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Hep ! Lectures fraîches ! Avril 2016

mardi 5 avril 2016, par Cécile Guivarch

Nageur du petit matin, François de Cornière, Le Castor Astral

Le récit poétique de François de Cornière est composé d’aller-retours entre le présent et le passé, les souvenirs vont et viennent, polis par les vagues. Le nageur va toujours plus loin vers le large et regarde le ciel, à contre-courant, avec des mots / des bouts de phrases pour aborder le bonheur, la peur, l’amour, la souffrance de la perte de l’être aimé. Ecrit à l’imparfait, le livre se déroule comme un film, avec des flashs backs. L’écriture, en apparence simple, n’en est pas moins profonde. François de Cornière a accompagné pendant dix ans sa femme, atteinte d’un cancer. Ils se rendaient, entre chaque rendez-vous à la clinique, à leur maison de vacances, en bord de mer. De ces séjours en Bretagne, il évoque leurs promenades le long de la plage, les châteaux de sable des enfants, les sandales d’une petite fille oubliées sur la plage, les petites choses simples qui font le bonheur des jours, ses nages matinales qui apparaissent comme essentielles pour l’homme comme pour le poète. La nage, avec le ciel qui l’accompagne, les sensations de courants chauds ou froids, l’impression de n’être plus qu’un corps, libère les pensées, permet d’aller contre le courant, autrement dit contre la maladie. Nager pour apaiser ses doutes et ses craintes. Après la mort de l’aimée, le temps du présent revient, l’homme poursuit les mêmes gestes qu’autrefois mais seul : Je me demande alors / si c’est vraiment loin l’imparfait / s’il est encore là le présent. Les poèmes sont ponctués des paroles échangées entre le poète et sa femme, ses phrases à elle qu’il a retranscrites dans un carnet, des notes griffonnées sur un bout de feuille. Nager pour continuer de faire surgir à la surface la mémoire de celle qu’il a aimé : les vagues / elles me parlent de toi. François de Cornière avait pensé ne jamais pouvoir écrire sur la maladie et la mort de sa femme, et pourtant ce livre est une réussite. Certainement avait-il peur de tomber dans la complaisance, le sentimentalisme ? Mais, c’ est avant tout un livre sur le bonheur, qui aide le poète à aller de l’avant sans rien effacer. Car la voix des morts perdure dans le temps. François de Cornière se souvient de ses amis poètes morts (Guillevic, Norge, Haldas, Roy, Chedid, Pierre Autin-Grenier). Il pense à Pas revoir de Valérie Rouzeau et assure que pas revoir c’est aimer toujours. Nager, écrire, c’est continuer de vivre. C’est aller dans un sens, mais aussi revenir : dans le sens de la nage / quand bien même on traverse des vagues / c’est sur soi qu’on revient. C’est d’autant plus émouvant que François de Cornière n’avait pas écrit depuis une dizaine d’années. Ce livre prouve que la vie continue.

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Le sens du vent, Florence Saint Roch, Tarabuste Editeur

Florence Saint Roch sait combien le vent, le gris du ciel, l’appel de l’air font partie de nous. Nous en sommes les complices, ce sont eux qui influent sur nos sensations, nos façons d’être. Nous existons à travers eux, nous les subissons de par notre condition humaine et nos humeurs fluctuent à leur rythme.

Le vent est personnifié, il entre en nous. Ce n’est pas si facile pourtant d’aller dans le sens du vent, écrit Florence Saint Roch. Peut-on vraiment résister au vent ? Il nous en demande beaucoup, agit sur nous : on se prend à avoir le vent mauvais. Parfois, il déplace beaucoup d’air pour rien, cela tient de nous de ne pas être des girouettes. Quelque soit sa direction, il va à l’essentiel et il en va de même pour l’écriture de Florence Saint Roch. Aller à l’essentiel, toucher juste et profond.
Dans le malheur, il est de bon ton de s’en prendre au ciel. Ce ciel gris agit sur nos ruminations, creuse notre tristesse. Nous pensons d’une autre façon lorsque le ciel est gris. Alors, nous attendons les éclaircies. Ce ciel chargé, on se reconnaît tellement en lui.

