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Hep ! Lectures fraîches ! (janvier 2021)

vendredi 15 janvier 2021, par Cécile Guivarch

Les livres sont souvent traversés de joies comme de deuils, de peurs, d’angoisses, de souvenirs heureux et douloureux mais il me semble qu’en chacun il est possible de voir ou d’entrevoir la lumière et de percevoir la musique de la vie. C’est en cela que j’aime les livres présentés ici, chacun d’entre eux pour sa particularité et tous ensemble pour ce qu’ils ont de commun, pour ce qu’ils rassemblent, pour ce qu’ils vivifient. Pour la lumière qu’ils allument.

L’écart qui existe, Olivier Vossot, Editions Les Carnets du Dessert de Lune

Deuxième livre pour Olivier Vossot après Personne ne s’éloigne paru à L’Échappée Belle. Dernier pour Jean-Louis Massot en tant qu’éditeur avant de passer la main à la Maison de la Poésie de Normandie et La Factorie. J’ai lu L’écart qui existe avec beaucoup d’émotion car la poésie d’Olivier Vossot est vraie, sincère, sensible et humble. La langue d’Olivier Vossot est pure. Je salue en passant le travail d’édition de Jean-Louis Massot, éditeur fort de propositions, à l’écoute et doué pour la communication.

Olivier Vossot dédie L’écart qui existe à son grand-père décédé mais aussi à son père. Se détache une affection pour l’aïeul, qui vient visiter le poète de nuit et avec lequel s’engage un dialogue de presque tous les jours : « tu vas mieux ». Le lien n’est pas coupé dans le deuil. Albane Gellé écrit dans la préface que lorsqu’on lit Olivier Vossot on pense à Antoine Emaz mais surtout on lit Olivier Vossot. Je n’en pense pas moins. Si l’auteur est influencé par ses pères, son écriture a sa singularité. Un thème, la transmission familiale déjà explorée dans Personne ne s’éloigne. Le pronom « on » ou encore le « tu » pour parler de soi ou de l’autre, sujets universels. La faculté de mêler le présent et le passé, d’utiliser le temps de la nuit où la rencontre est possible. Temps de l’écriture où redonner vie à ceux qui sont partis devient possible.

Traversé par le paysage, par les jours qui passent, le temps qu’il fait, neige ou pas : exprimer de cette manière un état d’esprit. Des images fortes et sensibles parcourent L’écart qui existe. Parfois en filigrane s’intercale un « se souvient-on de soi ? » Incontestablement, la disparition d’un être cher interroge le soi chez Olivier Vossot. Mais pas seulement le deuil car il est question également de souvenirs d’enfance douloureux et marqués par l’alcoolisme du père. C’est à cet égard que s’opère l’art de la composition du recueil car entre les pages dédiées au grand-père s’introduit la figure paternelle.

Cette poésie est ancrée dans les sensations du passé alternées avec celles du présent. Entre le « tu » et le « on », la frontière est mince, comme par exemple suite à la disparition du grand-père : « l’herbe a poussé depuis, sous tes pas ». Le passé infuse la mémoire par de petits gestes, de petites touches comme avec le souvenir de « son bras un soir / contre lequel je m’étais blotti ». Le temps passe, comme les saisons défilent, « des années vieillissent ». La lumière est aussi bien celle du dehors qu’une autre intérieure : « Au plus sombre du jour on se presse / comme à une lisière ». La pluie, la neige, la lumière extérieure sont prétextes à l’écriture. Tout comme les odeurs, les bruits, le silence, les paroles, la chaleur des bras, ce que l’œil voit, le jour comme il est.

Le sujet de l’alcoolisme, « fardeau d’un passé sans naissance », capable de changer un regard, une personne. « À huit ans j’ai su que j’avais peur de lui, de son mal être ». Et une autre révélation « la solitude qu’il a bue est la mienne ». Mais la clarté est toujours présente dans la poésie d’Olivier Vossot : « la lumière goutte avec le soir ». Tout s’entremêle : les souvenirs à la nature, le jour à la nuit, le père au grand-père, le soi et le vous. Le « silence de n’être plus que soi » fait surface à un moment de l’écriture, de la conscience. Ecrire libère du poids de ceux qui nous ont précédés, de la douleur d’un deuil, qui parfois empêchent d’être. Ce poids dure comme un silence et se tait longtemps. Comme une angoisse ancienne accrochée en soi comme les feuilles dans un arbre. A un moment elles finissent par tomber. Cela laisse place à la sérénité, à une certaine tendresse que certains décideront de retenir de ce livre, celle pour ce grand-père qui écrivait des poèmes. A cette caractéristique indéniable de l’humain : « Nous portons notre ombre / en terre, n’habitons / que clarté sans voir la clarté », Olivier Vossot finalement répond que « la lumière éclate sous l’arbre ». Je le reçois comme une invitation à s’ouvrir à la vie.

 

L’ombre se décolle peu à peu
le soir, l’herbe claire pour les pas.
On n’entend plus les aiguilles
la terre est molle,
ni le cri à l’intérieur,
qu’on ne peut nommer.
Quelque chose se pose sous les embruns,
le vent sur nous colle.
On marche à travers ce qui arrive
comme si cela nous était dit.

