Tailler sa flèche, Coralie Poch, La tête à l’envers
Tailler sa flèche. Un livre. Coralie Poch. Une auteure à découvrir. Un imaginaire où la vie court sur les pages, de ce vivre sensible. Un « je veux vivre / quand tout ce qui tombe ailleurs / me secoue » entre fortement en résonance avec chacun de nous. La poète - témoin - résiste et s’inscrit dans ce vivre où l’on se sent vivant. Tailler sa flèche demande une lecture attentive et même une relecture pour revenir sur certains poèmes, rencontrer ce qui n’avait peut-être pas fait sens en première lecture.
La poète, mêlée au Grand Tout, est elle-même nature dans la nature où « pas une herbe ne se ressemble ». Coralie Poch ressent avec le corps. Coralie Poch regarde avec le paysage. Parfois le corps déborde sur le paysage et le paysage entre dans le corps. La montagne est présente et prend plusieurs significations, par exemple celle de la mère, figure importante pour la transmission et la protection. Parfois balbutiante, Coralie Poch évoque la vie changeante, la possibilité de tomber. Mais demeure toujours la présence du paysage où se fondre est lié au désir. L’auteure écrit avec le soi élancé dans la nature et présent au monde. Elle nous entraîne dans un flot de vie, « l’éblouissement de vivre autant » , dans un flot d’amour, de nous. Elle évoque la mort, mais celle qui figure au bout du vivre car auparavant, il s’agit bien de vivre et d’apprendre à aimer la disparition, la vie changeante. Il est question de désir, de la femme - de celle qui lâche les oiseaux.
A la recherche d’un monde neuf, Coralie Poch rêve ce monde où vivre serait vivre, en ouvrant les ailes comme les oiseaux. Tailler sa flèche célèbre liberté et libération.
L’hiver au bout de nous n’avait pas de route
on s’est sauvé avec le feu
et des couvertures de plumes
j’ai tes gestes
même ceux qui manquent
ton tatouage ton initiale qui continue mon bras
à la lumière d’un feu plus ancien que nous
tu traces tes cartes sur mon ventre
me coule trois rivières au milieu du dos
pour nager un peu tu dis
j’aime le courant
tu es l’empreinte du lynx dans ma dernière neige
le territoire blanc où la langue est ajournée
je garde tes traces - à côtél’éveil est sans gibier.
Le mot Orage, Constance Chlore aux éditions L’herbe qui tremble
Un livre étonnant. Originalité de la composition. Après un premier poème de quelques mots : « Vivre / dans une goutte d’eau », la langue s’élance sur la page sans retenue. L’auteure n’hésite pas à mêler des références scientifiques, des dialogues entre astrophysiciens, brisant ainsi les parois invisibles entre la poésie et les sciences. La langue de Constance Chlore créé la surprise, parle du monde, des systèmes cosmiques, du soi se mouvant, d’une intimité, d’un hymne à la vie. Comme Coralie Poch, Constance Chlore évoque ces ailes que l’on ouvre : « Je / Ce qui s’ouvre : / les champs de ma vie présente ». Les oiseaux sont présents, s’élèvent, volent, planent, avec cette idée d’immensité, de profondeur.
Mais il y a le mot orage... dans ce monde qui aurait pu être limpide, tout se transforme, frise avec l’apparence, les objets connectés. Tout est devenu désordre à l’intérieur du monde. « Comment vivre ensemble ? » Il faudrait gommer, effacer... avec le vent, comme un court-circuit, aller vers « un ciel plus ample » et « habiter l’air ». Pourtant « la beauté est partout ». Constance Chlore oscille entre un monde où la terreur est présente et la recherche d’une nouvelle naissance vers laquelle marcher longuement pour que « l’herbe repousse ». Ecriture de désir et de nudité - celui d’habiter l’air - « Nue du désir d’aimer / quelque chose s’ouvre / et c’est mon cœur ». Les mots s’installent sur la page de manière à suggérer le corps et ses fentes. Un message : Vivre « en communication totale avec l’environnement : la vie végétale est la vie intégrale ».
L’ŒIL VENU AUX FLEURS
L’œil venu aux fleurs
vêtu de transparence
éclaire ce juste pas.Le jardin s’ouvre
la vie des fluides, et la vie lente des plantes
Dans aimer luit la main du semeur.Et seule l’épine dira encore :
entre l’œil et la rose
n’a pas assez de profondeur
L’ombre est la paupière autour.Quand avec tant de lumière
le regard des fleurs recommence.
