TIGANESTI
La campagne éteinte
La pluie claque
Souffrent les arbres tordus et suppliants qui,
Dans une diagonale ridicule,
Un dernier sursaut de dignité
S’arrachent de leurs lits pour prendre leur envol
Les animaux aux regards fous
S’exilent vers des déserts hypothétiques
Seule la terre exulte
Elle avale goulument
Une soif impossible à étancher
Au point que la Garla d’habitude plutôt calme et marron claire
Déborde d’agitation et devient couleur de pierre
Refluent à sa surface
Des cadavres de vélos rouillés
Des jouets déréglés
Les seules silhouettes perdues dans le lointain
Plongent dans la brume jusqu’à la taille
Commérages des feux de cheminée
Les fenêtres sont comme des écrans opaques
Ombres gesticulant d’une pièce à l’autre
Buées de souffre et de misère
Ce sont les verres qui claquent à présent
Un tintement continu
Parfois, des voix encore humaines remontent vers le ciel
Et rencontrent l’écho du tonnerre
Les bancs en bois devant les portails sont vides
Leurs pieds sont rongés jusqu’à la moelle
Les mauvaises herbes s’y installent
Se liquéfient les traces de pas
Les chiens errants boivent leurs empreintes
La forêt dévêtue dévisage impuissante
La vie se calfeutrer
Les rires se murer dans l’hiver
LE PIQUET
Apprendre oui
D’une bouche cruelle
Non merci
Ma tignasse était bien trop rebelle
Mon stylo dérapait
De la leçon
Il n’en avait que faire
Il préférait délirer
Sur la petite Audrey
Ou la Vanessa
Au choix
La Michelet s’en rendit compte
Au piquet et que ça saute
Le front collé à la peinture
Les mains noircies derrière le dos
Mes chefs-d’œuvre confisqués
Les camarades hilares
Audrey et ses yeux secs
La nuque définitive de Vanessa
Les bourrasques de la mère Michelet
Une heure, deux heures, trois parfois
A compter les fissures
Quand soudain
Un rayon s’égarait
Réchauffait mon coin d’ombre
Comblait les blancs
Des gâteries d’un autre monde
Celui d’avant les lundis
Où les dimanches s’étiraient à l’infini
Les cerises en cascade
L’indigestion obligée
Les tentes dressées au milieu du jardin
Ma couche sous les étoiles aux côtés des copains
Nos flèches en pierre dans les carreaux du voisin
La Michelet tira aussi sec le rideau
Fin de mes jeux interdits
Retour au mercredi
Au mur fraichement repeint
Aux rires bêtes
Pleurant sur la lumière
Qui continuera sa route
Et moi je serai là
Captif
Lorgnant du coin de l’œil
La mappemonde pour école buissonnière
A VENDRE
Ce portail déjà repeint
D’un blanc clinique, sans légende.
L’hésitation de l’étranger
De celui qui n’est plus invité
Le pousser pour la dernière fois
Cette allée qui n’en finit pas
Ridicule en ce jour de contre-vérité
Trop poli, taillée au carré.
Là où autrefois
Tous les jeux étaient à la fête
Cricket, pétanque, balle au prisonnier
Le temps entre les hautes herbes, dévoré
Parcelle d’un rien mais tout mon universLa vieille d’en face me comprenait
Elle m’a vu évoluer entre les branches
Bachoter mes crimes
Badigeonner son linge blanc de cerises pleines à craquer
Puis prendre la fuite
Egrenant de petites taches rouges sur mon chemin.