Père. Le roman de, Jacques Morin, Editions Henry

Jacques Morin nous livre un recueil très intime. Le titre de l’ensemble, qui rassemble plusieurs parties, est à considérer avec attention. Un titre un peu déstructuré pour un roman qui ne pourra pas s’écrire. Cela commence à la manière d’un roman - le contexte est planté. Le père a eu un accident pendant l’occupation et cela l’a changé profondément et durablement. « Il avait de temps à autre des crises, épileptiformes, qui nous figeaient et me faisaient profondément peur. » Jacques Morin décrit des détails intimes, comme le père croisé en haut de pyjama avec le « sexe lourd qui débordait devant lui », comme le lit des parents qui grinçait lorsqu’ils faisaient l’amour. Une question se pose au poète : « oserais-je écrire cela s’ils n’étaient morts ? » Puis on va au cœur du sujet, Jacques Morin nous livre ses confidences. Avec ce père il a toujours gardé de la distance et il avoue avoir eu honte de sa position sociale. De ce père devenu « comme un fantôme capturé sur le papier », Jacques Morin écrit qu’il a sûrement été injuste de mal le considérer. Il reconnaît pourtant quelques moments qui font exception comme l’apprentissage du jeu d’échecs. On comprend alors pourquoi il est impossible d’écrire un roman sur le sujet, tant le poète s’est persuadé que rien de particulier ne lui vient en mémoire. Il ne reconnaît pas la figure paternelle comme telle. « J’ai finalement un peu de mal à parler de mon père. »

Alors Jacques Morin évoque sa propre paternité, toujours maladroite et compliquée du manque de repères. Les textes deviennent courts, s’installe une nouvelle réflexion pour se porter vers « du bonheur revenu », refermer ainsi une parenthèse là où ’il y avait un lourd silence". Affirmer avoir essayé d’être un bon père et puis un grand-père. Ne plus garder ce silence en écrivant. Libérer ce qui a longtemps été gardé enserré et laisser filtrer la lumière.

Ce livre est touchant de par la lucidité et les confidences - et ceci l’est également pour les quatre parties qui suivent le roman avorté du père. Dans ces parties sont explorés le temps qui passe, l’automne de la vie, l’emprise de la morale sur nos manières d’être, tous les silences dont sont faites nos vies que ce soit avec nos enfants mais aussi au sein d’un couple.

Ralentir le temps, freiner le silence, prendre du recul, se mettre en retrait. Cet ensemble d’actions possible à l’aide de l’écriture, en agençant les mots. Nous allons sans cesse vers nos dernières expériences, « on connaît la direction ». Nous passons notre vie à tenter de résoudre l’« éternelle énigme » de l’existence. Nous le faisons avec une pudeur qui nous empêche de dire. Nous sommes sous l’emprise de « ce qui se fait ou ne se fait pas ». Toujours « le conflit entre l’instinct et la raison » car « sentiment et sensualité ne se recouvrant tout à fait ». Au désir empêché s’ajoute le souci du vieillissement. Confier comment la gêne et la pudeur empêchent les confidences et les aveux, conduisent parfois à des séparations, à une forme de solitude.

« Je me suis toujours refusé jusque là / au monologue amoureux ».
« L’intime dans la poésie / rentre dans l’ordre du mièvre / et de l’indiscret ».

Et si finalement c’était le nous qui gagnait ? Avec une victoire car « le mot amour est là » même si c’est « dans toute sa complexité »... « Nous ne sommes rien sans ».

 

Pudeur
nudité
jamais très à l’aise

gêne du corps
honte du corps

scandale organique

yeux aimantés sur le mitan de l’être

*

Il reste quelques traces de neige
sur les bas-côtés

des lignes blanches pour effacer

des mots perdus
ou des silences dans les fossés

L’autre jour, Milène Tournier, Éditions Lurlure

Voix nouvelle, écriture foisonnante. Quelque chose de très attachant dans cette manière d’écrire. Les souvenirs, le quotidien ou le monde, tous sont représentés. Souvent commencer par de petites choses, de petits détails, comme une respiration, une odeur, petites choses seulement en apparence. Car cela jaillit et donne à l’ensemble du rythme, une tonalité originale. Les mots sont simples et vont au cœur de l’émotion. Cette poésie est sincère.

« Je voulais juste / Être émue et / Aimer des gens / M’en souvenir / Ou bien / La vie est très seule »

Ces mots comme fil directeur. L’écriture se prête à la prose, s’envole et quelques fois s’impose en quelques vers. Les idées fusent, tournent en cercles, forment des boucles, instaurent des variations en s’approfondissant. Milène Tournier n’hésite pas à insérer le langage parlé et à parler de l’amour, de ses parents qui vieillissent, de la peur de perdre les siens. S’interroge sur les liens qui nous unissent, sur son propre vieillissement, sur l’écriture.

« Elle croyait / Que la vie allait durer toute la vie ».
« Maman, je sais un jour tout disparait / Comme quand tu descends chercher la voiture au parking / Et moi j’attends en haut ».

Réflexion sur le temps, sur ce qui pourrait durer toujours mais qui est interrompu par d’autres élans. Par ce qui vient avec la mort, de ces « vivants morts pendant l’enfance », ces morts « presque brillants dans ma tête ». L’écriture est vivante, elle se déroule, autour de la famille, autour du monde. L’humanité au bout des doigts de celle qui écrit. Exister d’une vibration à une autre. Le titre L’autre jour est aussi bien hier, aujourd’hui ou demain avec le temps qui passe. Ecrire des poèmes urbains et surtout des ambiances, des gens - ceux qui sont seuls, un peu à part, la vieille dame, celle de quarante ans, leurs solitudes. Une grande tendresse pour tous les gens.

Milène Tournier utilise beaucoup de leitmotivs. D’un « Je te parlerai », la suite s’enchaîne, se déroule. Parler de nous, de l’homme, de la femme, de nos questions sur l’existence. Poésie orale, parfois comme on parle. Se glisse également dans une dernière partie, une écriture de la quarantaine, non pas celle de l’âge mais de cette période où on se confine et où le rêve occupe une autre place : « Je rêvais un rêve triste, de voir le monde avec pas mes yeux mais avec mes larmes ».

Ce que l’on garde de cette écriture, c’est un élan de vie. Et l’envie de suivre cette voix, voir jusqu’où se déroulera la pelote. Vous aimerez, j’en suis certaine.