Le vent la couleur, Jean-Pierre Vidal aux éditions Le Silence qui roule
Marie Alloy écrit dans la préface : « Un jour, le vent fait irruption dans ma vie de peintre ». Et Jean-Pierre Vidal aurait pu écrire, la même chose dans sa vie de poète. Un livre sur le vent, mais surtout une traversée de l’intime, une prise de conscience de soi. Le vent vide la tête et est capable - comme l’amour - de procurer ce vide heureux« . Dans ce monde où nous sommes peu de chose, consentir au monde, se laisser renverser par le vent, la couleur - conjurer le gris. Voir le monde autrement. Accueillir l’instant, l’inattendu et la joie immense. Résister au vent, ne pas ployer - en cela notre force et notre vulnérabilité. Ecriture de la vie, de notre vraie nature, redevenir soi sans en être encombré. Livre d’une transformation. »Deviens le vent qui te traverse« . Vent et couleur nous acceptent tels que nous sommes, sans rien attendre. »Le vent nous dit qu’une digue / doit se rompre en nous". Et si nous écoutions Jean-Pierre Vidal ?
Aimer soudain une couleur, c’est un baume
mais être renversé par une couleur
comme par un vent puissant, plus fort que tout
c’est être pris soudain par le monde
auquel sans même le savoir
on se refusait.
Recouvrer le monde suivi de Zone naturelle, Hervé Martin, éditions unicité
Lorsque ce recueil débute avec ces mots : « Ce matin / j’ai avec le ciel / une complicité », cela donne l’envie de continuer la lecture des poèmes d’Hervé Martin. Ce livre est paru au 3ème trimestre 2021 et je me dis que mes journées devraient décidemment être allongées de 24 heures chacune si je voulais vraiment lire tout ce que je reçois en service de presse. Mais cela aurait été dommage de passer à côté de ce livre qui invite à « rejoindre le silence / le mouvement des eaux / l’ombre des branches sur le sol ». J’ai lu Hervé Martin et me suis laissée prendre par l’éternité d’instants. Juste cela. Poser le regard sur la beauté des choses, comme la naissance du jour. Partir sur des sentiers. Admirer des paysages. S’en laisser approcher. Saisir le vol d’un canard. « Vivre / cette joie qui éclaire ».
Tu dois te rapprocher de la matière du monde
Et avec les oiseaux oser
la liberté des ailesCette attention aux moindres choses et à leur beauté, celle qui prend une autre dimension « dans les yeux de celui qui contemple ». Ce « tu » qui cherche à pénétrer le paysage, qui dit l’émerveillement et ce qu’il procure de joie et d’intensité.
Et du calme blanc qui t’inonde
surgit cette rencontre
avec l’immensité du mondeCertains poèmes dédiés à des ami(e)s ou à des œuvres ami(e)s, disent la couleur, la matière, les paysages peints et la lumière qu’ils reflètent. J’ai lu aussi le rapport aux arbres, avec qui nous partageons le vivant, mais qui nourrissent également nos morts. De ce rapport au végétal, comment ne pas penser aux siens en regardant un arbre ? Recouvrer le monde et se sentir vivant dans une nature tout autant vivante. Recouvrer le monde et laisser « cette joie qui monte / en nous / comme sourire aux lèvres ». Recouvrer le monde et prendre conscience que nous l’habitons et que juste cela suffit à nous mettre en joie.
Il faut apprendre à regarder le monde
Percevoir en tes pas
hors du bruit sous la gangue coutumière
l’or caché du jourEt qu’apparaisse enfin
ce qui était unique depuis les premiers temps
sans que tu le saches
et ne puisses en nommer l’étincelle.
Courir avec Lucy, Florence Saint-Roch, éditions invenit - collection Déplacement
Nous suivons Florence Saint-Roch dans cette course à pied, dans ce texte sans ponctuation mais qui laisse battre le rythme du cœur. Nous suivons Florence Saint-Roch, joggeuse des temps modernes courant auprès de la plus vieille marathonienne : Lucy - femme de l’histoire avant l’histoire. « Lucy l’australopithèque la première marathonienne de l’humanité elle est dans les torsades de mon adéhène elle est de toutes mes foulées ». Lucy : l’origine qui coule toujours en nous, celle dont nous avons poursuivi l’histoire depuis des milliers d’années. « Elle est déjà morte et ne mourra jamais ». Courir avec Lucy, c’est dans l’imaginaire mais c’est aussi une histoire de souffle qui perdure. Courir avec Lucy, une façon d’évoquer la place occupée par les femmes, notamment le fait de s’imposer dans la course à pied. Courir avec Lucy est une prise de conscience : « plus je cours plus j’apprends quelle femme je suis ». Courir avec Lucy, « c’est en allant dehors que je vais dedans quelque chose comme expérience spirituelle un exercice de méditation ».
