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Instantanés de Clara Regy (Février 2023)

vendredi 3 février 2023, par Cécile Guivarch

Ma mère à boire, Régine Vandamme, Le Castor Astral « Galaxie » (préface de Marie Despléchin)

Un recueil que j’ai lu sans m’arrêter ou presque, non pas pour le plaisir d’en avoir fini, mais parce que dans ce regard sans jugement, sans pathos, sur une mère qui boit - trop bien sûr- se déplie ou plutôt se danse une incroyable valse des sentiments. L’émotion s’installe tout au-dedans de notre épiderme, parce que ce texte justement ne demande rien, mais nous donne beaucoup. Peut-être pensons-nous aussi à « Aujourd’hui maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas » ?
Cela commence ainsi : « Ma mère n’a pas d’amis. N’en n’a jamais eu. Du moins, je ne lui en ai pas connu. Elle a traversé la vie comme une étoile filante, le firmament, laissant derrière elle une écharpe de poussière dont quelques visages trop vite oubliés sont les mailles perdues. »

L’auteure, fille de « cette mère », ne l’abandonne jamais, même si « les flots de paroles creuses » « l’odeur insinuante de sa peur » pourraient la faire tomber, elle aussi. L’observation du corps, notamment celle des pieds qui se montre pénible, parce que répugnante, et honteuse est ici importante, les courses au supermarché, pour faire le plein de rosé dessinent aussi les contours de ce personnage qui pourrait s’effacer…

Mais il y aussi les mains : « Ma mère a les doigts de la main droite, jaunes de nicotine. Avant, elle les frottait au citron pour les blanchir. À présent, elle s’en moque. Ses doigts, elle ne les voit plus. Peut-être même ne sait-elle plus qu’elle a des mains. Elles ne font plus rien de leurs dix doigts. Elles sont des appendices inutiles au bout de bras orphelins d’un corps à enserrer à cajoler à chérir. »
Si le corps et l’esprit « en souffrance » sont très intimement convoqués, souvent même, sans effet, sans pudeur dans ce portrait de femme, l’écriture de Régine Vandamme passe aussi par des moments cocasses voire joyeux : ainsi va la vie ! Que dire ? Merci !

La dernière réédition -le texte date de 2001- de cette « autofiction » est vraiment bienvenue, elle porte le numéro 26 et Boulevard de l’Océan de François de Cornière : le numéro 27 ! (voir Hep ! Lectures fraîches de Cécile Guivarch).

Ricochets, Sophie-Marie van der Pas, Polder 190 /Préface de Mérédith Le Dez

D’abord le titre Ricochets et tout de suite c’est la/ma Loire, ses cailloux plats ou les petits morceaux d’ardoise lancés pour faire des ricochets et des ricochets… même si l’auteure se tient, elle, au plus près de la mer !

Puis ce chant : une phrase par page, seulement quelques virgules : le staccato des ricochets ! Le rythme des chansons qu’elle chanta, le rappel régulier du mot « scène », et, « théâtre » aussi ! Le rouge des fauteuils, celui des entrailles… peut-être.
Mérédith Le Dez - il est difficile d’oublier sa préface attentive- parle « d’accomplissement » dans l’écriture de ce recueil. Cet accomplissement tiendrait alors de cette perpétuelle recherche « du dire » ou « comment dire », c’est cela le cheminement -lucide- de Sophie-Marie van der Pas, et nous la suivons -ô combien- dans cet ensemble de paysages ! Chaque texte a sa couleur, sa singularité et pourtant tout se tient. Il y a au creux des passages, sans doute les plus sincères, j’en reviens aux entrailles ; ce besoin viscéral de l’écriture ! Et cette imagerie intra-corporelle me plait infiniment ! Ecrire (je ne cite pas parfaitement) serait comme mastiquer le bol alimentaire, bloquer la digestion, c’est la matière, il faut pousser la matière ! Ainsi tout le corps participe de cette création ! Magnifier ou exposer tout simplement combien l’écriture est dévorante par l’exposition de ce processus du monde vivant : créer une, la matière, c’est aussi ne pas avoir peur des mots. Même si parfois c’est « la trouille » qui conduit au dépassement. L’accomplissement ? Ce texte est étrange, et prenant, on sent la maîtrise et le doute, la force et la faiblesse tout ce qui constitue l’humanité, en fait.

« Éclaircir ce temps lointain de la voix, avant d’affronter la scène, se fortifier, puis éclaircir une idée, un mot, mon travail d’envies, comme la taille du fruitier, prendre le temps de regarder, de comprendre, savoir le geste, non pour blesser, mais pour étoffer le bourgeon, le soulager pour son futur, dans éclaircir, il y a clairière ».
Vous chantiez j’en suis fort admirative « eh bien écrivez, continuez, poursuivez maintenant ! »
Ecris !