Florence Saint Roch évoque la complexité de nos pensées, de nos âmes humaines parfois torturées par le regret et le poids des absents. L’air chasse tout, nous permet de respirer, de prendre corps dans sa transparence. Nous sommes dans l’air, il nous pénètre. Mais, la poète rappelle : On est si peu fait pour la légèreté. Ce qu’il nous reste alors, c’est d’être au large. Être dans le monde, être bien vivants, respirer, regarder le souffle entre le monde et nous et en souffrir d’être tenus à l’écart de ce qui existe hors de nous. Le sens du vent, nous fait réfléchir au sens de la vie, alors même que l’on ne pèse pas lourd et que nous subissons ce que la vie nous fait endurer.

Être dans la vie, Florence Saint Roch l’est, en marchant, en laissant le vent l’accompagner. Marcher pour être en situation d’accueillir tout ce qui vient. Marcher car le poème naît de nos souffles coupés, car le poète obéit à des appels du dedans comme il est des appels du dehors. Ce livre est d’une belle force, avec de belles apparitions de lumière, avec le mouvement de la marche qui permet d’éviter l’immobilité. Florence Saint Roch conclut par ces mots, ce qui donne sens au recueil :
La douleur, le deuil, le chagrin, la déception, font partie intégrante de ma vie et, par voie de conséquence, de mes poèmes. La souffrance les nourrit au plus profond parce qu’en tant que personne, je me suis construite sur elle. C’est le bagage qu’on m’a imposé : ce qui aurait pu me détruire est devenu force de création.

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Nuit de peu, Cédric Le Penven, Tarabuste Editeur

Nuit de peu, nuit du regard porté en dedans, nuit de peu de nuit, nuit des grands arbres
La nuit, le poète ne dort pas. Le poète regarde celle qui dort à ses côtés et si profondément que mon rêve penche vers son rêve. La nuit, l’attente d’un enfant est suggérée. Le poète ne dort pas, il écoute les pulsations sourdes de la terre. La nuit est propice à toutes les peurs, à l’amour, aux pensées. Nuit après nuit, le poète est réveillé à trois heures du matin et s’endort quand il faut se lever. Tu sais je n’ai pu dormir cette nuit encore / il y a trop d’arbres qui chuchotent. Le poète se demande s’il saura aimer, être père. Il se questionne sur la vie, la mort, l’Histoire qui peut recommencer. Puis, Cédric Le Penven évoque l’enterrement du grand-père avec les pleurs et les mâchoires serrées. Les photographies anciennes où il peut voir l’aïeul dans sa jeunesse. Nuit de peu, comme une roue qui tourne. Cédric Le Penven suggère que nous vivons sans vouloir penser à la mort : apprendre à vivre ce n’est pas apprendre à mourir. Il y a, avant tout, ce bonheur d’être, de lire et d’écrire, accompagné de Paul, Guillaume, Arthur et Thierry, les poètes qui ont nourri l’auteur.
L’écriture de Cédric Le Penven est une poésie paisible en même temps que pudique. Elle suggère. Elle offre des images superbes. Cédric Le Penven a l’art d’évoquer le secret de nos existences.

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Rouge vive, Estelle Fenzy, Al Manar

Estelle Fenzy décrit une terre assoifféemême l’air est dur, un endroit où vivre est hostile, où il y a du sang, où on entend le cri des bêtes. Elle écrit les femmes qui attendent le retour de leurs maris, leurs enfants, des soldats. Elle écrit celles qui ont perdu leurs hommes, évoque leur vie de lambeaux. Ces femmes dont la mémoire est emmurée dans la bouche. Elle fait parler aussi le petit garçon en quête de paix et de beauté, peut-être ce même garçon qui un jour revient de la guerre et trouve un rosier sauvage sur son chemin. La rose, une fleur sanglante, la fleur des morts, la fleur du combat. Depuis des millénaires, la même histoire sans cesse recommence. Estelle Fenzy rend hommage à ceux que la guerre a englouti. Dans ce long poème, la réalité et le conte se côtoient. Les métaphores sont belles. L’arbre prend la parole. La rose devient femme. Cette rose/femme représente la guerre, que l’homme tente de vaincre pour laisser la place à la lumière, à la paix. C’est un très beau livre. Nécessaire.