Je suis fille de l’air et dans l’effort j’embrasse plus vivement quand je cours avec Lucy je m’inscris à la naissance du vibratoire au commencement de l’énergie la journée je le sens s’annonce plus intense
Courir. Être parmi les éléments. Avoir l’esprit plus vif, plus ouvert aux idées. Porter de l’attention aux petites choses. Ils sont vastes les bénéfices de la course. Florence Saint-Roch écrit la sensation de se sentir en vie. Il y a aussi la présence de Lucy qui est si forte que Florence Saint-Roch écrit « que vient-elle me signifier que j’ignore ». Lorsque l’une a la parole, l’autre n’a pas de mot. Lorsque l’une est plus cérébrale que l’autre mais que l’une comme l’autre utilisent les mêmes muscles, le même souffle et le même corps pour fendre l’air. « courir m’améliore Lucy me donne l’envie de repartir de tout recommencer ». Lucy « déborde diffuse irradie puissance universelle elle éveille l’imagination », « Elle m’emmène au-delà de moi-même me fait voir du pays elle est image et métaphore à la fois l’indicible miracle de la poésie grâce à elle j’y vois un peu plus clair je comprends mieux la vie ».
Florence Saint-Roch nous donne à lire un vrai livre de santé. Mais aussi un hommage à l’humanité, à la femme et à la lumière. On se sent vivant et le cœur battant dans l’éblouissement que procure cette course avec Lucy, avec Florence.j’admire les intellectuels qui peuvent rester des heures vissés à leur bureau si je me tiens trop longtemps devant la lueur bleue de mon écran mes idées tournent court me paraissent ternes en regard de celles que m’offrent les éléments quand je cours le long du canal je dépasse des pêcheurs impassibles calés immobiles sur leur siège pliant chacun dans sa bulle de silence son repli comment font-ils pour fixer aussi continûment un bouchon sans doute ils attendent l’événement en espèrent la surprise et le mordant si tel est le cas je suis comme eux au fond sauf que pour y arriver je choisis le mouvement aller de l’avant m’est une orientation majeure un tropisme permanent et puis quand Lucy vient à mes côtés tout ce qui vient me visiter me presse me prend de vitesse j’aborde la matière autrement vrombissement des atomes bousculade des électrons d’une séance de course à pied je ne reviens jamais bredouille pensées frétillantes petits poissons d’argent sur les rives de l’Aa la pêche est bonne tout l’an
lettres pauvres, Dorothée Volut, Collection Petit VA !, Centre de Créations pour l’Enfance
Les publications de Dorothée Volut sont assez rares. J’aimerais la lire plus souvent. J’avais adoré Alphabet paru chez Eric Pesty Editeur en 2008. Joie de la retrouver ici avec ce nouveau titre lettres pauvres, paru en 2017 mais il n’est jamais trop tard pour le signaler. On remarque dès les titres de ces deux livres des thématiques proches. Nous avions Alphabet puis nous avons lettres auquel s’ajoute pauvres, ce qui n’est pas sans rappeler l’idée de livre pauvre. Ou encore l’idée d’écriture avec peu de moyens. D’ailleurs c’est dit dans la présentation de l’auteure : « ses mots font toujours pile le poids de lettres qu’il faut ». Signalons sur les pages, des dessins d’oiseaux de Dominique Boisjeol. Des oiseaux allant dans une direction ou une autre - à l’instar des poèmes.
Ecrire. Tout commence par un support. Cela peut être le pare-brise pris de givre que l’on gratte pour arracher la page. Tout commence ainsi. Juste quelques mots sur chaque page, mais les mots qu’il faut pour entrer dans l’imaginaire, pour entrer dans un monde à vivre en poésie. La poésie demande peu de moyens. Ecrire sur un pare-brise juste un mot : poésie. Cela est chose simple, comme le visage des enfants [...] à quelques centimètres du tien. Il suffit d’accueillir la poésie - celle contenue dans les émotions qui ne paraissent rien - et de s’en faire le scribe. Cela paraît simple finalement. Les mots sont simples, comme les lettres, comme devrait l’être la vie. Les mots comme des couleurs primaires - il ne faut pas grand chose en réalité. Dorothée Volut, en quelques mots, quelques phrases nous le confirment. Ecriture sur le peu et pourtant c’est beaucoup. La portée est profonde. Alors écrire. Lâcher les oiseaux pour qu’ils s’envolent sur la page, pour que les mots s’alignent. Comme les enfants dessinent, laisser son cœur battre sans pense(r) trop en écrivant.
