Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

Accueil > Terre à ciel des poètes > Jacqueline Persini

Jacqueline Persini

jeudi 1er avril 2021, par Florence Saint Roch

Jacqueline Persini, née en 1944 à Marseille, vit à Paris. A pratiqué longtemps la psychanalyse.
C’est parce qu’on lui avait intimé l’ordre de taire une rencontre traumatique avec un analyste pervers qu’elle a décidé d’écrire… de témoigner entre récit et poème : Le soleil aveugle Existe-t-il des psychanalystes qui rendent fou, livre qui a été creuset de toute l’œuvre à venir.
Il lui fallait se constituer une histoire, retrouver les morceaux volés, explorer les zones les plus primitives, avant même la naissance. Et aussi prendre la parole en tant qu’analyste, non pas dans une langue de bois mais plutôt poétique susceptible de dire une pratique opposée à la toute-puissance du désir, du pouvoir et du savoir.
En 1996, dans le cadre d’un DEA de littérature, elle choisit comme titre de son mémoire : Vers les chemins du poème.
« Les mots savent de nous ce que nous ignorons », écrit René Char. Effectivement, peu à peu, elle arrête la pratique de la psychanalyse pour se consacrer à la poésie : une vingtaine de publications en 2021. Elle participe à de nombreuses revues et anthologies et aime beaucoup collaborer avec des artistes.
Inscrite à la société des gens de lettres, à la charte des auteurs et illustrateurs jeunesse, elle fait partie du comité de rédaction de la revue Poésie Première.
Dans ses livres autobiographiques alternent poèmes et proses poétiques. Des recueils de poésie ouvrent un espace imaginaire où cohabitent le ludique et le grave. Avec la poésie jeunesse, elle se laisse prendre plus encore dans des tourbillons de sons et de sens où l’enfance ne se retrouve pas mais se réinvente dans ses drames et ses émerveillements.
Ecrire, c’est s’approcher de ce que Breton appelle « l’infracassable noyau de nuit » mais aussi jouer avec les vacillements de sons et de sens, inventer quelque luciole.

Extraits de Poèmes à queues de fourmis, Donner à voir, illustrations de Benoît Déchelle, 2013

On est chez soi dans la fourmi

On se frotte au vent
On sait trouver la vague et
S’étonner du crabe

Quand se tend une épaule
On bivouaque dans l’instant

On se la micoule douce

&
Les fourmis n’ont pas besoin
D’une queue de morue
Ni même d’une queue de pie.

Elles disent tout haut
- Pas d’habit de cérémonie.

Mieux vaut se vêtir
De nos amis les mots

Pour que naisse

Un petit poème
À queue de fourmi

&
Quand elle écoute les ondes secrètes
Des pierres et poussières

On le sait

Un jour sur deux
La fourmi oublie ses souliers

&
Avec leurs queues
Les fourmis tricotent leur vie

Une maille à l’endroit,
Une maille à l’envers.

Savent-elles qu’existe la mer ? 

Extraits de Tard je t’ai reconnue, couverture Marc Bergère, Aspect, 2011.

Te manger

As-tu fait semblant de mourir
Pour qu’un jour enfin je te mange ?

Ma mère, je connais ta chair
Tu es froide, tu es brûlante
Et aussi dure qu’un caillou
Et je te vomis de ma bouche
Le vent bistourne tes morceaux
Alors à nouveau je te goûte
Même savoure dans ma bouche
Cette maman en train de naître
Bleu