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Furet, Clara Regy, Les écrits du Nord, Editions Henry

Le prix des Trouvères, Clara Regy ne l’a pas volé. Dans Furet, elle se souvient de scènes de la vie à la campagne. Le Furet, tour à tour la grand-mère, la mère, la tante, sont ses souvenirs d’enfance gardés au chaud dans la mémoire et surgissent des années plus tard. En même temps que ses poèmes, c’est une poète qui émerge, avec ici son deuxième livre, après –Ourlet– paru aux éditions La Porte. Ce qui touche dans ces textes, c’est la sincérité, la justesse du ton et l’originalité de cette écriture à la fois brève, concise. Il n’y a pourtant pas vingt hectares de poèmes ici, mais tout simplement les moments passés dans une ferme. Les souvenirs reviennent par petites touches. On entend la voix de la vieille femme, on imagine l’enfant, huit ans, là sous la table d’où elle observe les scènes de cette vie campagnarde et retient ses souvenirs enfermés dans une boîte. Elle se souvient des odeurs de bouse chaude qu’avaient les hommes, du chemin de l’école, de l’ennui en classe, des poupées de maïs. Les animaux ne sont pas oubliés : poules, vaches, cochons. L’enfant pleure quand le cochon se fait tuer, croit que le taureau a tué la vache en montant sur elle, les jeunes veaux partent en vacances mais ne reviennent jamais, le cochon est découpé en morceaux mais quand il est dans l’assiette, l’enfant ne mange pas son confident. La vieille dame, sa grand-mère, sa mère devenue vieille, et l’enfant qui se souvient d’elles, l’enfant qui grandit, devient et finalement voit la vieille dame retourner à l’enfance, telle une boucle. J’attends déjà le prochain livre de Clara Regy.

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Retenu par ce qui s’en va, Jean-François Mathé, Editions Folle Avoine

La poésie de Jean-François Mathé suggère plutôt qu’elle ne s’expose. Par le détour de l’image, par des poèmes percutants, elle offre au lecteur lucidité et questionnements existentiels. Ainsi, Jean-François Mathé s’intéresse à notre place dans le monde, entre l’espace et le temps. La vie passe : toute une journée à pousser du regard la vitre vers le bleu du ciel. La vie s’en va : j’attends qu’une ombre, sur les pages d’un roman ouvert, glisse un autre récit. Le cycle de la vie dans le tourbillon des saisons. La mort et la maladie rôdent, mais c’est la neige qui nous dévêtit. Il faut parfois colmater le temps pour éviter les fuites de gaz et d’eau. Et c’est l’horloge qui nous remet à notre place quand le temps nous échappe. L’illusion qui nous berce dans l’enfance, d’un temps qui s’écoule lentement alors même que dans la cour de récréation, le vent n’est qu’un enfant parmi les autres. Le vent pousse la balançoire, incite l’enfance à partir doucement pour ne jamais revenir. Nous glissons du clair au sombre, du printemps à l’automne. Le rêve et le chemin sont très présents dans ce recueil, intimement liés. Le ciel aussi, comme une possible issue à notre passage sur terre, il est comme le nouveau paysage. Vivre, mourir, parfois réchapper d’un naufrage, même s’il subsiste toujours une ombre dans les yeux, quelque chose s’enfuit de la vie : tu avances dans la journée mais bien plus loin que sa lumière. La vie comme elle va, comme le temps qui s’efface, comme se souvenir du monde qui disparaît, comme ce qui nous tiendra en vie. Et la complicité de Jean-François Mathé avec bon nombre de poètes, auxquels il dédie ses poèmes, comme de multiples échos, comme pour indiquer aussi, qu’ils sont passés par le regard du temps, qu’ils cheminent à ses côtés. Merci Jean-François Mathé.

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Ecrits sans papiers, Pour la route, entre Marrakech et Marseille, Mireille Disdero, Editions la Boucherie littéraire ; collection Sur le billot - 2015

