Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

Accueil > Un ange à notre table > Guillaume Dreidemie

Guillaume Dreidemie

lundi 17 juin 2019, par Cécile Guivarch

« Elle va mourir »
Son nom est écrit au crayon à papier.
Il y en aura un autre, bientôt

Pour le moment,
Nous avons encore les yeux ouverts.

Dans ses derniers jours,
Plus beaucoup de lumière.

Je ne la retiens pas,
J’ai l’impression que c’est moi qui me retire.

Si je sors d’ici, si on me dévisage,
Personne ne comprendra le sourire,

Car je me suis perdu au milieu de ces draps,
Mon corps est entré dans un très long sommeil.

Les rideaux laissaient un espace au jour,
Mais si faible pour empêcher la nuit.

Nous aurons un murmure,
Un mot le souffle rare.

Je ne la retiens pas, je sais que je pars avec elle.

Ses cheveux dans le soleil
Donnent un sens à la lumière.

Qu’ai-je à faire qu’elle respire
Et pourquoi restes-tu
Avec elle comme les loups
Leur proie soumise ?

Il n’y a pas besoin de prier
Pour que les roses vivent ou meurent,

Prions.

Hier n’est pas que dans le souvenir,
Il est là,
Dans la fraîcheur des fruits,
Dans tes mains qui forcent la grille,
Le jardin pourrait apparaître.

Il n’y a plus de roses, détache des branches
Les feuilles mortes. La chair empiète
Sur le matin des pierres.

Où veux-tu en venir
Par ces mots-là, et ce miroir ?

La mort a enfanté nos visages
Décidant de nos replis.

La mort
Que cela se fasse au puits
Qu’annonce le visage
(Il a les mains brûlées).

Regarde ses mains, ignore
Ce qu’elles ont touché,

Quelque parcelle à dire nue, où gît
L’hiver encore.


Petit entretien avec Clara Regy

Nous commencerons par une question habituelle : quelle place occupe la poésie dans ton quotidien ?

Par chance, il y a de petits événements qui nous sauvent, vivifiants ; ils ralentissent l’épuisement, par leur passage éclair. Furtifs, pour parler avec Damasio, leur trace n’est pas encore numérisée, bigdatisée : c’est là, je crois, qu’est l’espace quotidien de la poésie, tissé des êtres qui échappent encore au Réseau, aux ravages de l’ultralibéralisme sur notre santé, mentale surtout.
En ces temps de détresse, la poésie doit prendre la forme d’un murmure, au quotidien… Le murmure (titre de mon premier recueil), c’est sans doute cette parole dont l’enjeu politique est énorme : par le murmure, je balbutie un quatrain dont le début ni la fin ne parviennent à l’oreille de Los Angeles. Mais j’ai reçu un mail de San Francisco, ce qui m’inquiète : ils commencent à être inquiets d’une parole qui leur échappe… Donc, je travaille d’arrache-pied, esquissant le geste aimable de soulever mon chapeau imaginaire au passage d’une Dame… dont les cheveux verts comme son régime alimentaire rendent son Sexe impossible à deviner.
Je doute de la place de la poésie dans un Espace transhumain, c’est-à-dire dans un monde où nous aurons pris la place des dieux, fidèles au principe platonicien d’Excès de notre finitude… Mais on ne trompe pas Zeus impunément ! Voyez Prométhée : par le Sacrifice qui déroba aux dieux les plus douces chairs, le Titan fut livré aux pires supplices… Depuis, l’homme tente d’échapper au destin de Prométhée, en ne consommant plus les viandes : ce retour à la Graine, au Végétal, ne peut être que le signe d’un vague espoir de recouvrer une santé, un meilleur foi ! En interdisant à l’Homme de consommer la viande, les Végan refusent le geste prométhéen et reviennent à l’Orphisme, à Pythagore, dont les pratiques végétariennes signifiaient déjà le refus d’un monde soumis aux dieux c’est-à-dire d’un monde où l’ordre naît d’une faute première : la faute du Titan…
Or un tel refus du Sacrifice a fait de notre monde une comédie, au sens hégélien du terme, car la Comédie désigne ce moment dans l’histoire où l’homme devient le destin des dieux… Fatum inversé. Détériorer son foi apparaît alors comme la seule solution, au quotidien, pour retrouver le sens tragique de l’existence ! pour reproduire, fidèlement, le geste de Prométhée.

Tu utilises des termes forts pour parler de ton écriture : inquiétudes, obsessions… Peux-tu nous expliquer cela ?

Je suis obsédé par l’idée de préserver une tradition, et mon écriture doit s’en ressentir. Aujourd’hui, le mot « tradition » a tendance à faire peur, car il devient synonyme de repli sur le passé, par opposition à l’avenir. Or, pour qu’une projection lucide vers l’avenir soit possible, il faut retenir le passé, je n’invente rien en disant cela. Se projeter lucidement vers l’avenir, c’est lui donner un sens encore humain… Mais c’est loin d’être gagné : les plus grands projets scientifiques s’ingénient à nous rendre immortels, à plus ou moins brève échéance… Si le projet écologique finit par s’imposer en même temps que le projet transhumaniste, alors nous aurons de très vieux individus invulnérables au milieu de vaches sacrées… mais nous n’aurons plus d’humains. Ce qui, en tant qu’homme, m’inquiète.
Il y a une poésie possible après Bonnefoy si certains d’entre nous s’aventurent à exprimer les émotions vives ressenties à l’idée de cette perte de l’humain, car toute poésie naît d’une perte, même dérisoire : la perte des dieux a été chantée ; nous pouvons à présent chanter la perte de l’homme… Or, assez rapidement, il n’y aura plus d’hommes pour chanter… et pas plus d’hommes pour écouter ce chant. Il faut donc admettre que notre travail est de courte durée, car, très bientôt, ce sera une Intelligence Artificielle qui se délectera de nos vers… IA chantera Baudelaire pour IA, et IA rêvera, de rêves très humains, né d’aucun homme…

Quels auteurs - poètes ou non - te semblent essentiels dans ton cheminement ?

