ça tient à quoi ?, François de Cornière, Le Castor Astral
Si on s’en tient à un extrait de la citation de Marie Rouanet en exergue choisie par François de Cornière : « Toute œuvre se crée à partir de la mémoire », cela donne le cadre du nouveau recueil de François de Cornière : ça tient à quoi ?. Si on poursuit en s’attardant sur la table des matières, se dessine une parfaite trame de ce qui tient l’écriture de François de Cornière - à titre purement indicatif et pour inciter à aller constater par vous-mêmes, quelques titres de chapitre : L’avenir sera du passé, Mon émotion est toujours là, Du côté où j’ai un poids, Comme si tout pouvait durer. Et ce livre de François de Cornière, je préconise de le lire lentement, pour le faire durer, car chaque poème en même temps que l’auteur s’interroge, pose les jalons de nos propres questionnements. A quoi ça tient l’écriture ? A quoi ça tient la mémoire ? « Comment écrire ce que je ressens ? » « Est-ce que c’est le souvenir qui fabrique le poème ou le poème qui fabrique le souvenir ? » « C’est quoi le présent dans un poème ? » François de Cornière écrit dans et au quotidien mais avec l’emprise du passé, le poids de la mémoire, le temps qui passe et ce qui s’est enfuit et ne reviendra plus. Comment la mémoire se transforme ? Comment l’émotion crée la mémoire ? Qu’est-ce que l’on retient du passé ? Comment une phrase du passé continue d’influencer le quotidien ?
La langue de François de Cornière est en apparence simple. Sont rassemblés des instants, des souvenirs, et ils semblent former le canevas d’une vie. Ces instants repris « sans trop les retoucher » (4ème de couverture), donnent à cette poésie une fluidité, une sympathie qui permettent au lecteur de s’y plonger comme avec Nageur du petit matin paru au Castor Astral également. Donc on plonge dans les poèmes et on y lit le quotidien où l’hier et l’aujourd’hui se côtoient sans cesse avec l’idée que l’avenir fera bientôt partie du passé. Ainsi ce livre est conjugué aux trois temps : passé/présent/futur et évoque de petites choses telles un avion traversant le ciel ou une phrase restée en mémoire « j’ai l’impression qu’on est dimanche », comme des choses plus graves telles l’évocation des amis et la femme disparus. De petites choses anodines accrochées à la mémoire, la poésie s’installe et les images sont de tonalité puissante. Le poème souvent débute au passé pour trouver résonnance aujourd’hui ou demain. Ce demain évoqué comme « un ailleurs invisible ». La famille, les amis traversent le livre et François de Cornière n’oublie pas ses amis poètes ou musiciens, ils apparaissent au coin des poèmes, tels des liens fraternels nécessaires à la poésie de l’auteur. Un homme aussi traverse le livre et il pourrait très bien s’agir de l’auteur lui-même. Ainsi s’alignent « des petits blocs d’instants alignés », et « la nuit quand il ne dort pas / l’homme joue au lego / avec des morceaux de sa vie ». Et si écrire à partir de l’observation de petites choses permettait de revenir à l’essentiel ? On sent aussi la discrétion de ce poète qui fuit les réseaux sociaux, qui n’aime pas beaucoup lire ses poèmes en public préférant écrire ses poèmes dans un coin de sa cuisine. Il préfère « Ecrire de la poésie / sans ce qui »fait« la poésie », les « moments pris sur le vif », être ce Nageur du petit matin ou être « au volant de son passé ». Et le lecteur le suit.LE CARREAU INVISIBILE
Parfois l’homme prend des résolutions.
Les plus fréquentes sont :
ne pas regarder la télé
ne pas se servir du portable
ne pas allumer l’ordinateur
et bien sûr fuir tous les réseaux sociaux.Dans sa maison du bord de mer
l’homme peut facilement
tenir ces résolutions-là.Il préfère aller nager
marcher pédaler pêcher
lire écrire rêver.
Il en tire peut-être
une certaine forme de bonheur.Mais quand l’homme se dit :
« Aujourd’hui défense d’être étonné »
il a du mal à y arriver.C’est un rayon de soleil sur la mer
un oiseau un bruit une parole
un morceau d’hier ou d’aujourd’hui
et ça tape au carreau invisible.C’est pour cela qu’il écrit.
Il se demande :
"C’est une victoire ou un échec
un poème ?"L’homme prend la résolution
de réfléchir à la question.
Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa, Julien Bosc, la tête à l’envers
Un texte émouvant publié à titre posthume. Julien Bosc nous laisse ici un long poème écrit au temps du passé alors que nous aimerions encore parler de lui au présent. Chaque livre que j’ai lu de Julien Bosc est différent, témoigne de sa capacité à travailler la langue, donner à lire des facettes très différentes de son écriture. Ici un long poème. Une histoire d’amour et de deuil. Au sein même de ce long poème lyrique, Julien Bosc montre la richesse et la diversité de son écriture. Cela commence à la manière d’un conte « Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa / Et / Sur les lèvres / Des mots de non-silence venus de là où loin le large de la mer / Entre bleu et vert ». On entend une voix, le besoin de narrer quelque chose à la fois tenu et à libérer. On note la façon de jouer sur plusieurs tons, la douceur des mots pour évoquer autre chose plus tragique. Ces fleurs de mimosa. Julien Bosc, à partir du récit, manie la langue de telle sorte que le lecteur est entraîné dans différentes directions et ce qui importe alors, ce n’est plus l’histoire qui peut être ici racontée mais la puissance de l’écriture. Une langue qui s’approche du silence - caractéristique chez Julien Bosc déjà relevée dans ses précédents livres, une parole que le vent emporte : « Ah vent errant de la parole désœuvrée ». Caractéristique qui me frappe ici de façon particulière : « La voix sans voix / les mots en réserve du poème inlassablement replié / sur lui-même ». Paradoxe. Se déroulent dans le poème le silence et les mots. Les remords et les questions. Le silence, celui du deuil, celui qui ne s’oublie pas et « le mal de terre » qui persiste. Donner voix. Jouer sur les tons. Ecrire le rêve autant que le silence, la traversée. Ecrire le poème, celui qui maintient vivant même s’il est écrit au temps du passé. Julien Bosc avait du talent.
Et sinon par le vent
Par une vague
Une noctule devenue folle
Une abeille déboussolée
Un verset malveillant
?Ni par le vent ni quoi
Mais ma crainte de leur fin
Murmura-t-elle à part elle en amont du poème
Lequel
Croyant reconnaître sa voix
Quoique cherchant ses mots
Prit un chemin de terre conduisant à la mer
Tout contre rien, Michel Bourçon, Vibration Editions
Le titre. Tout contre rien. Trois mots. L’opposition entre un adjectif et un pronom indéfini. Trois mots et déjà le lecteur entre dans l’univers de Michel Bourçon où l’homme est entre terre et ciel. Entre tout et rien. L’homme va - en apparence sans but ni pensée - et se laisse envahir tout entier par ce qui l’entoure. Cent courts textes. Trois lignes pour la plupart, mais oscillent entre deux et huit. La vie tantôt ombre, tantôt ciel, oscille « comme une herbe flottante ». L’homme en communion avec la nature en même temps qu’il en est séparé, tant « il flotte », comme s’il se tenait à distance. Une manière de prendre de la hauteur, nourrir sa réflexion ou encore de puiser au sein de l’homme lui-même. Mais, « il s’entend exister / pourtant cela ne dit rien ou si peu de lui ». Ainsi le paradoxe. Michel Bourçon dans Tout contre rien poursuit un travail d’écriture autour de ces questions qui le suivent de livre en livre. L’homme face au monde. Le passage éphémère sur terre.
il regarde le temps passer parmi les choses qui le contemplent
l’homme se disloque pour disparaitreL’homme, qu’est-il finalement entre la terre et le ciel ? L’idée de la solitude de l’homme. Face à lui-même. Face aux autres. Jamais seul au final car sans cesse accompagné de ses pensées. Mais avec la difficulté de se comprendre. De comprendre.
Il échappe à l’extérieur mais pas à lui-même
Se protéger de soi n’est pas le plus aiséLe danger de se centrer sur soi, d’en oublier le monde en contradiction avec l’idée que « tout finira muet », quoi qu’il en soit.
Tout contre rien, il s’abandonne,
ouvert à l’absence, aux confins et aux
nuages qui bercent sa solitude afin
qu’un beau matin tout le ciel soit en lui.
Poésie (presque) incomplète, Laurent Demoulin, L’herbe qui tremble
Interpellée de prime abord par la couverture, première et dernière pages du livre (ou des chapitres) qui emprunte aux anciens manuels scolaires, type leçons de choses autour de l’écriture et de la télégraphie. Ainsi relier la plume à la machine à écrire, à l’imprimerie, jusqu’à l’internet aujourd’hui. Partir de l’évolution de ce rapport à l’écriture pour écrire des vers à la fois de manière classique et à la fois de façon tellement contemporaine. Voici la démarche de Laurent Demoulin. Passer de la rime, au vers libre, en passant par la prose. A la manière d’un manuel de poésie à l’ancienne, explorer les styles, les formes, traverser les époques. Des titres de chapitres : Rimes contrariées, Poèmes qui s’entent dans la prose, Poèmes irréguliers en vers réguliers. Le sonnet se trouve revisité, offre double lecture autant verticale qu’horizontale. Une poésie vivante, Laurent Demoulin explore parfois les mêmes thèmes sous différentes formes. Des thèmes comme le bonheur d’être au monde en même temps que l’angoisse que cela provoque, l’évolution du monde, les générations, la filiation, la place que nous occupons dans l’histoire". Des réflexions apparaissent en filigrane, à lire à la verticale. Des textes réécrits plusieurs fois pour faire remonter des souvenirs d’enfance. La façon de mêler des vers réguliers avec des vers irréguliers. Plaisir donc de lire Laurent Demoulin. Surtout pour découvrir cette diversité d’écriture et être certain que l’auteur s’essaie aux variations avec plaisir.