Bel ensemble qui oscille entre proses et poèmes, entre Marrakech et Marseille. Des poèmes sans papiers pour ceux qui errent, pour les voyageurs, ceux qui sont sur la route, ceux qui migrent et traversent la méditerranée sans papiers. Ecrire sans papiers, au plus près du monde et de ces hommes qui cherchent un seuil sans le trouver. Ecrire ce qui est important. Chaque texte est soit un tableau, soit un portrait, un paysage, une scène de vie avant tout. Ce livre est d’abord un livre pour toutes les personnes qui connaissent l’exil sans retourner chez elles. C’est ainsi que l’on croise une femme (qui) pleure la source tarie de sa vie. Pourtant, il faut dormir avec, avec ce bruit de la vie en soi… comme un torrent. Toutefois, Mireille Disdero nous fait voyager. Du Maroc, en Andalousie, et en voiture, en train, en avion, en traversant les paysages, on en oublie presque les premiers poèmes, presque car la lucidité dont fait preuve la poète nous rattrape, car c’est l’histoire qui traverse la peau. Elle nous emmène aussi en cargo où tout est silence, où les paroles ne servent à rien. L’humain n’est jamais oublié, l’humain est au cœur des textes de Mireille Disdero. Il est à l’aéroport, sur la route, en voiture, dort dans la rue, dans un camp de forains. Il est noir et blanc, il est d’ici car il vient d’ailleurs. Et ce sont ces rencontres minuscules qui font exister le tout. Sa poésie est fluide, riche d’images, parfois inattendues, le temps semble s’arrêter à chaque texte. Les ambiances varient à chacun d’eux, comme un paysage qui défile, les sensations se renouvellent. Chaque fragment est une pierre de voyage posée comme une valise avec de l’histoire de dedans. La valise de Mireille Disdero n’est pas vide, son regard est généreux et sa voix sait nous atteindre.

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Instructions, à l’intérieur, Ashraf Fayad, Le Temps des Cerises

Ashraf Fayad, poète palestinien refugié en Arabie Saoudite, a été condamné à la décapitation pour apostasie, pour avoir écrit des poèmes athées. La peine a été finalement revue à huit ans de prison et huit cents coups de fouet. Pour soutenir le poète, les éditions Le Temps des Cerises publient un choix de poèmes traduits de l’arabe par Abdellatif Laâbi. Dans tous pays où la liberté d’expression est réduite, les poètes sont exposés. Tahar Ben Jelloun a écrit à ce propos :« on peut les frapper, les fouetter, les jeter au fond d’un puits, les enterrer vivants, leur voix continue de s’élever et réveille le monde. » Une des manières de soutenir Ashraf Fayad, est certainement de le lire, pour dix euros, aux éditions Le Temps des Cerises

La poésie d’Ashraf Fayad est résolument moderne, c’est une poésie de l’intime. Ses poèmes sont courts et fulgurants, chacun d’eux nous atteignent comme des flèches. Dans ces poèmes, je suis frappée par la douleur de l’exilé, celui qui a dû quitter son pays à tout juste vingt-ans, celui qui est réfugié et cherche sa place sur une autre terre que la sienne. Me frappe la façon dont est abordé le thème de la mémoire. Alors que nous avons l’habitude de lire des poètes qui coûte que coûte s’attachent à ne pas oublier, Ashraf Fayad voudrait se lester de la sienne. Une façon peut-être de devenir un autre, de renaître sur la terre d’accueil ou de retourner à (s)on vide : Tu devrais suivre un régime adéquat / pour perdre davantage de toi-même ! Cette mémoire qui s’efface avec l’exil, ou que l’on veut effacer sans le pouvoir tout à fait car il y a des fragments d’instants inoubliables. Ashraf Fayad tutoie dans ses poèmes. Une façon de s’adresser à lui-même mais aussi à l’humain et parfois au politique. Cela rend la lecture multiple. Ses poèmes ne ménagent pas les rois du pétrole. Il y a ce courage de témoigner du monde dans lequel il vit et de rêver peut-être à un autre où il pourrait se reconstruire. Il ne néglige pas l’amour, je n’ai pas arrêté un seul jour / de mettre de côté / mon cœur. Je lis sa poésie, comme une poésie de l’exil individuel et qui contient une grande lucidité sur le monde qui l’entoure. Son parcours de réfugié l’a amené certainement à ne plus croire en la religion, à penser que l’enfer existe, mais sur terre. L’accueil que lui a réservé ses bourreaux, semble le confirmer.

Grand-père
je suis debout, tout nu
chaque jour
sans Jugement dernier
sans que personne
ne souffle dans le cor
car je suis d’avance
ressuscité
Je suis l’expérience de l’enfer
sur la planète Terre !
La terre
cet enfer apprêté pour... les réfugiés

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Figures qui bougent un peu, James Sacré, Poésie / Gallimard

La collection Poésie Gallimard a eu 50 ans. Pour l’occasion, la collection s’est enrichie de douze auteurs dont James Sacré.