 

Je voulais vérifier
Qui j’aime ?
Alors dans le car de nuit j’ai pensé aux gens
Et j’ai essayé de les imaginer
Dans le car de nuit la nuit
Et il fallait que je sois émue
Par exemple mon père
J’ai imaginé la respiration
Un peu trop forte
De mon père
L’odeur de mon père dans car de nuit la nuit
Le petit froid des stations essence et remuer
doucement les genoux comme on tourne ensemble
deux cuillère
Ma mère
Émouvant aussi
À sa façon mais aussi
Elle serait polie
Ma mère serait polie la nuit
Ma mère serait polie de nuit dans le car de nuit et
même si on ne distingue plus dans la nuit qui est poli
de qui n’est pas poli
Les stations essence à croiser et dépasser
Comme on double un arbre sans le différencier du
premier
On s’enfonçait dans la nuit qui s’enfonçait dans le car
Et je voulais juste
Être émue et
Aimer des gens et
M’en souvenir
Ou bien
La vie est très seule.
(...)

Le confinement du monde, Pierre Vinclair, Éditions Lurlure

Les sonnets de Pierre Vinclair à la mode Coronavirus en trois parties. Le prologue dresse le tableau de la situation au 16 mars puis s’enchaînent les sonnets contemporains de Pierre Vinclair, mêlant à la rythmique le vocabulaire de circonstance. « Je cingle de sonnets le coronavirus ». Celui du quotidien en temps de confinement. Est-il risqué d’écrire sur la covid car combien de poètes ont écrit ou vont écrire sur cette période à travers le monde ? Mais Pierre Vinclair a cette audace, une façon de laisser un témoignage, une trace, de cette période inédite. Il l’exprime ainsi : « La poésie ne vaut pas mieux qu’une pensée / et la pensée ne vaut pas mieux que le silence ». Alors pourquoi ne pas écrire sur cette période ?

Dans la première partie, il s’agit des activités qui s’inventent à la maison pour occuper les enfants, de nouveaux poèmes qu’on n’aurait pas cru possibles avant 2020. S’adapter aux circonstances, adapter la poésie. L’école à la maison, retourner en cours de CP, lire ou relire les livres de poésie dans le salon...

Pourtant, la vie insiste au milieu de la panne
générale et je vois, insolent, le printemps
s’animer quand j’écris pour tuer tout ce temps
infécond, inutile, au fond de ma cabane

S’interroger sur la raison du sonnet en temps de confinement, se demander si le sonnet n’est pas lui même un poème confiné. A un moment, Pierre Vinclair va jusqu’à imaginer qu’il est lui-même confiné dans son écran d’ordinateur. Ainsi exprime-t-il son ressenti. Comme « contempler l’état du monde à la fenêtre ». Et si au final c’étaient les journées qui s’ennuyaient ?

La seconde partie, consacrée aux morts du coronavirus, débute ainsi « La vie éclate en fleurs ». Ne serait-ce donc pas un hymne à la vie à célébrer ? « Et pourtant nous pleurons lorsque nos aînés meurent »... Les morts mis en parallèle des fleurs qui elles aussi se fanent et meurent mais « affleurent la merveille ». Sont évoquées les « allées vides des cimetières ». Nous avions le loisir pendant le confinement de penser et de parler de nos morts : « leur souvenir émouvant nous agite ». Suivent quelques textes plus engagés mais qui disent surtout un état qui ne ment pas : la peine. « Voici une couronne, elle est tressée à peine » ou « le monde m’apparaît comme un vaste bouquet / de saules pleureurs verts ».

Pierre Vinclair pousse un cri immense : « J’hurle mes vers en vain ». Il offre un geste en écrivant ces sonnets, en les dédiant à ceux qui ont souffert ou qui sont morts. Pensées pour « les pauvres vieux qui restent / seuls avec leurs poumons en feu, la chambre vide ». Dans cette partie chaque premier vers reprend le dernier du sonnet qui l’a précédé. L’un donne l’impulsion à l’autre. Ainsi les poèmes en écho des uns aux autres. Le dernier sonnet reprend les premiers vers des quatorze poèmes précédant et cela fonctionne très bien.

Dans une troisième partie, ce sont des sonnets de chiffon. Sonnets délaissés de leur forme traditionnelle, un peu froissés, chiffonnés, en guirlande. Sonnets des mains lavées, des visages masqués, des parcs d’enfants fermés, de la famille qu’on retrouvera plus tard. Sonnets chiffonnés car l’ordre des chose est bouleversé, tourneboulé. Ainsi assembler les sonnets en guirlande, leur donner une respiration... Distribuer des mercis. Et surtout aux médecins, ambulanciers, éboueurs, livreurs, caissières et caissiers...

 

La vie éclate en fleurs. Elles volent, puis tombent
au champ d’honneur, tôt foulées, mais c’est vivre encore
que de tomber et c’est un seul procès qu’éclore
en pétard qui explose et choir comme une tombe.

Nous le savons en contemplant, bourgeons, les fleurs
déjà fanées - tels des brouillons à la corbeille
où se lit qu’en l’horreur affleure la merveille -
et pourtant nous pleurons lorsque nos aînés meurent.

Je ne peux ranimer par un tour de magie
les défunts ; à défaut, j’agence une élégie
comme je passerais une journée au Père

Lachaise avec eux, communiant dans les lambeaux
d’un chant funèbre qui monte entre les tombeaux
au milieu des allées vides du cimetière.

Traverses, Angèle Paoli, Cahiers du Loup bleu, Les Lieux-Dits

Poèmes de traverses, comme traversés des pensées, des mémoires affleurées, des lieux, des gens rencontrés, des jours, de la mer, du ciel, du vent, des fleurs. Traversés des vivants, de ce qui se présente devant soi, sur la route, la poète assise contre un rocher ou regardant par la fenêtre. Pensées de ces temps de guerre que nous n’avons pas connus, pensées en ces temps de pandémie - le monde de 2020. Nous y sommes. Les sentiments que chacun traverse avec les questions et les silences. Angèle Paoli traversée par la marche, par l’écriture, les lectures, les vies qui passent, laisse venir les mots sans ordre précis.

« Tu leur laisses le champ libre en ce temps / suspendu entre un passé qui prend le large / et un futur indiscernable ».