Sous tes paupières silencieuses je sais le bleu de tes yeux même aveugles tes yeux étaient bleus bleu donné à moi petit enfant qui parle à toi mère
A toi mère je dis tu as bien fait de mourir trop égarée dans tes couloirs blessée à chaque endroit du monde tu as bien fait de quitter cette vie sans couleur mère aux yeux bleus
tu as bien fait de sortir de ton implacable lieu le bas doit rester le bas le fond doit rester le fond mère qui n’a pas appris de l’oiseau l’envol
Écoute-moi écoute ta fille aux yeux bleus parle à toi cherche à être enfant d’eau bleue
Cherche à sortir du tout noir à sortir du tout rien écoute ta fille chanter pour infuser le bleu dans ses veines regarde ta fille prendre soin du soleil mère tu as bien fait de mourir
ainsi parle la fille aux yeux bleus alors que comme une mue de serpent se détache d’elle
une peau repoussante invivante
Ta fille te parle aujourd’hui ne craignant plus venin ni moqueries une fille parle pour voir le bleu des yeux d’une mère pour s’y lover cherche dans les plis très pauvres de sa chair très pâle une goutte de lumière une fille parle à sa mère
Tu as bien fait de mourir tes yeux ne voyaient plus criaient dur la terreur
Une fille ne sait pas ce qu’elle dit ne sait pas ce qu’il se doit de dire ni ce qu’elle veut vraiment dire elle cherche à être fille ta fille et pourtant les paroles ne font pas amour les paroles ne font pas mère les paroles ne font pas eau ni pain une fille ne sait pas ce que font les mots une fille n’offre à sa mère aucun vêtement de soie claire aucun brillant de taffetas

Une fille ne fait pas autre chose que
Parler à sa mère sans se décourager
Une fille ne fait rien d’autre que
Chanter doux dans la terreur
Ne sait rien d’autre que
Greffer un enfant d’eau bleue
Au glauque de la mer

À ta mort je te laisse
A ma vie je grandis


Extraits de Tous les bouquets deviennent rouges, Unicité, couverture Pierre Delcourt, 2020.

Ce moineau impudique
Chahute l’horizon
De nos paroles
Chancelle chaque
Brassée d’épines.
Son vol illuminé
Nous rend fragiles
Mais nous porte
Ailleurs

Là où s’entre poussent
Milliers de gousses
Éclaboussées
De rouge.

Corps criblé de vagues
Apprend à polir
Pieuvre rousse rousserolle
Qui sous tes couleurs caracole.
Corps happé par l’extase
Au bout de ton doigt ultime
Laisse s’ouvrir, s’envoler
Pieuvre rousse rousserolle
Oiseau lunaire qui fait
Fondre le bruit des paroles
Occupe la mer
En haut des cuisses
Et sans hiver.

À l’instant où l’encre ne vaut plus
Autant que baiser et salive
À l’instant où le tapis clair
S’allume de feux follets.

Il attise sa faim, sa soif
Fait d’elle un vampire.

Avec des gestes amples
Il parcourt ses rondeurs
Rampe dans tous ses angles
Rince sa vraie demeure.

Par souterrain, il conduit les caresses
Suspend ses gestes au plus haut
De la crête, ondule au plus intime d’elle.

Même si s’entretoisent les solitudes
Tous les bouquets deviennent rouges.

Extraits de Cascades et séquoias, peintures de Pierre Delcourt, Unicité, 2016.

Cascades
Le présent
Offert
Comme une
Enfance

Aurait raison
De la surdité
Du monde

Dans leurs bruits de langue
Les cascades conservent
Tous les dialectes de la terre

Complices des morts et
Des étoiles qui naissent
Séquoias
Au cœur de
Wawona tunnel tree
On se promène avec
Des millions de gens
En diligence ou en voiture

S’oublie le poids
De la neige…

On marche à travers
Un arbre, on se rêve
Oiseau

Lointaines couches
De vieux phonèmes
Résonnent encore
Dans les écorces

Même si sont perdus
Les grands lés clairs
Du sens

Leurs hautes langues
S’accouplant avec
Les souffles d’oiseaux
Parlent
Aux fourmis du ciel

Extraits de Un platane, Editions Henry, La main aux poètes, couverture Isabelle Clément. 2020

Vague après vague
Roulent les morts
La vie tailladée
De ceux qui restent
Se lèvent, marchent
Tombent, se relèvent
Résistent.

Dans les veines de mon platane
Court la sève et le temps
Qui n’a plus de date
S’allège, déshabille
L’effroi.
&

Vague après vague
Roulent les solitudes
Qui s’accrochent aux algues
Aux longues algues.
Le vent les arrache
La mer les retient.

Mon platane n’est pas seul
Dans mon jardin d’enfance
Le romarin et le thym
Lui épellent des mots vastes
Comme la mer.
&

Froissement de feuilles

Un déferlement d’oiseaux
Ce matin a bousculé
Les ronces.