Figures qui bougent un peu, contient un choix de poèmes parus depuis les premières publications de James Sacré. Je vais m’arrêter sur la première partie du livre : le recueil Figures qui bougent un peu dont la première publication est de 1978. L’écriture de James Sacré, on la reconnaît. Elle bouge certes, mais garde quelque chose de sa fraîcheur, comme ces figures sur lesquelles j’ai envie de m’arrêter. Antoine Emaz l’écrit, dans la préface, la poésie de James Sacré paraît facile au premier abord, la langue est simple, c’est une langue de campagne que le lecteur assimile. Pourtant, cette langue est déconstruite, elle est en mouvement. James Sacré use de la langue parlée, celle que chaque lecteur comprend. Elle sent la campagne et les petites choses de la vie. Chacun se souviendra de l’odeur d’une maison, de celle du foin ou d’une rose qu’il a senti dans son enfance, car de celle-ci, James Sacré ne s’en éloigne jamais de trop.

James Sacré écrit des choses qui viennent comme ça, des idées, des souvenirs, sa vision de la poésie. En quarante-six figures, le poète donne une illusion de se répéter. Le lecteur sent pourtant une évolution, une réflexion sur l’acte d’écrire qui s’amorce dès le départ et se poursuit. Comment naît un poème et de quoi ? Comment vient et comment disparaît le poème ? Qu’est-ce qui peut paraître ou pas dans un poème ? Il est également question des rimes absentes pour laisser la place aux images. James Sacré écrit à plusieurs reprises que ça ne veut rien dire là où le lecteur y trouve du sens.

Mais qu’est-ce qui fait que le poème tient ? Certainement l’idée d’y mettre du cœur, un mot qu’affectionne James Sacré. On ne pourrait écrire sans sincérité sinon le cœur est à côté. James Sacré aime le volume du mot cœur, le mélange du mot cœur avec le mot silence. Le lecteur entre dans la maison, le jardin, se promène en ville, à Paris, dans la campagne, retourne sur le chemin de l’école, des poèmes récités, le souvenir des parents, est amené à penser à la mort et aussi à la guerre, à un paysage que je peux pas imaginer une bombe qui tombe. Cela devient un désordre forcément construit.

James Sacré donne l’illusion de mal écrire : ce que je veux dire c’est pas grand-chose […] ça finit dans un poème pas trop construit comme un peu d’herbe dure. Il utilise beaucoup de c’est de que, ce que bon nombre d’auteurs auraient tendance à chasser de leur manuscrit. Cela reste à l’état brut chez James Sacré, comme une écriture pas trop construite qui a pourtant sa légitimité, sa force. James Sacré qualifie sa poésie de naïve, parle de l’ignorance du poème et pourtant son écriture va tellement plus loin que le poème, dépasse le lecteur qui est amené à questionner.

Ses figures se répètent d’années en années, telles les saisons. Mais les poèmes, eux, se répètent-ils ? James Sacré écrit, traverse le temps, accorde de l’importance aux saisons, aux couleurs qu’elles évoquent. Il persévère à donner l’illusion d’une écriture facile : continuer longtemps l’alignement pas trop compliqué de ces vers. Il sait à la fois utiliser les images et écrire les choses simplement, sans détours. Ce qui frappe le lecteur c’est l’humilité dont fait preuve James Sacré, alors que ses poèmes sont loin d’être creux ou simples. Il est humble mais son écriture est généreuse. Cela résonne en nous qui allons chercher dans notre enfance une odeur de foin ou de bête chaude, nous ramène à nos petites peurs, nos petits bonheurs, des choses simples. James Sacré pose aussi la question de la légitimité du poète : est-ce que j’ai pensé réfléchi assez pour me permettre de dire telle ou telle chose.

Le poète dit qu’il se répète. Est-ce que cette répétition vient du fait que le poète ne cesse de chercher les mots les plus justes pour décrire le plus fidèlement possible ses impressions ? Est-ce que le poète est empêché par cet éventail de mots un peu trop limité pour exprimer le plus justement comment il perçoit un paysage ? Est-ce pour cette raison qu’il répète ce geste d’écrire ? A-t-il peur d’écrire un poème qui pourrait détruire un paysage ? Le poème serait un pays gratté : on répète, on gratte, on construit. Cela se tisse, se tricote et mûrit. D’où vient la répétition de certains mots plutôt que d’autres ? Cette réponse peut-être : aux quelques deux trois mots ceux qu’on dit souvent pris dans l’expérience de l’enfance.
Quelle est l’utilité de la grammaire française, est-ce que l’on peut s’en affranchir en poésie ? James Sacré nous prouve que oui. Il écrit avec le dehors, le dedans, l’envers, l’endroit. Avec ce qu’il perçoit, vit, a mémorisé, intériorisé. Les yeux de quelqu’un c’est tout un paysage remué. Est-ce que l’on doit écrire avec une langue irréprochable ? Si je revenais maintenant à une écriture plus grammaticalement correcte comme on dit… le langage en beau français c’est plein de trous qu’on cache dessous. James Sacré préfère le mélange de la grammaire et conduire des phrases à travers n’importe quoi. Le parcours de James Sacré, prouve, presque 40 ans après la première édition de ces figures, cette impression que désormais on pourrait parler autrement. Il est devenu un poète essentiel, un de ces poètes qui nous guide et marque son époque.

