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Hep ! Lectures Fraîches ! (octobre 2014)

lundi 20 octobre 2014, par Cécile Guivarch

normale saisonnière, Sofia Queiros, éditions Isabelle Sauvage

Petites scènes de vie en apparence ordinaires ou pas. Souvenirs, quotidien, évocation de la maladie du père. Au fil du texte, le père est mêlé au paysage, à la neige qui fond, à l’arbre qui ne passera peut-être pas l’hiver. Le jardin est très présent, comme un quotidien qui permet de vivre. Mais c’est de « elle » qu’il s’agit avant tout. « Elle » qui vient dans chacun de ses poèmes, attentive aux hommes et aux femmes qui passent ou travaillent, « elle » qui se souvient, se rend à l’hôpital et suit les bulletins météo. Dans ces courtes proses la langue joue, s’enroule et se déroule, les pronoms s’emmêlent aussi parfois, tout cela de manière très naturelle, sans artifices. Sofia Queiros, son écriture vivante, son ton de petite fille parfois, marque le lecteur, déjà avec Carabines (l’Idée bleue), Et puis plus rien de rêves (Isabelle Sauvage).

Clear skies for many at first, somme mist and fog is possible towards dawn.

Elle a donné de l’eau de pluie au voisin. Elle a serré dans ses bras son vieux père à cause des spasmes au cœur de le voir si vulnérable. Elle a écouté une émission politique de crise morale et financière. Elle a creusé un trou dans son jardin qu’elle a tapissé de paille fine pour que s’y blottissent chat et autres bêtes et méchants - un peu de douceur et le temps passe à l’éclaircie. Elle a donné de l’eau de pluie au voisin deux fois. Ca ne peut pas faire de mal l’amour un peu.

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Ombre monde , Roselyne Sibille, Les éditions Moires

Comment communiquer avec un proche qui, suite à un accident vasculaire cérébral, n’a plus que ses yeux pour communiquer ? C’est avec émotion que l’on suit une année d’échanges entre Roselyne Sibille et son père, en soins palliatifs à domicile. Cet « homme-arbre » a désormais « la langue murée ». Il est conscient de son immobilité. Sa fille l’accompagne dans « l’Ombre qui va et vient ».
Certains poèmes sont emplis de lyrisme. Les images sont belles, proches de la nature et pleines de lumière, tout comme dans les autres recueils de Roselyne Sibille. La mort rôde dans ces textes mais « la vie déborde / éclabousse les prairies de boutons d’or ». On ressent la violence avec laquelle la maladie s’est abattue sur le père, l’a privé de ses mots, lui a mis des « barbelés dans la bouche ». « Il est tombé dans la gorge où disparaissent les mots ». La fille se tient au chevet du père, se souvient de l’enfance, de sa « petite main dans la sienne ». Le père dort désormais « de l’autre côté de l’ombre », et un voile le sépare des siens. Il lui reste le souffle, les yeux et les mains pour formuler des mots en silence. Sa fille se pose les questions du passage : « sauras-tu passer le seuil ? », et l’accompagne (« n’aie pas peur »), lui donne un peu de ciel bleu. Elle utilise passé, présent, futur, conditionnel car elle chemine dans ses questionnements, dans la façon d’accompagner son père vers la porte menant à la lumière.

« je questionne les dernières lueurs »
« le futur t’attend sous la marche / pour te guider quand tu passeras »

On peut lire aussi la note écrite par Mireille Disdero et peut être aurez-vous envie de lire ce livre qui le mérite.

Tu dors de l’autre côté de l’ombre
Un voile inconnu nous sépare
une épaisseur de rien
que ton souffle seul traverse

Je cherche
main ouverte
je la pose fragile
je tâtonne la paroi
j’appuie mes mots sur ton silence
Je cherche
Lesquels pourraient te rejoindre

Ce qui t’a emmuré
t’a volé
aussi
les couleurs
le blé en herbe qui éblouit la terre

Par quelle fissure t’apporte le bleu
ou l’angle de lumière ?