Peut-être rester un enfant et accueillir l’air et la lumière - simplement. Ainsi, un livre pauvre - cela aurait été dommage qu’il passe inaperçu. Je le dis simplement avec mes lettres pauvres.
Ecris tout ce que tu retiens
le supermarché le restaurant des familles
vas-y coule coule après la guerre les éboulements
osé reconstruire une ville et il y a même
d’écrire écris et puis même avec ces mots-là
cahier les pages soulève lève déroule certains portent
bien jouer quelques mots entrainer
moins tes doigts
Les éblouissants, Albane Gellé, Collection Petit VA !, Centre de Créations pour l’Enfance
De nouveau un livre paru en 2017. Albane Gellé, qu’on ne présente plus, rend hommage à Elle - à Il. Somme de petits portraits. Ces gens côtoyés ou rencontrés. Petit livre à lire dans tous les sens. Le format se prête bien, carnet à spirales, un portrait puis un autre, sauter des pages, revenir en arrière. Chaque personne garde quelque chose de l’enfance - un air de princesse ou une collection de billes. Ces gens qui travaillent, ont un chez soi, des habitudes à eux, petits détails que chacun porte en soi. Un petit livre plein de vie, de belles énergies, comme un collier de perles reliant ces Elles, ces Ils par la mémoire du cœur - des mots pour chacun. Albane les fait vivre sur quelques pages, les fait renaître, ne les laisse pas s’en aller tout nu. Des mots, des gestes simples, comme juste écrire un merci sur une page blanche. Merci Albane.
Elle invente de nouveaux règnes, avec des reines à la place des rois.
Elle les dessine, les baptise, et leur fait dire toutes sortes de phrases, subtiles et drôles.
Après avoir disposé tous ses personnages sur la grandes table de son atelier, elle va à la piscine.
Elle nage pendant des heures.
Puis, elle va retrouver son nouvel amour.
Ses longs cheveux noirs, détachés.
Aussi les gens, Jean-Louis Massot, Collection Petit VA !, Centre de Créations pour l’Enfance
Nouveau titre de Jean-Louis Massot, paru en 2022, toujours dans cette super collection Petit VA ! du Centre de Créations pour l’Enfance. Aussi les gens. Le titre aurait pu tout aussi être Aussi la poésie. Celle qui s’invite à table, celle qui n’est pas venue, celle qui fait oublier qu’un plat mijote sur le feu. La poésie est partout jusque dans le pêcheur auquel on demande si cela mord ou dans la préparation du café. Aussi les gens sont pleins de poésie. Un poète porte ses courses. La poésie nous accompagne, nous prend par la main. Elle illumine des visages. Jean-Louis Massot a trouvé a manière de nous dire qu’en chacun de nous la poésie est là, que chacun est poète - à sa façon. Nous vivons en poésie sans toujours nous en rendre compte. Elle est toujours disposée à se glisse(r) entre nous. Et ce Petit VA ! fait du bien.
Lors d’une rencontre consacrée à la poésie, quelqu’un dans la salle, parmi les trois personnes qui étaient venues à cette rencontre, a demandé au poète quelle était ou quelles étaient ses inspirations pour écrire de la poésie. Après un long soupir le poète a répondu : des vaches qui regardent passer les trains, des fourmis qui se mettent à table, un ver de terre qui se tortille, un brochet immobile qui guette sa proie, le vol plané d’un aigle royal. A ce moment-là la poésie s’est sentie un peu seule.
Alors il a ajouté : aussi les gens.
AMU SÖNEYA, Bernard Bretonnière, Collection Petit VA !, Centre de Créations pour l’Enfance
Bernard Bretonnière rend hommage aux migrants. Ecrit avec et pour une liste de migrants dont il cite les prénoms. Ecrit avec et pour en rendant ici des témoignages, des bribes de conversations.
« Chez moi / ils finiraient par me tuer » « Pas de quoi manger tous les jours au pays / je vais traverser ou je vais mourir ». « C’est la mort qu’on fuit »Bernard Bretonnière écrit au plus près des migrants, avec eux. Le texte est ponctué de ces quelques mots qui reviennent sur chaque page : C’est pas facile.