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Rackets du temps, Rio Di Maria, l’Arbre à paroles

Rio Di Maria tourne autour du temps afin d’en percer les mystères. Intrigué par ce temps passé à apprendre à lire, à grandir, par cet instant présent, celui de demain ou d’hier. Ce temps qui nous fait nous souvenir ou oublier. Nous ne sommes pas maître du temps, Rio Di Maria le souligne : Si l’espace n’est pas ma terre / le temps ne m’appartient plus. Parfois, le temps prend la fuite, d’autres fois, il donne une sensation d’immobilité. Regarder le temps par la fenêtre, aller à la dérive dans le fatras du monde. Car combien de temps faudrait-il pour égarer la cruauté de l’homme et qu’arrive l’autre homme le vrai ? Tout est affaire de temps ou pas, le temps ne se dompte pas et nul ne peut se régénérer dans la mémoire du temps. Comment parler du temps sans évoquer l’innocence de l’enfance, de la vie qui passe, de toute une vie possible [qui] est restée derrière la fenêtre ou sans évoquer le futur et l’imparfait.
Rio Di Maria évoque également ce que nous simulons de vivre comme le miroir l’impose. Simuler pour être conforme au reflet que nous renvoie l’autre. Mais dissimuler ce que la bouche voudrait corrompre. Nul n’est lui-même / et parler n’est plus que désir de muets. Rio Di Maria évoque les corps, la sensualité, le passé usé de feindre pour abréger le sommeil des lettres / vivant entre nous. L’amour va avec le temps et il fait bon vent dans l’œil inchangé.

L’exil est également abordé, avec l’éloignement de ses géniteurs, de son histoire, de l’Histoire vécue par sa famille. Se rapprocher de sa mère, celle qui lui a appris l’alphabet des baisers d’hirondelles et qui écrit avec ses rides les pages ouvertes de sa guerre intérieure. Et cette question essentielle : le temps existe-t-il encore dans le pays qui se disloque ? Peut-être nous ne serrons jamais que poèmes inachevés.
L’osmose des mots : c’est cela la poésie de Rio Di Maria : les mots s’installent sur la page sans retenue. Le lecteur est embarqué dans ces poèmes, conquis par de belles images, une recherche sur la langue, le lyrisme du poète. Ces questions du temps, de la passion, des non-dits, de l’histoire de nos familles sont des thèmes universels qui parleront au lecteur, d’autant plus si la langue est réinventée et provoque à chaque vers un questionnement, une émotion chez celui qui les lit.

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Sans envie de rien, Jean-Louis Massot / Gérard Sendrey, Cactus Inébranlable éditions

Dans ce livre d’aphorismes, Jean-Louis Massot confie au lecteur ses cent envies d’être ou de ne pas être. Chaque page est accompagnée avec complicité par un dessin de Gérard Sendrey. Cette complicité, Jean-Louis Massot n’oublie pas de l’évoquer dans un aphorisme adressé au dessinateur : Cher Gérard Sendrey, je n’aurais pas voulu être une envie impossible à dessiner. Les envies de Jean-Louis Massot évoquent de petites choses et des choses de plus grande importance. Du bonheur, de la gaieté, et aussi de la gravité. On oscille entre pensées profondes et effleurements. Entre fantaisie et vérité. Entre ironie et spiritualité. Entre perles et flèches. Il est parfois question du temps, du monde, de la mémoire, de la langue. Mais il n’y a jamais de violence, ni de racisme, plutôt de l’amour et de la sincérité. Le respect pour les auteurs, les poètes qui l’accompagnent ou qu’il a lui-même édité aux Carnet du Dessert de Lune. Pour une idée plus précise de ces envies et de leur finesse, en voici une récolte.