L’écriture pour aider à « se tenir droite ». Printemps 2020, période durant laquelle le temps semble s’allonger où seul penser semble possible. Période sur laquelle les mots ont besoin d’être posés. Traversée par la peur. L’angoisse du monde tel qu’il devient. « Les hommes sont-ils en train de devenir fous » ? Traversée de solitude mais aussi des liens familiaux qui se ressoudent. Traversée de beauté à ne savoir qu’en faire : « Il fait beau le printemps est là / et tu ne sais que faire de lui en toi ». Traversée par les souvenirs de l’enfance, plus ou moins légers, de ceux qu’on a effacés.

A un moment, le lecteur assiste à une transformation. Les doutes, la peur font place au soleil, à la nature, aux fleurs, insectes, arbres, oiseaux.... Jusqu’à mêler la femme à la nature : « Elle, à sa fenêtre » dont la « peau a verdi / les feuilles tissent son corps blanc ». Chasser la peur, accueillir la paix, la sérénité : « papillon volète entre les feuillages / improvise des cercles lumineux ». Le temps a traversé ce recueil. Printemps, été, automne. Le dernier poème s’ouvre sur le mois de novembre : « et tu vieillis ». Une année pratiquement, ainsi qu’une vie remémorée. Je tiens la main d’Angèle Paoli pour cette parution aux Cahiers du Loup bleu et vous aurez peut-être envie que nous nous la tenions tous ensemble en refermant ce livre.

 

VII

Tu penses à ta mère   à sa disparition
trois ans déjà   tu es presque heureuse
qu’elle ne soit plus là   plus là pour traverser
cette épreuve   plus là pour souffrir davantage
encore de la solitude   du sentiment irraisonné
d’abandon

tu as fait cet aveu à ta sœur
elle pensait la même chose
mais n’osait pas   se sentait coupable

mettre des mots sur la peur
fait peur

elle te remercie   soulagée de n’être pas
seule   à avoir pensé ainsi les choses

ainsi   par-delà nos silence   formons-nous
une tresse de pensées identiques qui tantôt
nous éloignent dans le non-dit tantôt
nous rapprochent dans l’échange

L’obstination du perce-neige, Françoise Ascal - encres de Jérôme Vinçon, Al Manar

Ce journal commence un 9 septembre 2012 et se termine sur un 29 décembre 2017, couvre cinq années d’une vie. Comme l’écrivait Emily Dickinson - en exergue : « Vivre est si stupéfiant, cela ne laisse que peu de place pour d’autres occupations ». Journal traversé du temps, de la force de la vie. Dès la première page, l’image de souches d’orme qui disparaissent avec le temps . Cette image très forte Françoise Ascal nous la donne à méditer : « toutes les choses du monde sont prises dans ce processus à long terme ».

L’obstination du perce-neige est au départ journal du « jouir de la maison, du jardin, de l’espace, du silence ». Référence à Kawabata et à Schubert. Ecrire un journal... Quel en est le sens ? Lorsque « j’ai peut-être déjà dit tout ce que j’ai à dire, mais l’ai-je dit de toutes les manières possibles ? » Des extraits de correspondances entre Rilke et Rodin. Citer Nathalie Sarraute lorsqu’elle écrit : « les mots servent à libérer une matière silencieuse qui est bien plus vaste que les mots ». Ecouter Bach et Radu Lupu. Lire Gérard Titus Carmel et Jacques Josse. Evoquer une lecture et des rencontres à Nantes. Puis la maladie, son retour. Maladie qui se fond dans l’identité de l’être, s’introduit dans l’intime. Bernard Noël. Bachelard. Emaz. Les citations s’égrènent.

L’écriture est « un cœur nécessaire pour rester vivante ». Ecriture de carnets.... et la question de savoir comment rendre ensuite cela au lecteur, afin que l’intime puisse être partagé, qu’il soit universel. Dépendre de sa lignée jusque dans la maladie. Se questionner également sur le vieillissement. Et retrouver parfois la vie de campagne. Le travail du tracteur comparé à celui de la brodeuse, la couturière ou la tisseuse. Le bonheur face à la prairie. Observer l’éclosion des fleurs, faire des bouquets de perce-neige et autres fleurs. Une vie à organiser autour des dialyses. La foi chrétienne inculquée et tatouée dans la chair, en contradiction avec ce que nous aimerions être. Les premières grappes de glycine.

James Sacré. « Regarder la beauté encore possible du monde, l’énigme du phénomène vie. Je suis en vie. » Partager les salles des dialysés. Avoir l’impression de mourir à l’hôpital un cathéter à la jugulaire lorsque d’autres sont tués au Bataclan. Se ressourcer dans la prairie à Melisey, la beauté capable de sauver le corps et de permettre d’aimer être en vie. Bach. Bonnefoy. « La poésie qui m’intéresse est celle qui se rapproche d’un outil philosophique. Poésie pour saisir le réel et ses leurres ». Courbet. Pierre Dhainaut. Claude Ber. Les attentats de Nice. Quignard. Mais toujours face à la prairie « je déroule le rituel, cantate de Bach, cigare ».

L’écriture du journal apparaît comme aller au profond de soi et s’ouvrir. « Venir au journal avec l’espoir de toucher un état d’ouverture. [...] Venir au journal pour lancer l’hameçon dans l’obscur ». Les jours se succèdent, les pensées aussi, au gré des lectures, au gré de la musique et des rencontres. « Chaque journée ordinaire est une journée unique ». Au fil des nouvelles, partager les jours d’hôpital, de dialyse, la maladie qui s’est s’introduite dans l’intimité jusqu’à changer les habitudes de vie. Le journal se poursuit et d’une année sur l’autre certaines choses reviennent comme le fleurissement de l’hellébore donnée par une bibliothécaire de Normandie. La prairie se recouvre chaque année au printemps - gratitude que la poète voue à ce jardin à Melisey.