C’est pas facile se faire entendre, se faire comprendre quand on est dans un pays où nous ne sommes pas nés. Pour cela, Bernard Bretonnière prête sa voix, donne la parole aux migrants chassés de partout quand il s’agit pour eux de trouver un endroit où vivre - où la police ne serait pas à nettoyer. Ces migrants pris pour des terroristes lorsqu’ils fuient eux-mêmes des terroristes. Ce livre est aussi un merci, une reconnaissance pour les familles d’accueil. Celles qui leur offrent un toit mais aussi les accompagnent dans la recherche d’un travail. AMU SÖNEYA, cela veut dire c’est pas facile, ce qui se traduit par c’est très difficile.
Oui toujours les policiers
nourriture et même eau gazées
tente et duvets déchirés lacérés
toutes nos affaires jetées emportées ils nous prennent tout
ils font ils disent « du nettoyage »
ils nous nettoient
coursés chassés d’ici de là de partout
menottés
comme des assassins pareil
en prison par paquets de vingt
on vit ici dans la misère
c’est pas facile
Le Petit plus, Mateja Bizjak Petit / Noémie Petit, L’Atelier des Noyers
Ce petit livre aux éditions L’Atelier des Noyers bilingue slovène/français associe mère et fille / textes et illustrations. Les dessins contenus chacun dans un petit cercle, comme de petites bulles sur la page. Chaque poème est dédié, cela donne ainsi un cadre. A la question « où est le poème ? », je réponds après avoir lu Mateja Bizjak Petit : dans le Petit plus, avec une majuscule à Petit - clin d’œil au nom de famille des auteures. Ce Petit plus est une somme de petites choses de la vie, ces choses simples qui nous mettent en joie. Rire aux éclats, rouler dans l’herbe, faire surgir des souvenirs et comme dans ce poème dédié à Federico Garcia Lorca : ne pas se taire, écrire à voix haute. Liberté d’être, de s’exprimer surtout si « l’univers est rempli de silence ». La poésie doit vivre, elle est partout, alors « qui a tué le poète » ? Petits poèmes efficaces, d’une réelle profondeur. Retrouver des sensations d’enfance et l’univers de Mateja Bizjak Petit.
à Dorothée Volut
Tu n’expliques pas
le Petit plus
pas plus que tu n’expliques
le silence soudain
tu n’expliques pas
tu vis
L’angle noir de la joie suivi de D’où surgit parfois un bras d’horizon, Denise Desautels, Poésie / Gallimard
Joie. Denise Desautels intègre la collection Poésie / Gallimard. Ceci n’est pas qu’un symbole Denise Desautels reconnue ainsi parmi les grands poètes contemporains, son écriture fait partie de celles qui marquent. Une figure pour moi, elle fait partie de ces voix que j’ai lues lorsque j’ai commencé à m’immerger dans la poésie, de ces voix qui donnent l’audace de suivre un chemin d’écriture personnel. Une écriture qui s’autorise à évoquer la mémoire - intime et collective - et les secrets qu’elle renferme, et travaille une archéologie de l’intime. Double joie que Denise Desautels figure dans la collection Poésie / Gallimard car c’est également franchir frontières et océans et reconnaître la poésie québécoise à sa juste valeur.
Denise Desautels propose une écriture de l’intime. Une écriture du noir, mais aussi de la joie, de l’horizon. Partir du noir pour aller vers la lumière. Dès l’enfance, des deuils, dont celui du père à l’âge de cinq ans, mais la vie continuée. L’émotion placée au cœur de cette écriture - montrer le côté sombre du monde tout en accueillant la lumière, la joie et la beauté. Dans L’angle noir de la joie, dès le premier poème on sait la mort. « Je le vois proche / ton dernier visage / de plus en plus / ressemble aux autres / la mort à nos trousses ». Mais, dès le deuxième poème, la mort est contrebalancée par la vie : « brusquement le jour ample / je ne m’aperçois de rien / vis, remue dans l’abondance ». Mais toujours le soi entrecoupée d’absents revient. Elle évoque cet inventaire des absents et en parallèle Le cri de Munch, s’entendent les traumatismes d’une vie.