J’aurais aimé être un sentier dans la nature humaine.
Je n’aurais pas voulu être cette nostalgie qui oblige à trop regretter.
Je n’aurais pas voulu être le synonyme du mot haine.
J’aurais aimé être une bonne nouvelle pour frapper le malheur.
Je n’aurais pas voulu faire semblant d’être sans envie de rien.
J’aurais aimé être une foule d’idées au sommet d’un point de vue.
J’aurais aimé être une rencontre durable entre un flocon de neige et un rayon de soleil.
J’aurais aimé être l’éclat de rire d’une drôle de vie.
J’aurais aimé être le coiffeur d’une coupe de cheveux sur la langue.

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Dans mes filets , Luce Guilbaud, Revue ficelle n°124

ou Petite notes pêchées au jour le jour.

mes pensées frisonnent
dans le vent poursuivi par son propre
mouvement. - COURANT

Les pensées de Luce Guilbaud sont tour à tour : intimes, à partager, souvenirs, colères, espoirs, questions, quotidien, lectures, douleur, actualités. Pensées prises dans le filet. Luce Guilbaud manie sa langue, laissent surgir les images qui colorent sa pensée. Vincent Rougier l’accompagne de gravures réalisées au dos d’un cuivre ancien où se trouve déjà inscrits des notes [...] Un petit échantillon de ces pensées, vous donnera peut-être l’envie de prendre ce petit livre dans vos filets ?

On a des yeux derrière la tête qui ne peuvent ni se fermer ni reposer leurs paupières on voit on entend dans la nuit de nos racines.

Peindre, écrire permet d’entrer en contact avec notre substance intime de mieux nous connaître
travailler beaucoup, chercher, nous rapproche de nous-même.

Que ce soit vivre que lire le poème.
L’écriture au risque d’aller toujours vers
l’inconnu de sa langue.

Petites parcelles de pensées par où la terre en toi germerait.

Quelque chose si petit bat en nous par le vaste de la mer par le grain de sable multiplié.

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Kvar lo , Sabine Huynh, encres de Caroline François-Rubino, Æncrages & Co

Dès le premier poème de Kvar lo, qui signifie déjà plus en hébreu, le lecteur est touché par le double exil de Sabine Huynh, déjà évoqué dans son précédent livre paru aux éditions Voix d’encre Les colibris à reculons.
Née dans un pays qu’elle n’a pas eu le temps de connaître, d’une mère froide avec laquelle le lien est cassé dès la petite enfance, le lecteur sent le poids du secret de cette « langue introuvable ». Paradoxe, alors que Sabine Huynh a vécu dans plusieurs pays, maîtrise plusieurs langues et traduit des textes littéraires, la langue maternelle n’est plus. Ces autres langues, français, anglais, espagnol, hébreu, deviennent-elles des langues adoptives, des langues « sœurs » et donc sa véritable famille ? La langue, comme la mère, sont introuvables. Comment se construire quand on a pour héritage une langue oubliée et un lien maternel réduit à « rien » ?

venue au monde sans
mémoire dans l’absence
d’une langue de cœur

C’est le mot « amour » qui est introuvable en même temps que la langue des ancêtres. Ces fondamentaux qui rappellent nos racines, nous permettent de devenir, de savoir qui nous sommes. Mais pour Sabine Huynh, les racines n’ont pu se répandre, elles sont fissurées et cassées. Elle met son pays maternel à distance dans la langue et les mots. Cependant, elle cherche, interroge et « fore » le secret qui l’a ainsi « évidée ». Elle revient à la froideur de sa mère, ces « ruines » dévastatrices sur lesquelles elle vécu « [s]a propre Shoah » avant de sa lancer dans sa vie, après son « enfance crevassée ».

ta langue fourche
et bégaye tes pas

Les encres de Caroline François-Rubino, qui accompagnent la poésie de Sabine Huynh, m’évoquent de grands trous noirs, des traces d’ombre, comme figurant le manque et l’absence. Au bout de ces tâches noires est peint quelque chose de « cassé », quelque chose qui ressemble au bambou, qui pourrait représenter le pays d’origine et qui se tient à distance. À moins que ces épaisseurs allongées ne représentent la langue, en suspension.