Autrefois drapée dans son rideau
Les yeux furibards
Elle n’est plus là
Une fenêtre vide ne donnant plus sur rien
Le pâle reflet d’un autre temps
Je ne peux plus m’excuser
Mais quelle importance
C’est à mon tour à présent
D’observer des vies s’inviter par-dessus d’autres vies
L’enfance s’arrête iciDerrière la porte, un seul rescapé
Posé bien droit sur une chaise pourtant boiteuse
Mon bigoudi fluorescent vert et rouge
Sur les murs, en apesanteur
Des cadres fantôme
Révélations photographiques sans mémoire
Je décrypte quelques hiéroglyphes sur le tapis
Comme mon bureau qui devait se trouver là
Dans ce coin vide
Sur ces quelques planches Ikea
Je me réinventais une vie
Je bûchais l’avenir
Mon père m’agaçait
Mastiquant des cacahuètes derrière mes oreilles
Le sèche-cheveux de ma mère à plein régime
Le problème insoluble des équations insondables
L’arbre qui poussait si vite que ses branches s’invitaient dans ma chambre
La promesse du printemps dans une maigre corolle
Les yeux de loups incrustés dans le bois
Hurt de Johnny Cash sur une vieille radio oubliée dans le grenier
EN TRAVAILLANT LA TERRE
Le vieux est là
Muet comme une souche
Il attend que le nuage passe
Ses outils sont comme des promesses
Un supplément de force
Malgré les années
Chaque muscle est à sa placePour faucher
Bêcher
RatisserJe regarde ma main
Pas un pli
La finesse des doigts qui ne trompe pas
Elle n’a donc servi à rien
Le vieux ne me le dit pas
Trop brave
Sa poigne montre l’exemple
Mes pas deviennent les siens
Je suis vite à la traîne
Sans un mot
Le voilà qui porte deux fois plus que moiJ’ai vu la ville de près
ses fulgurances
Ses éclats mystiques
Ses passions au rabais
Rastignac du pauvre
J’ai croisé le fer avec elle
Ne blessant que moi-même
Le vieux n’a rien vu lui
Aucune lutte
Une simple ligne d’horizon
Des remparts de forêts sous un ciel vide
Il ne goûtera jamais à l’ennui qui élève
Aux délices de la foule
Son champ sera sa seule ivresse
Compagne sans reproche
Et pourtant lui en a palpé de la terre
Sué pour la rendre fertile
Son nom restera une empreinteQue laisserai-je dans le bitume ?
Des projets froissés
Des rêves léthargiques…Au loin je vois des tours
Les murs se rapprochentQue restera-t-il du vieux
Quand même les arbres alentour seront maigres comme mes dix doigts ?(Tiganesti, Roumanie, juillet 2020)
Entretien avec Clara Regy
Auteur d’un récit, d’un roman, réalisateur et scénariste, vous consacrez actuellement votre temps à la « vie » d’un média en Roumanie, quelle place occupe alors la poésie dans votre quotidien ?
J’ai choisi de quitter Paris, la France qui est mon pays d’origine, pour aller travailler dans des fermes en Irlande puis tourner au Liban et enfin m’installer en Roumanie et me consacrer pleinement à la poésie, à la littérature. Cela n’a pas été simple mais j’ai vite compris qu’il fallait devenir mon propre patron pour avoir cette liberté d’écrire et donner ainsi toute la place à mes passions, en commençant par prendre mon travail au sérieux. Je lis donc beaucoup et quotidiennement, car je me suis avant tout construit grâce à mes maîtres : Fondane, Rodanski, Larbaud, Baudelaire, Prevel, Daumal, Gilbert-Lecomte, Cendrars, Quasimodo, Pessoa, Ginsberg, White, Essénine, Dietrich, Eliot, Whitman, Laforgue…pour ne citer que les figures principales de mon Panthéon. J’ai attendu longtemps avant de publier deux recueils, Conspiration du réel (Unicité) et Imprécations nocturnes (Conspiration Editions), de partager mes poèmes dans des revues un peu partout en Europe et ainsi aller au contact des lecteurs mais sans forcément multiplier les publications chez des éditeurs car je pense qu’il est important de laisser la nécessité guider notre travail plus que notre ambition, écrire quand il n’y a pas d’autre alternative possible. Il y a beaucoup trop de livres et très peu d’entre eux sont guidés par une nécessité profonde.Vous vous êtes notamment intéressé à Rimbaud, au point de vous en inspirer pour un court-métrage. Quelle place « trouverait-il » dans notre vie aujourd’hui ?
Oui Rimbaud a été le premier poète auquel je me suis identifié à l’adolescence lorsqu’en banlieue je sentais que je n’étais pas vraiment à ma place. Comme lui, je rêvais d’un ailleurs et comme lui, ma sensibilité me mettait souvent en conflit avec les autres, en commençant par mes proches. J’ai justement écrit un poème dans mon premier recueil qui répondra beaucoup mieux que moi à cette interrogation :POUR QUI PARLE LE POETE ?