Denise Desautels - écriture de femme- rappelle leurs blessures à travers le temps, comme des récits sans fin. « Nous sommes à l’excès / pointées du doigt, offertes / et cependant rescapées / saines ». Elle écrit la femme, elle les écrit toutes, les unies, leur donne une place dans le monde. Mais il y a ce cœur de femme chaque matin, celui qui bat en elle et lui rappelle le monde et la beauté. Les pertes, il a fallu les subir, les assumer. Les écrire toute une vie pour finalement s’autoriser à écrire cela : « Il aurait fallu [...] que j’acquière tôt l’habitude d’être vivante ».
Lire Denise Desautels et entrer en résonance, car si elle écrit l’intime, elle nous parle de nous. Elle donne l’envie d’avancer, de résister, de croire en la joie possible dans le noir, d’aller vers le vrai.
je reconnais la rivière
à gauche, elle coule
sur un rectangle de vitres
au simple toucher
la bague d’une autre à ton annulaire
l’acharnement de ton os de ta joue
tout près, ailleurson ne discerne plus ni qui ni quoi
entre et sort
dans ce jour maigre
tandis qu’un jet de rayons touche
tes derniers drapsla rivière coule - linceul déjà
enveloppe mobilemême sans avenir
cette chambre n’est pas encore verte
malgré son authentique indifférenceest-ce encore nous, toi
l’inconnu au bout de mes doigts
de l’autre côté
si peu
Trouée, Maud Thiria, Lanskine
Une grammaire bouleversée pour écrire la maltraitance du corps féminin. Ecriture ainsi pour mettre en évidence cette forme de violence et ce tu émiettée / tu corps coupé [...]. Des mots comme étouffés, le corps suffoqué. D’emblée, la langue au service d’un sujet des plus graves. La langue qui prend la forme de ce thème, qui se transforme pour ce tu en miettes. Un tu rejoint un fait de société qui malheureusement existe. Un tu rejoint d’autres tu sans visages. Un tu en miettes [...] un je sacrifié - l’effacement du soi quand le corps est violenté, quand le je est anéanti / démoli. Le tu silence, ce tu avec une tombe à l’intérieur. Ces images fortes pour rendre compte d’une situation où à force de se taire, des femmes frôlent la mort, voire meurent. D’où la nécessité de chercher vers quoi tendre, vers quels mots aller, se relever, renaître pour oublier les poings. Retourner vers l’enfant en soi, vers une douce présence commune.
Maud Thiria livre un texte dur. Elle dénonce. Elle donne voix / donner langue c’est ne pas taire.
ici coule au vide
tu corps replié dessus
dépeuplé
chair
mutilée
autrefois saisie
embrassée mais ici
plus de bouche
ni visagefermoir
désastre ravalé / ravaler désastre, Nicolas Grégoire, dessins de Pauline Emond, Æncrages & Co
Dès le titre, le mot désastre, le verbe ravaler. L’idée d’un silence insoutenable. Un titre qui s’inverse d’une ligne à l’autre, l’idée ainsi de quelque chose qui revient, se répète tout en se modifiant légèrement. On ravale une première fois. Puis on ravale une deuxième fois ce qui a déjà été ravalé peut-être. A force, une sensation d’étouffement. Mais se cache une autre idée. Celle de dévoiler. De dire. Comme le titre Marc Dugardin dans sa préface : travail de dire. Le titre, désastre ravalé / ravaler désastre, est déjà le poème. L’arme de l’écriture face aux désastres qui se succèdent. Nous les ravalons plus ou moins bien, et c’est en cela que se situe la difficulté de dire. Le rythme est suffocant, il met en avant des brisures, des phrases sans doute à barrer. Une écriture qui vient du vide et du trop de. Notons au passage que le travail d’illustration de Pauline Emond est remarquable, elle triture le texte, donne l’impression de le mâcher, de le ravaler.
L’écriture est là, parle de l’humain. De celui qui est brisé. Celui qui sans cesse connait l’effondrement, qui a du mal à s’affronter. Une lutte perpétuelle contre soi, contre le peu d’air, contre les hurlements de toutes parts. Alors la main heurte / l’incapacité de dire. Le désastre et l’immonde. Les pronoms, souvent ce « on », mais aussi ce « je », ce « il ». Ce « je » comme pour se donner force, ne pas se taire, se donner une responsabilité là où le on échoue et fuit. Ne pas rester au bord d’un précipice. Ne pas ravaler ses mots pour dénoncer la destruction de faire / taire. Demeure là, toute la difficulté du « je ».