« J’ai soigné ce lieu, il me soigne. Peut-être qu’ici je m’éloigne du »je« . J’existe délivrée de moi. J’existe en osmose avec un fond originel mais sans me perdre. Comme existent le pommier, le vivant et la mort ».

Le lien avec les ancêtres est aussi une question qui poursuit Françoise Ascal de livre en livre. La maladie, génétique, la lie encore un peu plus à eux. Le deuil d’Adèle, son aïeule, porté toujours sur ses épaules. Pourtant, la poète n’a pas connu la première guerre et est née juste après la 2ème, mais en garde les séquelles. « Pourquoi n’avoir jamais connu le relâchement que donne le sentiment de sécurité, alors que je n’ai vécu qu’en temps de paix ».

Ce journal est d’une grande sincérité, m’a beaucoup touchée. Surtout ce journal n’est pas un journal de maladie, il est plein de vie, il joue la vie, il lit la vie. Il s’écrit. Et poursuit.

« Aujourd’hui je suis vieille, malade chronique et ma joie de vivre n’a jamais été aussi vive ».

 

20 février
Lecture du Fil de l’oubli à Paris avec Marie Alloy. Passer en deux heures - le temps du trajet - du deuxième sous-sol de la salle commune de dialyse à la pimpante librairie donne le sentiment de venir d’un sous monde. Malgré la fatigue, je trouve mon souffle, mes marques, soutenue par un public attentif. Mon frère me fait remarquer qu’en début des années 80, j’évoquais dans mes textes un pré, celui de mon enfance à Villemomble - il y avait alors, dans la très proche banlieue de Paris, des vergers et des pâtures - et qu’ensuite, curieusement, il avait cédé la place à la prairie de Melisey. Il a raison. J’ai construit une mythologie à mon usage. Comme lui avec le Wyoming, son ranch et ses chevaux. Racines recomposées en quelque sorte, à partir d’éléments réels mais non stricte vérité. Manipulations intimes dont on ne peut que soupçonner les raisons.
Penser à Melisey, aujourd’hui, c’est penser à la prairie et à la lumière du soir quand l’or de l’été se répand jusqu’à la lisière des grands arbres. Moins obsédée par la maison et par ses anciens occupants, mes ancêtres. La prairie transfigurée suffit à m’aimanter.
[...]

moi moi moi et les petits oiseaux, Alexandre Gouttard, la Crypte

Alexandre Gouttard dans le premier des poèmes de moi moi moi et les petits oiseaux rapproche le mot barque, souvent rencontré en poésie écrit-il, d’un souvenir d’enfance : sa cousine urinant dans une barque. Cela pourrait ne pas être poétique du tout et pourtant cela l’est tant la pudeur d’alors de sa cousine est décrite avec subtilité. Chez le lecteur ce souvenir provoque l’effet de connu autant que d’inattendu. Ce poème est aussi construit d’une manière intéressante. Sur la page quelques vers racontent cette scène et en note de bas de page on peut lire une sorte d’analyse de la situation. Mais le livre ne tourne pas, bien entendu, autour de cette scène. Suivent des poèmes sur la mort du père et de ce moi qui vit dans un monde qui le questionne.

La légèreté se mêle souvent à ce qui tente de s’approfondir. La poésie d’Alexandre Gouttard touche du doigt la profondeur et elle se reporte l’instant d’après sur une touche de légèreté, d’humour. Mais rien n’est statique dans cette écriture. Je me suis interrogée sur le titre. Soi et les petits oiseaux. Toutes les petites choses autour de nous qui effleurent un moi intérieur. Ce moi qui « toutes les nuits / m’ordonne de vivre ». Ce moi qui a perdu son père, qui se souvient de sa mère qui lui demandait d’arrêter de prendre des bains à cause de la facture de l’eau.

« Il n’y a rien de plus penché qu’un arbre » : il en est un peu ainsi de cette poésie. Elle penche d’un côté puis d’un autre. Parfois tourne certaines choses à la dérision alors qu’elles peuvent être assez graves. D’autres fois, le ton reste sombre. Mais elle penche surtout du côté de la vie. Elle en foisonne.

 

Mais un quart d’heure à peine a passé sous la terre
qu’il ne neige déjà plus. Dans les arbres nus
les nids vides forment (mais d’où vient la certitude
qu’ils le sont ?) des petites constellations.

Je me suis souvenu qu’à l’époque où je vivais sur mon île,
j’aimais voir mes amis Comoriens
grimper sur les cocotiers cueillir ces grosses boules dures
qui correspondent peu à l’idée que l’on se fait ici du fruit.

L’enfant poisson-chat, Christophe Esnault, Publie.net

Apprendre à pêcher
Avant d’apprendre à lire
Bien avant de savoir
Embrasser une fille

Premières lignes de L’enfant poisson-chat où Christophe Esnault invite le lecteur dans une enfance bercée par la pêche et par les premiers désirs d’embrasser les filles. La pêche occupe une grande place, plus grande que l’école, certainement car « on apprend mieux / dans le plaisir et dans la joie ». On l’imagine bien l’enfant Esnault ne pas parvenir à s’endormir la veille des jours d’ouverture de pêche. Plaisir partagé avec la figure paternelle qui n’hésite pas à installer un bassin dans le jardin pour y renverser des gardons. Le lecteur lit avec plaisir cette somme de petits souvenirs d’un gamin qui parfois s’émerveille, pêche sans autorisation ou achète le silence d’une petite sœur pour dissimuler des bêtises. Nostalgie de ces temps où les enfants savaient créer, par exemple une épuisette avec un filet à patates, ou se contenter du peu en attrapant des sauterelles. Nostalgie de ces lieux, rivières et ruisseaux, foisonnants de vie où trente-cinq après il n’y a plus aucun poisson à cause de la pollution. J’aime ces textes de Christophe Esnault pour ce qu’ils apportent ainsi de l’enfance, leur simplicité, leur sincérité. Son regard d’enfant toujours vivant. Les sensations de cette période de la vie toujours présentes. Cet univers de pêche tellement important que pendant la messe il ne pense qu’à cela et à la femme devant lui dans l’église. De la pêche on en vient aux premières pulsions d’adolescence, à la timidité pour franchir le pas et embrasser les filles emmenées pêcher avec lui, aux vols de livres pornos revendus à des garçons plus âgés... Livre aussi de toutes les occasions manquées à cette époque auprès de la gent féminine... Mais dans les dernières pages, une silhouette de femme s’avance dans la rivière et j’en garde l’impression que Christophe Esnault est un poète éternellement émerveillé. En cela, ce livre fait tellement de bien.