Puis-je caresser ton absence
avec une paupière d’espace
murmurer comme un sourire
dire ocre pour que tu voies dehors ?

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Pas même une brindille, Christine Bloyet, Editions Henry

Coup de cœur pour ce livre, qui m’a beaucoup émue. L’écriture de Christine Bloyet va par petites bribes. Les vers courts et le rythme « haché » suggèrent autant silences, retenues, syncopes et blessures. Les mots et les images sont choisis. Quand on commence la lecture de ce recueil, on ne sait pas bien le sujet traité, on devine une souffrance mais sans savoir laquelle. Ce n’est qu’en avançant dans le recueil que l’on comprend. On est surpris par la beauté des vers, par la violence qu’ils produisent en nous. On y lit la solitude, le désespoir. Une relation père/fille sous les coups et les plaies à guérir.

« tu ne dis pas / ma fille tu ne m’ / appelles / pas »
« tes /mains tombent / comme des fleurs maladives »

On lit ce recueil comme une lettre adressée au père, le tutoyant. Le « je » n’apparait que très peu et seulement vers le milieu du recueil, comme pour s’effacer un peu.

« je suis ta fille / pour rien / je me coule / dans le même ciment »

Il reste de cette relation « le poids de sel des larmes / jamais coulées » et l’âme du père « pillée ».
Et pourtant, « je t’ / appelle / mon père », soulève une question importante, le difficile pardon.

tu cries tu
casses en éclats le jour la nuit
tremblent en milliers
de morceaux tu
vois rouge est le ciel sombre tu
cries tu
frappes mon corps bleu
à grands coups
répétés ton
cœur bat contre moi
tu cries

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Le mémo d’Amiens, Jean-Louis Rambour, Editions Henry

Ici, on arpente une ville. On la visite. On passe devant chaque maison et on découvre l’histoire, non pas de l’architecture, mais des habitants. Ici, on lit une somme de portraits. 90 au total, débutant tous par « ici », suivi d’un nom et / ou d’un prénom. Chaque lieu habité, chacun avec ses peines et ses petites joies, ici dans la ville d’Amiens, comme partout ailleurs. Une somme de gens ordinaires mais chacun porte sa propre histoire. Ici, on fait une belle découverte, j’ai vraiment aimé ce livre. Une poésie attentive et pleine d’émotion et d’humanité.

XXXV

Ici Jennifer prononcer djé au début du prénom
Sinon elle reprend qui l’interpelle fautivement

Jennifer fait six enfants en sept ans Le prochain
Est prévu pour le deuxième tour des élections
Elle a un tablier à fleurs et fait aussi de la cuisine
Dans un temps de cuisson elle fait l’amour
En soulevant ses fleurs Il arrive qu’elle pleure
Mais peut-être est-ce l’épluchage Elle est
Heureuse elle le dit le répète Heureuse vraiment
Elle se penche parfois à la fenêtre du 10e étage
C’est une chance d’habiter si haut Le vent
A quelque chose de marin on dirait la côte
Et des bateaux de pêche au lieu des motos
Elle se penche trop craignent ses enfants

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Clôtures, Jean Le Boël, Editions Henry

Jean Le Boël, au fil de ses recueils, approche les hommes d’une manière singulière, qui ne peut laisser indifférent. Peut-être car il y a une attention, un amour, particuliers accordés à l’homme, à ses racines. Peut-être car il sait mettre en lumière ces « éclats de vie ». Dans Clôture, les hommes sont ruraux, entourés des bêtes qu’ils nourrissent. De par leur manière de vivre, de travailler, ils sont à la frontière d’hier et d’aujourd’hui. Les gestes qui reviennent chaque année côtoient ceux qui ont disparu. Une vieille, par exemple, est « cramponnée aux gestes qui lui restent ». Un autre, « son métier n’existe plus ». Tel un impressionniste, Jean Le Boël saisit des scènes de vie.
S’interroger sur le titre : Clôtures… Celles des prés, celles qui séparent l’enfance du monde adulte, celles qui séparent le temps passé et présent, celles qui séparent ou relient les poèmes entre eux.
Textes de mémoire, textes de campagne… C’est « la beauté de vivre » que nous donne à lire Jean Le Boël.