Nicolas Grégoire évoque un fait intime. Un cri bloqué en travers la gorge et la violence de doigts qui enserrent. Le père et le vin. Puis le cadavre du père dont on devine la destruction et le reste à porter après cela. Ce père et ce qu’il laisse. Ces traces, ici désastre. Mais pourtant l’accompagnement d’un père dans sa maladie - sans mot dire - juste supporter colère et corps ravagé, ravalé. La mort d’un père un dix-huit août 2018 et tous les jours sans mots qui s’ensuivent. Rester face à un nœud qui résiste alors / le dire et / le redire encore. Lire Nicolas Grégoire et résister contre ce qui résiste en soi.
Je heurté
au peu
d’air
le gouffre d’une respiration non désirée
en lutte on se tient
au bord
d’un précipice où la main
ne fait que jeter
des débris de mots amorces.
swifts, Camille Loivier, éditions isabelle sauvage
swifts, martinets en français, est le titre du dernier livre de Camille Loivier. swifts un livre sur la langue en trois chapitres : d’abord celle de la chienne, celle des swifts puis celle du sanglier. Langue qui tourne et se retourne et demandant comment le silence serait-il possible. On entre dans swifts par le silence. Camille Loivier nous offre une scène de cinéma muet. Des personnes marchent le long d’un canal et les roses ont des couleurs anodines. Mais il y a des sacs en plastique dans l’eau, des tentes sous les ponts. Face à la tristesse en ce monde, Camille Loivier suggère que les animaux offrent le meilleur langage en silence. De ce silence qui nous rassemble car ce qui manque c’est le terrier (...) (un terrier en nous caché).
La chienne fait vivre son maître au bout de la laisseAinsi un livre sur le silence, quand difficulté à dire / le plus simple. Quand la parole n’est plus faite d’autant de mots. Quand on attend que l’autre parle. La figure du père. Le silence vu comme langue paternelle. Comme dans le précédent livre de Nicolas Grégoire dont je viens d’en faire la recension, le verbe ravaler. Le silence prend toute la place, il est tellement présent que la langue ne dit rien / ne fait pas de bruit. Il devient une nouvelle langue à apprendre, comme la langue des swifts, un chant que l’on porte dans la gorge.
Camille Loivier écrit : « Il faudrait renoncer à ce que l’on ressent pour écrire ». Cela montre l’importance de l’écriture, ce qu’elle permet de révéler du silence. Ici le départ du père. Quand on retrouve la voix c’est proche du grognement du sanglier - celle de la langue paternelle à retourner.
dans ce temps d’aphasie où je cherche un chemin entre les langues
les swifts s’élancent dans la vitesse des remuements
leurs cris absorbent l’air
leurs cris stridents sans voirpeut-être suis-je enfin en train d’apprendre à parler
cette autre langue, on ne la perçoit qu’à l’écoute
elle a son bruit qui va loin
ralentit
rassemblevient le moment où ce que l’ont dit
ne peut revenir en arrière- qu’il faut parler avec cette difficulté de parler -
Le huitième pays, Jila Mossaed, Le Castor Astral
Suédoise d’origine iranienne, Jila Mossaed a fui son pays en 1986 et ce pays continue de l’habiter. Elle compte en Suède parmi les voix importantes, elle a reçu de nombreux prix. L’édition proposée ici par Le Castor Astral est bilingue, avec une préface de Vénus Khoury-Ghata. Il s’agit d’une marche vers le huitième pays, d’un livre fort sur les rapports entre l’humain et la terre avec l’espoir d’un nouveau monde. « Nous respirons paisiblement / Etreignons les mots / ceux qui veulent être entendus ». Et ceci car « les tournesols se tournent vers la lumière », elle-même est en chemin. Jila Mossaed évoque ce peuple silencieux dans une langue qui suggère la blessure et la douleur. Elle parle de son pays gouverné par un parti unique. Elle ne peut le faire sans parler de ses rêves, un imaginaire ancré de lumière et d’amour, rêves qui ont parfois leurs limites.
La femme du voisin a donné naissance à un enfant
qui a sept bouches pour téterJila Mossaed possèdent un imaginaire percutant et qui lui est propre, mais c’est une façon de mieux révéler la réalité :
Mon frère voulait partir vers une autre planète
Il ne supportait plus l’odeur du sangBeaucoup de mots pour masquer l’impuissance face à la situation d’un pays, face à l’exil forcé. Partir en se laissant quelque part, derrière soi et reprendre ailleurs en tiss(ant) de beaux poèmes / avec des mots étrangers. Et juste fermer les yeux pour se retrouver dans son pays tout en gardant la douleur. La figure de l’hippocampe apparait à plusieurs reprises, cela m’évoque ce que nous gardons en mémoire.
