit ___ à genoux dans un marais acide ___ qui
dissout les passions ___ et conserve les corps ___ pour
l’édification ___ des générations à venir ___ tourbe
épaisse où tout revient ___ et le poison qui coulait dans
leurs veines ___ passe aux fleurs éclatantes ___ aux
épines ___ aspiré par les racines noires ___ colorant les
baies des fossés ___ les mousses ___ et les pierres...

__________(Tristran, Obsidiane, 2009)

 ?
__________LE VOYAGE DE BOUGAINVILLE

______________________Voilà... la vie est passée...
______________________(Tchekov)

Cerisiers dans la croisée et le chant capricieux
Des linottes je suis ce vieillard en costume estival
Chancelant sous son passé rêver sous un nom autre
On peut être heureux de rien et de rien pleurer
Une femme passe dans un miroir ___ mais d’elle
Rien envolée avec le printemps on peut frémir
Enfermé dans sa momie sous la nuit des cintres
Et se regarder souffrir ___ la lumière change
À la vitesse des sentiments ___ puis c’est l’hiver
La neige en confetti volette sur les planches
On est seul maison abandonnée les lourds volets
Battent au vent miroir piqué de cendres
Au mur un portrait penche ___ sévère égérie
Les cheveux tirés où nichent les faucheux
Ses yeux seuls semblent vivre ___ tout l’art
Cède devant ce morceau de ténèbres
C’est presque le silence ___ qu’il dure
Poignant ___ jusqu’à ce qu’on meure à son tour
Mais non les voilà tous à sortir du tombeau
Et renaît même au milieu des costumes celle
Qu’on croyait à jamais perdue

__________(Le voyage de Bougainville, L’Amourier, 2015)


 ?
Poésie

  • Le voyage de Bougainville - L’Amourier, 2015
  • Tristran - Obsidiane, 2010
  • Le petit séminaire - Flammarion, 2007
  • Le hasard - Obsidiane, 2004
  • Méridien de Greenwich - Obsidiane, 2000 (Prix Max Jacob)
  • Le Désert et le Monde - Flammarion, 1997 (Prix Tristan Tzara)
  • Introduction au désert - Obsidiane, 1996
  • Alecto ! - Obsidiane, 1994
  • La nature à Terezin - Europe Poésie, 1992 (encres de Michel Harchin)
  • Passage d’Orient - Messidor, coll. Digraphe, 1984
  • Le montreur d’images - Saint-Germain-des-prés, 1978

Récits

  • Cabinet de société - Henry, 2011
  • Du neutrino véloce - Passage d’encres, 2015

Traduction

  • La lanterne de l’aubépine de Seamus Heaney, Le Temps des Cerises, 1996

Théâtre

  • La déportation d’Hermès Pièce radiophonique, France Culture, 1987

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