Au lieu de t’engloutir
Dans son espace clos
La peur a promis de s’installer
Sur la berge d’un ruisselet
Là où s’obstinent les mots
D’amour et d’amitié.

Cours-y vite cours- y vite !

Extraits de Ce qui vient de lumière, illustrations Matt Mahlen, Plis Urgents, Rougier V. 2020

Ce qui vient de l’enfance
Dans ses contes, ses fables
Un amandier en fleurs
Et le chant des étoiles.

Dans l’insolent présent
Où bruisse l’éternel
Tant de pleurs et de rires
Résonnent dans le ciel.
&

Ce qui vient de l’espoir
Qui invente sa langue
Dissipe tout d’un coup
Le grand froid de l’attente.

Et la tendresse veille
Aux bruissements des voix
Pour que le monde naisse
Un jour sans trop d’effroi.
&

Ce qui vient de l’ombre
Grignote nos combles
Et frappe de son gong
Le désir dans son bond.

Nous réclamons la crête
Nous exigeons le cri
Qui délivre la vie
Flamboyante et rebelle.
&

Ce qui vient de la mort
Chaque jour on y pense
Mais mémoire perdue
Chaque jour on l’oublie.

Sans la neige des yeux
Comme les fleurs s’entêtent !
Ici, là, il fait beau
Ton cœur bat au galop.

Extraits de Les aventures d’un ver de terre ou Il prend l’air petit ver, illustrations Dominique Deboffle, Voix tissées, 2017

Juste pour les enfants
un ver offre sa verve.
Il émerge et prend l’air
s’avance à petits pas
sans souci des géants.

Dès le matin, tu baises
chaque grain et débris.
C’est bon de dérouler
ta vie tranquillement
d’aimer ce chemin lent.

Et le rythme l’emporte
dans ta marche de l’ombre
sans aucun uniforme
tu aurais plutôt peur
d’onduler comme un autre.

Es-tu bon ou mauvais ?
Tu ne sais, tu ne sais.
En apnée tu t’esquives
des assemblées captives
de vers agglutinés.

Agrippe les parois
O lombric ver de terre
Rejette tortillons
Aère ta maison
Et laboure chez toi.

Sans être reluisant
souvent assez tranquille
tu chasses un peu la peur
en remisant le temps
dans tes cils vibratiles.

Sous la terre, bien bas
tu t’endors quand il gèle
tu sommeilles, sommeilles
en rêvant de ce blanc
du jardin sous la neige.

Toi petit ver chanceux
qui digère le monde
avec facilité
donne-moi tes secrets
caillouteux ou goûteux.

Dernières publications :

  • Cascades et séquoias, illustré des peintures de Pierre Delcourt, éditions Unicités, 2016
  • Le fileur de voyelles, avec les encres de Marc Bergère, SOC & FOC, 2017.
  • Nos voix comme des lampes, en co-écriture avec Jean-Marc Chanel, illustrations Christine Vallot, éditions Pippa, 2018.
  • Tous les bouquets deviennent rouges, éditions Unicités, couverture Pierre Delcourt, 2019
  • Le platane, éditions Henry, La main aux poètes, couverture Isabelle Clément. 2020
  • Ce qui vient de lumière, illustrations Matt Mahlen, Plis Urgents, Rougier V., 2020
  • Si seulement l’envol, en coécriture avec Gérard Mottet, encres de Marc Bergère, 2021

Poésie jeunesse :

  • Poèmes à queues de fourmis, illustrations de Benoît Déchelle, Donner à voir, 2013.
  • Quatre fois vite un chuchotis, illustré par Célia Chauffrey, SOC & FOC, 2009, réédité en 2010 et en 2014.
  • Il prend l’air petit ver ou Les aventures d’un ver de terre, illustrations de Dominique Deboffle, Voix tissées, 2017.

Conte, théâtre :

  • Cafouillages dans Peau D’âne, en co-écriture avec Isabelle Lelouch, illustrations de Christine Vallot, éditions Unicité, 2017.

Page établie avec la complicité de Florence Saint-Roch


Bookmark and Share


Réagir | Commenter

spip 3 inside | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 Terre à ciel 2005-2013 | Textes & photos © Tous droits réservés