il est assis sur le banc
à côté de la porte on ne sait
s’il regarde ou si le paysage
est seulement là obscur devant
ses yeux gris si pâles si doux
si vides
il est posé sur le seuil
et ses pas ne le conduiront plus
ni au champ semé ni au verger
il est offert à la poussière et au vent
il ignore le soleil
il retient son souffle à entendre
mourir en lui des voix qui s’éloignent

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Pistes noires, Jean-Baptiste Pedini, Editions Henry

Etre dans un paysage de neige, osciller entre la nuit et le soleil du matin. Le froid et la maison où les radiateurs sont allumés. « La neige a fini par fondre », mais la nuit revient chaque soir jusqu’au prochain hiver. Lire ce livre en traversant une saison. Pas seulement la saison hivernale mais aussi celle de la vie qui passe avec des visages qui s’effacent. Jean-Baptiste Pedini décrit, plante le décor. En apparence, seulement, car il ne s’agit pas seulement de décrire la montagne en hiver, les conditions de vie, le salage, la solidarité entre les hommes, les pistes noires, mais également d’aborder des thèmes plus profonds, de vie et de mort, « parce qu’un jour, la roue tourne ». Le lecteur appréciera sûrement autant que moi, la façon dont sont écrits ces petits blocs, et à la fin de chacun d’eux, ces quelques mots qui font la chute.

Plus rien ne bouge dans le jardin.
Les congères ont tout fixé. Le
bassin, les mémoires, la cabane à
outils, jusqu’aux roses trémières
qui ne pèsent plus rien. On a laissé
la glace les mordre aux chevilles,
les enfermer dans ces igloos qui
font refuges ici et là. Quand
l’horizon serre les mâchoires.
Quand l’angoisse est trop vive.
Trop blanche. Saisonnière.

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Métamorphose du chemin, Hervé Martin, Eclats d’encre

Quand on parcourt un chemin, on est amené à se poser la question « où mène-t-il » ? Hervé Martin emprunte des chemins, tel un marcheur, et les « pas questionnent ». En observant la nature, il parvient à un dialogue intérieur. Dans la nature, on marche aux côtés de ce qui gît au plus profond de nous. Chacun va sur « son » chemin en quête de son histoire. Cela commence par l’enfance et le pays natal. Puis, avance avec le temps. On poursuit le chemin près de l’autre et avec la mémoire, « l’ombre / de ceux qui nous accompagnent ». Le chemin, c’est aussi « le mystère des choses simples » de ces paysages qui nous entourent. Parfois, on se retrouve « seul / devant l’immensité du ciel ». Mais tout compte fait, sur ce chemin de la vie, « des hommes qui passent », la roue tourne : « c’est moi à présent […] qui surveille les signes / d’une éclaircie possible ». Les lieux et la mémoire ont leur importance dans ce recueil d’Hervé Martin. Sa poésie est de celles qui vont vers la lumière et nous conduit à poser les questions existentielles.