 

Le père braconne
Lignes de fond posées avant la nuit
Une vingtaine
Tous les quinze mètres
Sur toute une longueur de rivière

Etre trop jeune pour
Accompagner le père
Qui relève les lignes
A la lampe de poche
L’oncle de la ville l’a accompagné
Et il a déchiré son falzar
Sur un barbelé

Parfois ce n’est pas ce qu’on sort de l’eau
Ou ce qu’on ne sort pas de l’eau
Ou ce que l’on voit à hauteur d’eau
C’est la couleur d’un renard à vingt mètres

Prise dans notre émerveillement

Et puis prendre l’air, Etienne Faure, Gallimard

En toutes saisons, sortir puis prendre l’air, marcher, observer les gens et ce qui les relient. Sortir prendre l’air traversé par la vie, les cris des corbeaux comme celui de la ville, de sa circulation jusqu’aux clochers des églises. Prendre l’air à Paris et son lot de sensations : odeurs, bruits, ambiances, mémoire parisienne (bruits des chevaux, le Paris d’autrefois), voyager aussi.

« Il faudrait faire un livre rien qu’avec les phrases disparues de Paris et les bruits qu’allaient avec ».

Le Paris d’hier et d’aujourd’hui s’entremêlent, la ville capable de porter tout cela à la fois. La prose comme un livre documentaire ou comme un livre recueillant la vie et chacun de ses signes. On pourrait très bien imaginer de petites séquences vidéo en lieu et place des poèmes. Etienne Faure marche et nous donne à ressentir ces ambiances des jardins, des bancs publics. Bancs sur lesquels prendre le soleil « comme un médicament ». Bancs qui « se souviennent qu’ils furent arbres ». On imagine qu’Etienne Faure aime lui-même écrire sur les bancs. Y entendre des oiseaux. Y voir les chiens, les parterres de fleurs. Les gens qui se rassemblent autour de ces bancs pour se confier de petits secrets, partager des moments de convivialité ou essayer de se comprendre entre personnes de nationalités différentes. Bancs où Etienne Faure sort son carnet pour écrire, noter ce qui se passe devant lui.

Et puis prendre l’air est composé de plusieurs parties où les voyages permettent de quitter Paris, où la culture, théâtres et vernissages, escapades à la campagne et les saisons, s’invitent. On aime l’écriture d’Etienne Faure, sensible et observatrice. Description des choses de la vie et une méditation à propos de chacune. Un plaisir de lecture. On aime ces ambiances. On prend l’air.

 

Les jeunes chênes devant lesquels dans trois cents ans on viendra saluer une époque incertaine ont encore du chemin à faire à travers les ans, les hivers, les printemps et les coups de foudre. En attendant on les étaye avec du bois de hêtre afin qu’ils poussent droit vers la lumière, leur raison d’être : converser avec le soleil, tentés qu’ils sont depuis longtemps d’atteindre un millénaire (invariablement l’oïdium, la maladie de l’encre ou une intemporelle intempérie les font périr, coups de tonnerre, les mettent K.-O. avant même d’attraper la simple durée séculaire). Le reste est coup de chance, quitte ou double avec les dieux affectés au ciel. Il pleut des glands que glanent les pourceaux singuliers occupés à manger des racines, des fruits de terre au sens large.

Une brûlante usure - Journal 2016 - 2017, Gérard Bocholier, Le Silence qui roule

Dans son journal, Gérard Bocholier fait une large place à ses lectures - par des noms, des citations, d’anciens n° de revues - et à la musique en nous invitant par exemple à écouter Brahms, Bach, Liszt ou encore la pluie. « Le bruit de la pluie devient musique dans le silence ».

Tout cela mêlé aux parterres de fleurs, du palais royal par exemple ou du jardin mais aussi aux rencontres, aux souvenirs, aux visites dans les musées. Ce journal n’est pas écrit dans un élan lyrique ou prosaïque mais plutôt comme un ensemble de fragments, de pensées incitant à la méditation. Impressions d’un instant, d’une lecture, d’une musique, d’une peinture, du temps qu’il fait. Pensées plus profondes sur le sens des choses. Beaucoup de citations semées au fil des pages. Les mois, les saisons passent et il s’agira sûrement ici de retenir quelque chose de la vie, de l’humanité, de la beauté, de ce que la nature œuvre en nous. Comme le miracle de la lumière ou d’un jardin en fleurs.

« Dans mon jardin en friche, très funèbre, j’ai aperçu le forsythia tout en fleur : un ruissellement d’or et, subitement, tout s’est à nouveau éclairé. Alors je ne voyais plus que lui. »

« Ivresse des couleurs des fleurs. On est happé par les explosions de toute sorte, par la profusion qui se donne sur les terrasses, les jardins, les coins de rue. La vie partout, saluée par les chants d’oiseaux, et notre allégement intérieur, comme si nous voulions, nous aussi, éclore pour la Beauté. »

Musique, lectures, fleurs. Les pensées accompagnées des souvenirs, comme un bouquet de lilas apporté à la maîtresse, comme une lessive suspendue dans la cour en plein hiver par temps de gel. Beaucoup de nostalgie contenues dans ces pages.
« A la fin, ne restent au fond du tamis de l’écriture que les plus infimes paillettes. On les regarde de près, elles viennent de l’enfance lointaine, et soudain la vérité apparaît : c’est bien de l’or ! »

Gérard Bocholier propose également des réflexions sur la poésie, le poème, le poète. Sont cités de nombreux auteurs : Pessoa, Lorca, Bonnefoy, Du Bouchet, Gustave Roud, Novalis, Reverdy, Rilke, Péguy, Michaux, Celan... et la liste est loin d’être exhaustive.