Où est-il celui qui parlait le langage des astres ?
Celui capable de réformer le monde
Ou de l’embraser d’un souffle acide
De l’enrouler d’un bon mot
Jusqu’à l’implosion des sens
De faire de tout ce qui était
Cendres incandescentes
Où es-tu ?
Toi le dernier Nadir
Fais-nous entendre ta voix
Tu ne peux plus t’adresser qu’à une poignée d’hommes
Tu dois parler à tous
Descends de ton Zénith
De ta copieuse bibliothèque
Reviens-nous d’Abyssinie
Avec de l’or autour de la taille
Distribue tes trésors au peuple
Accompagne les dans leur retraite
Mais il est peut-être déjà trop tard
Car voici venu le temps des nombrilistes
Des briseurs de rêves
Dans ta silencieuse fureur
Tu nous as tourné le dos à tous
Sans distinction aucune
Ton verbe est à présent inaudible
Ta race est devenue la triste risée des puissants
Invente donc un nouveau langage
Libère-nous des mères abusives
Des costumes étriqués
Embarque-nous dans tes soirs bleus d’été
Fais de chaque vision
Notre éternité
Reviens-nous
Toi l’enfant
Le voyant
Le dernier mendiantLes 2 grands thèmes de vos écrits semblent se tenir autour des voyages et de l’enfance. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Pour moi les deux thèmes énoncés sont tout simplement des thèmes fondateurs. Nous les retrouvons souvent dans toutes les grandes œuvres artistiques. Partir vers un ailleurs est le chemin le plus sûr pour se rapprocher des premières perceptions de son enfance. Je suis contre une certaine poésie de « posture » qui utilise l’actualité pour émouvoir, pour séduire, donner l’impression d’être de son temps, de témoigner pour les autres dans une empathie souvent feinte. La poésie questionne toujours le réel, c’est un fait mais elle sert également à mieux se connaître, à livrer la part la plus honnête et intime et souvent aussi la plus sombre de soi-même. En cela, elle ne sera jamais datée, à la différence de nos actualités.
Vous dites ne pas être -un auteur de l’immobile- vous dites même « écrire en marchant », serait-ce une métaphore ?
Me concernant non, ce n’est pas qu’une métaphore, je suis un marcheur. J’ai fait beaucoup de treks, d’ascensions, des déplacements à pied dans la cité ou en dehors des chemins balisés par le tourisme de masse. Je cherche par l’errance à mieux en apprendre sur moi-même et sur le monde qui m’entoure. Je pense que nous devrions tous un jour ou l’autre sortir de notre zone de confort, pour vivre plus intensément, nous remettre en question. Il est difficile pour moi de créer en restant statique, en acceptant de stagner à l’endroit où le destin (ou autre chose) a décidé de me placer. Fuir son centre donc pour peut-être mieux y retourner un jour, ou tout du moins, y revenir de manière plus apaisée.
Question subsidiaire : définissez ce qu’est la poésie pour vous en 3 mots
Introspection/vérité, (quête du) sacré, musicalité.
Grégory RATEAU est un écrivain et poète français né en 1984 dans la banlieue parisienne et vivant aujourd’hui en Roumanie où il dirige un média. Il est l’auteur d’un premier roman, Noir de soleil, chez Maurice Nadeau (sélectionné au Prix France-Liban et au Prix Ulysse du premier roman 2020) et d’un premier recueil très plébiscité, Conspiration du réel, chez Unicité. Ses poèmes sont valorisés dans plusieurs anthologies et dans une trentaine de revues en France/Corse, Belgique, Suisse, Roumanie, Portugal, Pérou, Haïti, Espagne et Italie (Arpa, Europe, Esprit, En Attendant Nadeau, Verso, Place de la Sorbonne, Points et Contrepoints, Le Persil, Traversées, Bleu d’encre, Recours au poème…). Son nouveau recueil, Imprécations nocturnes vient de sortir chez Conspiration éditions ainsi qu’un livre illustré de ses poèmes en collaboration avec le peintre Jacques Cauda, Nemo, chez RAZ éditions.
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