J’attends que la première ligne de mon nouveau poème
sèche ms larmesMais l’amour est présent, et sa nature cosmique aussi.
La mer est plus grande que ma chambre
Pourquoi apportes-tu
autant d’amour iciLa possibilité d’un nouveau pays au-delà de toutes les frontières. Jila Mossaed écrit son intime, son déracinement, son exil, ses rêves dans l’ombre de son pays. Ses rêves se parent de lumière, et invitent le lecteur à entrevoir ce paysage intérieur - ceci dans une langue simple et directe, particulièrement touchante.
Je dois sortir maintenant
Je me dirige vers le pré
vers les montagnes
la rivière
Et tous ceux qui ont rempli mes nits
mes lignesMes larmes coulent
Ai le cœur serré
Quitte l’appartementL’obscurité et les ombres m’accompagnent
Je pense à la femme qui vivait dans mon corps
il y a longtemps de cela
Une autre vie
Elle est restée quelque part
Blanc, Clara Regy, Les Ecrits du Nord / Editions Henry
Lorsque je lis Clara Regy, c’est comme découvr(ir) toute la tendresse du monde. De recueil en recueil, l’écriture de souvenir se poursuit, mais ce qui est particulièrement touchant dans l’écriture de Clara Regy, c’est son attention aux gens, à leurs petits gestes, aux émotions qu’ils dégagent. C’est la sensibilité dont est dotée Clara Regy qui drive son écriture d’une manière toute particulière. Rien ne lui échappe, la moindre petite chose semble ancrée dans sa mémoire et surgit dans sa poésie dans de brefs vers, dans une langue simple mais percutante. Sans fioriture, aller au cœur de l’attention et parfois surprendre avec une formulation un peu décalée, un pas de côté. A la fin de chaque poème de Blanc, des vers en italiques, à l’instars d’extraits de correspondances, réelles ou imaginaires. Le dernier poème reprend le premier, comme pour boucler une boucle et rendre hommage à une personne disparue, une personne chère et dont la disparition laisse triste.
Le titre donc Blanc - la couleur qui revient au fil des poèmes, soit de manière directe ou simplement évoquée, par exemple le nuage, la lune, la plume, fantôme, le cygne... Un blanc parfois éclatant et d’autres fois blanc sale. Le livre débute par un « j’écris blanc », comme on écrirait ce mot sur une page blanche. La page ne reste pas blanche, les souvenirs se déroulent à partir d’un vide laissé par une absence. On retourne vers l’enfance, le souvenir des fêtes foraines, et les minis portraits de gens déroulés avec une attention particulière. La figure maternelle est présente, comme dans d’autres livres de Clara Regy, cette mère aux pieds blancs qui lui coud des robes - ce souvenir déjà évoqué dans d’autres poèmes de l’auteure, car cela vécu comme une réelle honte avec l’obligation de les mettre. Cette mère qui revient. Et l’enfant de huit ans. Aussi les catalogues de la redoute. Le blanc du carrelage. Le blanc du chagrin. Le blanc de la nudité. Les serviettes blanches. Et comme le temps qui passe, les vieilles dames à la peau ridée. Les draps blancs.
Une farandole de gens, des vieilles ou des jeunes personnes, toutes mêlées, gens de la famille et gens de passage, ceux à qui l’on s’attache un peu. Tout n’est pas toujours gai avec Clara Regy, car parfois des envies de pleurer au cœur d’un poème. Sa forte sensibilité, sa capacité à capter de petits signes montrant la solitude, la tristesse humaine. Parmi le blanc, d’autres couleurs, le jaune ou le rouge de certaines fleurs, le sang et la saleté. Et le deuil : « les fantômes ont parfois / la forme qui nous manque ».
le temps se pousse
ce matin
écarte les rideaux blancs
toutes les fenêtres de l’hôtel ferméesseules quelques voitures
les bruits de l’eau qui passe dans les tuyaux
le manège qu’elle fait l’eau
tellement peur qu’on l’oublieça craque
tu es là je t’entends
ton chemin est toujours le même
tu sais la rouille et le vertigel’amour l’amour
c’est aussi celatu entasses les baisers dans des sacs
trop lourdsles liens parfois
s’épuisent
et les baisers s’échappentje ne sais pas écrire des poèmes d’amour
Cécile Guivarch