« Des poèmes se rencontrent, se rejoignent. Certaines de leurs expressions, de leurs images, se répètent, se font écho. Leurs auteurs respectifs ont-ils alors une véritable importance ? L’âme est plus haute que tous les esprits, l’âme universelle. »

« Difficile d’imaginer ce que je serais devenu si je n’avais pas écrit ».

Le temps passe. La vie et la mort reliées l’une à l’autre, comme le jour et la nuit. Revenir aux fleurs, à leur envie de vivre. Revenir à la lumière, à l’air. Dans une méditation active des jours, de leurs variations et des phrases lues : « le réel intérieur n’étant pas le plus aisé à exprimer ». Difficulté d’écrire l’indicible tant cela vient toucher profondément l’être. Les notes restent brèves.

Trouver le bonheur dans la nature, le soleil, le paysage, une petite pluie, une tempête de neige. Mais trouver aussi certaine tristesse et solitude dans ce journal. Il s’agirait peut-être de laisser l’oiseau chanter pour lui permettre de ne pas avoir peur de ce qui attend au bout du chemin. Accompagner tristesse et solitude de ce qui illumine le jour.

« Certaines images reviennent, toujours les mêmes : des bribes de journées au soleil, des sensations, des visions fugitives, toute cette poussière de terre et de lumière qui ne nous sera jamais rendue, pas même au dernier jour. »

 

(...)

Ces plantes fleuries nous donnent des leçons dans chaque rue, dans chaque ruelle. La moindre fissure du bitume, le moindre trou dans la pierre peuvent abriter des graines qui, un jour, s’épanouissent magnifiquement. Notre être intérieur, de même, peut recéler des merveilles dans ses fentes de douleur.

« Reste la lumière. » Quand tout s’est écroulé, que les traces que l’on croyait durables, se sont effacées, que les maisons et les jardins ne sont plus que ruines, alors sur les tombes, comme une aurore irrésistiblement victorieuse, « reste la lumière. »

« Nous habitons tous un désert. Toute la vie nous sommes condamnés à traverser ce vide fait par nos propres mains autour de nous. »

Marcel Béalu

Dans la première page de ses Rouleaux, j’aime cette formule de Christian Hubin, qui me rappelle notre rencontre à Lyon, autour de l’ombre de Roger Munier : « Prendre le réel à la gorge : serrer jusqu’à ce qu’il avoue. »

La portée de l’Ombre, Marie-Anne Bruch, Collection Pour un Ciel désert Rafael de Surtis

La portée de l’Ombre... Double sens pour ce titre. Portée musicale et portée de l’ombre... Marie-Anne Bruch engage à écouter la musique - classique et jazz - de Bach à Miles Davis en passant par Vivaldi, Mozart, Beethoven, Schibert, Chopin, Debusy, Satie, Scriabine, Ravel, Stravinski, Billie Holiday. Mais si la portée est musicale, elle contient sa part d’ombre. Celle de la folie. Cette expérience écrite de l’intérieur. Cet état d’esprit considéré par le corps médical comme une maladie, vécu comme une solitude pour les personnes que l’on dit « folles ». Les pièces musicales s’insèrent entre ces périodes de folie, suivant l’ordre chronologique, des compositeurs et de la progression de la folie de la narratrice. La musique est écoutée et intériorisée tout comme la maladie prenant place dans l’esprit de la narratrice. La musique porte et l’ombre s’installe en parallèle tout en cherchant à atteindre la lumière sans cesse recherchée, entrevue par l’écoute de la musique. Portée vers la joie ou, la solitude qui tourne en boucle ou bien s’échappe grâce aux grands compositeurs. Marie-Anne Bruch écrit tout ce que les gens et le corps médical pensent de la folie, la laissant reposer sur une fragilité sans tenir compte du vécu de la personne qui en souffre. Douleurs que la personne endure en somme de petits coups portés.

« J’ai longtemps été folle. Je parle de vraie folie, de folie qu’on enferme pour reprendre Rimbaud. »

Ce sont les premières phrases de La portée de l’Ombre.

« J’ai longtemps été folle et c’est peut-être un prolongement de cette folie de croire que je ne le suis plus. »

Ces mots sur la folie, vécue de l’intérieur, sous forme de récit, s’alternent avec ceux sur la musique, petites proses en forme d’analyse musicale au ressenti sensible et poétique. Le morceau écouté et l’expérience de la folie trouvent de cette façon résonances et le texte se poursuit dans l’alternance, le ricochet entre l’ombre et sa portée, entre la portée et l’ombre. Cela vient toucher le lecteur de manière assez profonde et donne envie de prendre musique et poète dans les bras.
J’ai pris le soin de lire ce livre avec lenteur, prenant le temps d’écouter, de laisser imprégner les mots et les concertos, sonates, quatuor, nocturne et petite mort, proposés tout au long du livre. Une expérience de lecture pour suivre l’attention portée par Marie-Anne Bruch à la force des compositions. Et découvrir sa capacité de personnifier la musique.