Comment se reconstruire lorsque les langues qui s’ouvrent et se referment ne parviennent pas vraiment à apaiser la douleur de l’exil. La langue maternelle est une « langue barbelée », « la langue enfouie », qui fait mal et ne peut s’apprendre. Sabine Huynh devient polyphone et rencontre l’hébreu, « langue de nomade », dont elle s’approche le plus. Cette langue l’accueille et lui donne une fille et devient ainsi langue mère/fille. À défaut de transmettre sa langue originelle, Sabine Huynh reçoit une autre langue avec cette seconde naissance qui l’aide à devenir mère et à reconstruire une langue avec sa fille : le poème.

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Ordinaire , Sophie G. Lucas, La Porte

Bonheur de retrouver l’écriture de Sophie G. Lucas. Chaque poème porte le titre d’une chanson : perfect day de Lou Reed, helpless de Neil Young, learning to fly de Pink Foyd, where are we now ? de David Bowie, etc. Bercé par la musique, le lecteur lit la vie ordinaire d’une femme, telle que perçue par Sophie G Lucas. L’auteure manie l’art de parler au lecteur, en quelques lignes, dans sa langue bien à elle. Une vie ordinaire pour être comme les autres, pour répondre au désir de la mère qui pense que la vie se résume à être accompagnée d’un homme et d’avoir des enfants. Une vie ordinaire qu’un petit verre de vin, un barbecue entre voisins pourrait bien aider à faire basculer le remue-ménage que la femme a dans sa tête. Est-ce qu’on ne pourrait / pas faire un peu plus de bruit / avec nos vies, avec en musique de fond You know i’m not good d’Amy Whinehouse. Si dans une vie ordinaire les mots paraissent plastique, cela ne concerne pas ceux de Sophie G. Lucas. Faudrait-il le courage des oiseaux (Dominique A) pour que quelque chose [soit] en train de changer ?

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L’envolée des libellules , Cédric Landri, La Porte

Un couple, un dialogue. L’envolée des libellules fait suite au premier opus de Cédric Landri, également paru chez La porte : Les échanges de libellules. Le couple part ici dans la nature et l’observe. L’un s’étonne, se questionne, l’autre répond, approfondit la réflexion du premier. La nature est passée ainsi en revue. Vaches, chevaux, papillons, fraises des bois, roseaux, forêt…
Ecriture d’une grande fraîcheur, sans tomber dans la naïveté, Cédric Landri sait innover pour nous montrer une nature telle qu’il l’a perçoit, avec son propre questionnement, son propre rapport au monde.

Le cheval hennit
une plainte une déception
de voir notre marche
trop loin des barrières.
Sa désillusion
galope l’air.

Tu traduis
de travers ses vers
c’est une sérénade
pour la vache d’à côté.

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Révolution II , France Burghelle Rey, La Porte

Ce texte me bouleverse. Achevé une semaine avant les attentats du 13 novembre 2015, il aurait pu l’être après tant il brûle d’actualité. Dans son précédent opus chez La Porte, Comme un chapitre d’histoire, France Burghelle Rey rendait hommage aux soldats, qui au fil de l’histoire, continuent de mourir aujourd’hui. Avec Révolution II, la poète hurle de révolte et de désespoir. Comment croire aux actualités ? Elle ouvre et ferme les yeux pour repousser la réalité de l’époque dans laquelle nous vivons. Elle est témoin, impuissante de tant de cruauté, de l’amour qui se meurt comme les feuilles dans les arbres. Comment continuer d’écrire sans abolir son écriture ? Dans ce livre, on partage la douleur du poète que les actualités font vomir, dont les yeux brûlent tant le monde est cruel. Comme France Burghelle Rey, nous rêvons, pour nos enfants, d’une nouvelle époque où hurler serait de joie.

J’écris désespérée La haine est sans limite quand ma page est petite Je me demande si je suis libre.


Certaines de ces notes ont également été évoquées dans l’émission La route inconnue, radio Grand Ciel, dans le cadre du partenariat avec Terre à ciel.

Février :

  • Le sens du vent, Florence Saint Roch, Tarabuste Editeur
  • Furet, Clara Regy, Les écrits du Nord, Editions Henry

Mars :

  • Retenu par ce qui s’en va, Jean-François Mathé, Editions Folle Avoine
  • Ecrits sans papiers, Pour la route, entre Marrakech et Marseille, Mireille Disdero, éditions la Boucherie littéraire

Avril :

  • Figures qui bougent un peu, James Sacré, Poésie / Gallimard

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