Virgile, Villon, Verlaine. Antiquité, troubadours et décadence. Je parlerai ici de Virgile. Il n’admit pas l’absence des dieux. Dans les Bucoliques, le chant de Silène commence par la genèse du monde, et cette genèse est une figure de celle du chant poétique, qui, par une sélection des mots et de leur emplacement, crée l’harmonie… La corbeille composée par Corydon est une image du travail du poète, qui cherche les mots à élire comme le berger cherche les fleurs et fruits qui conviennent à l’expression métaphorique de son amour… « Il suffira, divines Piérides, à votre poète d’avoir chanté ces vers, tandis qu’assis il tressait une corbeille en brindilles de mauve. » La création poétique est l’émergence d’une harmonie, toujours menacée, et Virgile en a conscience : les fruits pourrissent dans la corbeille, les arbres sont brûlés… Et in Arcadia ego… Mais le berger grave dans l’écorce d’un hêtre le chant qui célèbre la mort de Daphnis, le pâtre divin, l’inventeur de la poésie pastorale… Les Arcadiens considéraient que le chant était vital : en ce sens, tout vrai poète est arcadien. Virgile propose une morale qui ne pèse pas, ce que La Fontaine appellera la galanterie : en ce sens, les idylles d’Arcadie, à l’écart de la ville, sont les Fêtes galantes de l’Antiquité, les Fêtes galantes avant Watteau… Des ombres accompagnent leurs chants et, sous un ciel annonçant quelque proche malheur, une ombre amoureuse passe, laissant sa main légère effleurer la terre et caresser leurs fronts… apaisant, un instant, les souffrances.

Peux-tu nous présenter la revue papier « L’Echarde » que tu codiriges ? Comment est née cette « aventure » ? Et tout d’abord pourquoi avez-vous choisi ce curieux titre ?

Au cœur d’une clairière, dans le ventre d’un bateau, sur les hauteurs d’Annecy et vignobles d’Ardèche, parmi les cadavres de Belette (les photos le prouveraient), à Lyon, enfin, en ces rues de Saint Jean, nous nous sommes réunis, amis, autour du foyer de la Poésie car, là, il y a encore des dieux, pour parler avec Héraclite qui en trouvait partout, des dieux – aux latrines mêmes ! Aristote, qui est notre Père à tous, soulignait les vertus de l’amitié : on ne saurait trop y insister ! Je n’ai pas peur de parler d’ « inspiration » : l’amitié agit comme une Muse, elle m’a soufflé quelques chansons qui, d’après les critiques, feraient partie de mes meilleures productions.
L’Echarde, du moins telle que je la comprends, c’est une volonté de relever, au sens hégélien du terme, une certaine poésie 19ème c’est-à-dire travailler à la suite, en lien, attentifs à leur parole, les Décadents de fin de siècle que sont Rimbaud, Verlaine et Laforgue, l’œil toujours sur Baudelaire, car ces gens-là, pour parler avec le Grand Jacques, ont des vérités qui ne devraient pas être oubliées, mais qui le sont, pourtant, par les littéralistes et autres analytiques de notre époque puis des siècles à venir (s’il y en a).
Négliger le lyrisme, plus précisément le lyrisme de la génération romantique qui commence avec Rousseau, poursuit avec Vigny et s’achève avec nous, peut-être, c’est négliger une conviction fondamentale : la poésie peut ouvrir les yeux sur la vérité. Une forme d’Anti-Platonisme, du moins une opposition au platonisme scolaire, que nous ne rejetons pas uniquement, donc, pour son vieux rêve transhumaniste…
Pour notre revue, nous avons hésité entre différents titres : d’abord, nous avons songé à « Voix d’extinction » mais c’était un peu pessimiste… trop sombre… On en a eu marre de l’Apocalypse. Alexandre Gouttard lisait un commentaire de Chestov sur Kierkegaard, où ce dernier parle d’un concept de Saint Paul : l’écharde dans la chair. Dieu met une écharde dans le pied de Saint Paul afin que celui-ci reste humble. Pour Kierkegaard, l’écharde dans la chair, c’est le mode par lequel les révélations arrivent. On ne voulait pas passer pour des chrétiens… mais on souhaitait une réconciliation, au sens hégélien du terme, là aussi. Ce qui fait que L’Echarde est resté, c’est qu’on peut dire « échardiens » : on a l’idée de faire rassemblement, de rassembler certaines voix qui partagent les mêmes convictions, notamment une : l’échardisation de l’être, cette idée que la poésie accède à des vérités de manière accidentelle : on caresse un bout de bois et, d’un coup, ça fait mal…

Et pour terminer, la question subsidiaire : 3, 4 mots que tu rattacherais volontiers à celui de « poésie » ?

Inspiration, vérité, secret et murmure.


Guillaume Dreidemie, né en 1993, à Lyon. Il enseigne la philosophie et rédige actuellement une thèse sur la barbarie. Publié dans plusieurs revues de poésie, parmi lesquelles Incertain regard, Décharge, Verso, 17 secondes, Comme en poésie... Son premier recueil, Murmure, est paru aux éditions Encres Vives, en 2018. Il poursuit l’écriture d’un second recueil.


Bookmark and Share


Réagir | Commenter

spip 3 inside | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 Terre à ciel 2005-2013 | Textes & photos © Tous droits réservés