Sur Les variations Goldberg de Bach : « nous assistons aux réflexions d’un penseur très habile et nous nous apercevons qu’il faut parfois une technique stricte et rigoureuse pour laisser toute latitude à l’imaginaire de s’explorer lui-même. » Marie-Anne Bruch oppose en parallèle : « On m’a dit parfois (...) que j’étais fragile. »
Sur Concerto pour deux mandolines de Vivaldi : « C’est une musique qui ne s’écarte pas de la voie qu’elle s’est tracée ni de l’humeur qu’elle s’est choisie »... « Musique vivifiante et gaie ». Alors que « Celui qui devient fou est généralement très sensible à certains principes moraux : j’entends par là qu’il est taraudé par l’idée du bien et du mal, qu’il est fortement tiraillé par cette dualité, bien davantage qu’un homme sain d’esprit. »

Sur le Stabat Mater de Pergolesi : « C’est une musique très intériorisée, qui semble imiter avec exactitude le surgissement dans le cœur d’une envie de pleurer, et qui s’introduit en vous par glissements progressifs, et vous fait dériver au gré de ses méandres. » Mais ensuite « cette musique nous emplit d’une affliction heureuse. » Ainsi la musique puise loin... aussi bien l’envie de pleurer que de rendre l’âme heureuse.
Certaines musiques se fondent dans le paysage comme celle de Boismortier, ou peut-être aussi dans certains états d’âme. Musique atteinte de nulle hypocrisie, capable de s’élever et de devenir figure devant nous.

Avec la folie, la « pensée a pris des chemins de traverse jamais explorés jusque-là, des chemins insoupçonnés qui se sont brutalement ouverts devant moi. » Et en parallèle la musique, comme un chemin céleste, spirituel qui pourrait être joué par les anges, comme incitant à aimer la vie terrestre, et à accepter les choses telles qu’elles sont. Marie-Anne Bruch évoque le délire comme un monde parallèle, qui peut être plus ou moins magique, où « tout devient signe et intentionnalité », sauf que le délire s’il commence gentiment « devient progressivement de plus en plus cruel ». Et il en faut un certain temps avant de parvenir à s’extraire de la psychiatrie, à accepter que le désespoir soit « peut-être la face cachée de la colère ». Méditer sur la vie et la mort, amené par Nocturne de Chopin... Musique presque littéraire. Ambiance intime.

Ecrire pour résister contre la folie... Mais écrire, ou réfléchir, c’est « faire macérer davantage dans notre mal être et nos ruminations », « Je dirai même que le fait d’écrire (par exemple un journal intime) peut contribuer à développer une amorce de délire. » La musique au contraire peut amener à la félicité, comme avec Bénédiction de Dieu dans la solitude de Liszt. Musique - Lumière.

Avec la folie, l’emprise des mots est fort, ils peuvent en devenir insupportables, même les paroles des chansons peuvent entrainer la pensée à tourner autour du délire. Alors écouter la musique... Sans paroles. En saisir le cœur, la lumière. Trouver dans la musique ce qu’elle a de divin, ce qu’elle permet de libérer. Trouver la liberté dans la musique après ces périodes d’enfermements en hôpital psychiatrique. Alterner ainsi entre musiques qui servent l’exaltation et d’autres qui enferment dans le chagrin.

Musique et folie en capacité chacune de pousser « brutalement de l’ombre à la lumière ». Mais toujours « davantage de consolation que de douleur » dans la musique. Avec elle se produit un « débordement émotionnel et perceptif ». Cela envahit le corps, s’intensifie. Ainsi la musique comme la folie, expriment en soi quelque chose d’intime, qui ne s’explique pas. Et le désir d’avancer, de se libérer, de faire place grande à la lumière. Comme avec Janacek et Quatuor n°2, Intimate Letters, 2e et 3e mouvements : « C’est une musique qui s’avance vers vous toute droite et toute nue, avec un grand souci de la vérité » ou Poulenc : musique de l’espérance... Sans oublier que « la solitude est une de ces expériences qui peuvent rendre fou » et « la folie est une expérience qui accentue la solitude ». Pourtant, la folie n’empêche pas de vivre. De travailler. Même « après être devenu fou, on peut même devenir plus équilibré qu’auparavant. »

Marie-Anne Bruch... j’ai envie de la prendre dans les bras pour avoir écrit ce livre si courageux qui est finalement un livre sur la lumière avant tout. J’espère que vous aurez envie aussi de la prendre dans vos bras quand vous l’aurez lue.

 

Du temps où j’étais folle, je me sentais partagée entre deux aspirations contradictoires : celle de me reposer et de suspendre mon existence en attendant d’être guérie, et celle de continuer à vivre comme avant, de prendre des décisions, d’aller de l’avant comme si je n’étais pas malade.
La première tendance - vers l’inaction - était plutôt motivée et encouragée par les médecins, et la seconde - vers la vie - par les autres personnes que je pouvais croiser. Sachant qu’un accès de folie dure de nombreux mois, et même parfois plus d’un an, il est très difficile de mettre sa vie entre parenthèses pour une telle durée.
La maladie n’empêche pas le désir de vivre, bien au contraire.
D’un autre côté, passer un entretien d’embauche, faire une rencontre amoureuse, entretenir des liens d’amitié, ou simplement profiter d’un spectacle, lorsqu’on est malade, tourne le plus souvent au fiasco.
Difficulté de savoir quoi faire de son temps et de sa vie lorsqu’on est fou. Impression d’être bloqué du fait de la maladie, piégé dans l’inaction.
Enervement contre les médecins qui nous dissuadent d’agir et de vouloir vivre.
Enervement contre les gens qui s’étonnent de notre apathie et de notre retrait.

*

Nocturnes,
Chopin, 1833

C’est une musique qui est dans la méditation sur le sens de la vie et de la mort, qui cherche à sonder les tréfonds de l’âme et de la sensibilité. Elle se laisse envahir par ses sentiments mais parvient à les moduler pour qu’ils ne deviennent pas trop puissants.
On aperçoit une femme au crépuscule, de rares étoiles commencent déjà à poindre, un cimetière bouche l’horizon, on se croirait dans un tableau du peintre Friedrich : un paysage hivernal, une chapelle surmontée d’un crucifix se détache sur le ciel violine.
C’est une musique qui recherche les ambiances intimistes et qui a éprouvé bien des fois la solitude, elle émet parfois des suppliques amoureuses et connaît de brefs moments d’emportements contre l’impossibilité de certaines passions, et se plaint de la dureté du monde.

Cécile Guivarch


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