J’aime le poète
Qui d’une voix claire
Décrit la limpidité de l’eau liquide.J’aime le poète qui peint cette même eau
Avec un verbe volontairement
Défaillant.J’aime le poète dont la lanterne de mots
Eclaire les ténèbres incompréhensibles
Qui nous perdent en nous-mêmes.J’aime le poète dont les vers obscurs
Ressemblent à l’obscurité même.Et je m’inscris en faux
contre celles et ceux qui nous pressent de choisir
et qui prétendent qu’un seul de ces
quatre poètes égaux
a droit de porter son titre.
Auguste ne sait plus grand-chose du monde, Pierre Soletti, Ecrits des Forges - Collection déplacements
Par petits blocs, petites touches, Auguste aime les arbres et les feuilles. Auguste au bout de sa vie parle pour s’écouter vibrer de l’intérieur. Ainsi Pierre Soletti donne voix à ce personnage, peut-être le grand-oncle de l’auteur. Et il le fait d’une écriture très touchante. Les phrases sont courtes et simples en apparence. Auguste derrière sa vitre regarde les feuilles tomber, se souvient de sa vie. Derrière sa vitre où l’auxiliaire de vie a pourtant une façon de lui adresser la parole qui ne lui revient pas. Auguste évoque les autres pensionnaires de la maison de retraite : avant de partir, il faudrait d’abord redevenir enfant. Auguste évoque les personnes atteintes d’Alzheimer : les vieux parqués comme des immigrants dans leur propre pays. Auguste a des souvenirs. Des instants simples comme le vent sur la figure. Parfois on ne sait plus très bien si ce qui a existé existe toujours. Comme le souvenir des courses folles dans les champs. Blanche, l’aimée depuis l’enfance. S’intercalent dans ces souvenirs le quotidien de la maison de retraite avec les bêtises d’Auguste ou des autres pensionnaires : danser sur les tables du réfectoire, dérober les dentiers pour en faire des constructions. Auguste est dans cette maison et parfois se retrouve ailleurs. Dans lui-même. Récit par petits blocs. Beaucoup de finesse et de justesse. Terriblement touchant. L’écriture de Pierre Soletti captive.
Auguste observe attentivement Eu-
gène et ses camarades qui élaborent
un plan d’évasion. Alzheimer gué-
rit de tout constate Auguste. Même
de la vieillesse puisqu’elle nous
guérit avant tout de notre mémoire.
Les patients atteints de cette ma-
ladie veulent toujours s’évader et
mettent au point des stratégies
élaborées qu’ils oublient avant
même de commencer. Cela distrait
Auguste de les voir faire.
Trois petits livres parus chez érés Po&Psy
filles, nuages et papillons, Sándor Weöres, érés Po&Psy
Traduits du hongrois par Cécile A. Holdban, ces petits textes sont courts, fulgurants, font penser aux haïkus. Par exemple celui-ci :
L’oiseau
s’envole
derrière lui l’herbe folle se redresseParfois, en apparence, cela n’a l’air de rien. Une fille traverse la rue. Quelqu’un se regarde dans le miroir. Se sentir dans le vent ou sur terre. Cela n’a l’air de rien, mais chacun laisse une empreinte. Par petites touches, tout en légèreté, « le mot poursuit son sens » et questionne sur le sens de l’existence de manière très subtile. La forme courte comme une façon d’évoquer notre bref passage sur terre, le mystère de l’homme et de soi.
Dans la foule il est seul, mais nombreux dans la solitude
Entre ici et là, Amir Or, érés Po&Psy
Traduit de l’hébreu par Michel Eckhard Elial. Entre ici et là. Entre l’aube et la nuit. Entre deux, la vie, les arbres et la lumière et soi dans le monde. De la poésie épurée avec de très belles images telles que « le ciel de ma fenêtre s’éveille » quand être un enfant dans le monde et d’observer l’aube permet de voir le monde s’éveiller lentement. S’agit-il de notre monde ou d’un monde parallèle que l’on ne remarque qu’en y prêtant un peu attention ? Prendre le temps et prendre le temps d’être soi. Beaucoup de spiritualité dans ce livre, ainsi que de l’amour pour le monde et la vie.
Tôt le matin
je veux apprendre
la langue des branches
bercées par le vent
humeurs vagabondes, Rabih el-Atat, érés Po&Psy
Traduit du libanais par Antoine Jockey, Rabih el-Atat est accompagné de dessins d’Odile Fix sur chaque bas de page. Le livre a un format original. Chaque page présente le texte en langue arabe aux côté du texte traduit et les dessins d’Odile Fix, défilent tels le paysage qu’ils représentent. Des poèmes de trois courts vers. D’emblée, une homogénéité agréable à l’œil. Des tercets inspirés du haïku qui incitent à la réflexion sur le temps, l’enfance, le monde, le quotidien. On s’y promène avec plaisir.
ma maison est habitée
tantôt par des étrangers
tantôt par mon enfance
Cécile Guivarch>