Comment reprendre
le cours de ton histoire
portion de temps figé
aux commissures insaisissables
mêlé d’impressions et d’oublis

Comment avancer
scruter en tous sens
pour que tes pas assurent
le chemin de ton jour

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Me voici forêt, Jean-Pierre Denis, Le passeur éditeur

On peut lire ce livre, comme on se promène en forêt. Presqu’une performance de près de 300 pages consacrée aux arbres. Jean-Pierre Denis a planté une forêt de poèmes où ses arbres grandissent. Cinq livres composent ce recueil. Des arbres en général et de l’arbre en particulier, De chaque espèce selon sa nature, Des arbres dans le génie des lieux, Des arbres dans leur rapport au cosmos, Des arbres comme écriture et comme imaginaire. Un livre pour tous les amoureux des arbres. « Dire non seulement l’arbre, mais tout l’arbre, sa nature. Atteindre, par la métaphore de l’arbre, quelque chose de l’homme […] ». On se promène, d’une allée à l’autre, on s’adosse à tel ou tel arbre. On revient sur ses pas. On va et vient dans ce dédale d’arbres !

Les arbres oui mais la forêt
C’est encore autre chose
C’est toujours autre chose
La forêt que des arbres.

Les arbres d’eux la forêt
En somme n’a nul besoin
Comme si les dépassant en moi
Elle menait sa propre vie.

Les arbres que des arbres
Et seulement d’arbres la forêt
Ou peut-être de cet espace
Nu entre les arbres du rien.

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Je te vois, Murièle Modély, éditions du cygne

Murièle Modély aborde, de manière originale, une réflexion sur le couple mais aussi sur le monde. Le couple comme « compréhension du monde », la place qu’on y occupe et ce que nous y apportons. Langage des corps, dans le silence ou dans le bruit, dans le noir ou dans la lumière qui s’entremêle au langage du monde. « L’histoire la même » qui se répète chaque jour, en même temps que les corps et les mots. Murièle Modély sait passer du couple aux « gens hurlant » car ils brûlent. Elle mêle le quotidien aux images à la télévision que l’on zappe. Elle évoque toutes ces langues différentes mais écrit que finalement le soir, quelque soit la langue, toutes « les jambes s’ouvrent les yeux se ferment ». Nous vivons chacun dans un espace rétréci mais dans l’immensité. On se resserre sur le couple mais cela fait séisme en nos corps comme sur le monde. En continuant de nous accoupler, nous poursuivons ce qu’ont fait nos parents et l’histoire continue. La langue est simple, les mots justes certaines phrases sont « choc ». Murièle Modély apporte une réflexion sur le mot et le langage. Une auteure à suivre, assurément.

je baise tu fais l’amour on s’accouple
nous cherchons dans les syllabes à renouveler la chanson
de gestes réécrire l’histoire l’écartement des jambes
la fondation du monde nos feulements de chats
la fausseté métaphorique du bruit de lave
sous la bave la salive le jus de corps les glaires
notre éructation qui se rétracte comme une queue
plongée dans l’eau glaciale

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La tête et les cornes, z : éditions

Non, ce n’est pas un recueil mais le premier numéro de La tête et les cornes. On peut d’ailleurs visiter le site qui est consacré à la revue : http://la-tete-et-les-cornes.tumblr.com/, entendre ainsi les voix des auteurs publiés, commander ou s’abonner.

Cette revue a un chouette format, qui tient en main et dans une poche assez grande, genre celle d’un parka. Choix des textes par Benoît Berthelier, Maël Guesdon et Marie de Quatrebarbes. Cette présente édition, rassemble des traductions d’auteurs contemporains coréens et américains (Alice Notley et Alan Davies) ainsi que des textes inédits d’auteurs français (Marie-louise Chapelle, Marie Cosnay, Marc Perrin, Marie-Hélène Renoux) et un entretien avec Caroline Sagot Duvauroux. Le tout est d’une belle qualité et on attend déjà le prochain numéro en 2015.

Je pense galop
Je pense bras
Comme on dit bras d’un fleuve d’une rivière
Je pense gorge
Ainsi désigne-t-on la gorge d’une montagne d’un torrent
Je pense tête
Pour évoquer la cime des arbres les forêts
Je pense tête
Pour évoquer tout ce qui pense et imagine
Je pense biche
Je pense sabot
Comme à un soleil dédoublé

(Marie-Hélène Renoux)


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