Scènes d’école, Aline Recoura, le Lys bleu

Sur la 4e de couverture je lis « petit tableau d’enfants dans le quotidien d’une école maternelle de banlieue parisienne » et cela me parle ! Par petites touches successives, attentives, le regard d’Aline Recoura mesure joie et désarroi de ce mini-monde fragile, à l’image de ce qu’il sera -peut-être- encore bien davantage demain.
Que dit « une jupe oubliée » ou une enfant qui affirme « je vivrai seule » ?
L’auteure tisse une toile vivante et efficace ; les manques et les accrocs se réparent par un émerveillement, celui par exemple de cet autre enfant devant « un mouchoir en papier blanc givré » dans la cour glacée, ou la découverte de cet autre coquin « myope » qui regarde « de trop près » les fesses des filles !

Mais que dit-on aussi, à cette maîtresse d’école ? (Je sais on ne dit plus comme « ça »)
- « Tu es trop sentimentale ! »
Comment ne pas sourire de cette confusion entre « sentimental(e) » et « sensible » ? Avons-nous besoin d’une petite leçon de vocabulaire ?
Alors oui, il s’agit bien d’un regard « sensible », mais un regard qui sait transformer la matière de cette vie, la transformer sans la trahir : c’est peut-être cela que l’on nomme « poésie » ?

Ainsi tous ces « petits d’hommes » dans la cour, dans la classe, tristes ou joyeux continuent à dessiner leur histoire (et dans notre tête aussi) !
Ali
le conquérant
il a du vent dans le ventre
chaos dehors Il parle fort
bourrasque il va partout inquiet
il dort debout
des poches sous ses yeux
il les remplit de feuilles d’arbres
il a peur de leur faire mal

Des fourmis au bout des cils, Hélène Miguet, Editions Le Citron Gare / Illustrations de Christian Mouyon

Plaisir d’écrire quelques mots sur le recueil d’un Ange. Derrière ce titre intrigant se cache un regard aigu sur le monde.

Quelques références douces-amères : « Les aubes ne sont plus souriantes, elles ne blanchissent plus la campagne » Un peu plus loin l’auteure évoque un livre sur les Sioux, quelques pensées depuis sa 206 et tout le monde s’amarre à son regard ou peut-être est-ce l’inverse ?

« Quetchua fait florès » : allitérations et assonances aériennes pour décrire le quotidien de ceux qui ont quitté leur vie pour venir en créer une autre, ici.
« Je le vois long garçon materné de soleil les pieds dans le sable chaud tenant à bout de bras une ficelle d’argent
au bout du regard
son grand cerf-volant vert dans le ciel bleu. »

L’auteure fait le tour (ou un tour) de ce qui nous fait mal : une mendiante (même si le terme est désuet) : « Petite sauf tes yeux qui ont grandi trop vite » pour elle, une prière :
« je demanderai qu’on te fasse
fontaine des Jacobins
une petite place entre deux sirènes antiques »

Des petites pointes lyriques, dans un langage contemporain, un Victor Hugo dont la campagne ne blanchit plus, la charogne de Baudelaire, mille et unes références : un texte qui grouille, qui gratte et qui parfois dissèque…
J’irais bien -dans la 206- sauver les forêts apocalyptiques avec vous…

« En deuil de toutes les morts
je déroule leur longue mémoire sur le sentier nocturne du petit bois
A chaque branche qui craque […] Des larmes noires perlent aux yeux des faons. »

Eté glacé Carnet lent, Sylvie Durbec, Cahiers du Loup bleu/ Les Lieux-Dits/dessin de Sylvie Durbec

Lire Sylvie Durbec c’est retrouver un morceau de nous, laissé dans le recueil précédent.
Les doutes, les folies, les passions, les animaux vivants ou morts tissent des dessins ou des phrases.
Les auteurs Walser toujours, souvent, Gustave Roud, Sebald, Dickinson et bien d’autres…
Cette fois-ci l’été se glace : température intérieure/extérieure ?

La maison bruissante que dire débordante, bouillonnante de mots, de vie, de parfums, d’images, de choses de tout, va être quittée. Comme on quitte un ami, un amour en sachant qu’on ne sera jamais plus comme avant. Je me laisse emporter…
« Doucement ranger les livres. Et de temps en temps passer un doigt sur la poussière, ouvrir les mots, entendre. Voir aussi, mais entendre. Tout ensemble. « Ayant perdu raison tout m’est permis » écrit Claude Favre. »

Le réveil du monde, le quotidien, les oiseaux, le chat, le tracteur, tous ces bruits qui ne seront plus les mêmes « là-bas » tout ce qui deviendra (!) en bas de page :
« r.g. a décrit tout ça en trois mots la promesse de l’aube » (sourires) !
« je tente de ne pas tout enclore/au creux de cartons vides […] ici dans la maison nouvelle/nous avons un salon du soir/ et une chambre du matin secrète »
L’installation « fait travailler » les mots aussi bien que les choses : « mettre bout à bout ce qui / pourrait aller ensemble sans chercher/mais en sachant que le lien existe/entre cerf qui brame et peintre ».

Un nouvel horizon, un nouveau lieu, une nouvelle vie et ces mots qui semblent laisser venir un futur admirable…

« je cherche le verbe à conjuguer
au temps que les bêtes ignorent
pour dire que l’horizon s’élève
depuis l’endroit où je le regarde »
Carnet du Colombier, juillet-novembre 2021


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