Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Jacques Moulin

mercredi 19 juin 2019, par Cécile Guivarch

Jacques Moulin, né en Haute Normandie, vit à Besançon. Il co-anime les rencontres mensuelles de poésie Les Poètes du jeudi.

Il a publié de nombreux livres de poèmes, dont parmi les plus récents :

  • À vol d’oiseaux, éditions L’Atelier contemporain, 2013
  • Comme un bruit de jardin, éditions Tarabuste, 2014
  • À la fenêtre du transsibérien, éditions Le Grand Tétras, 2014
  • Portiques, éditions L’Atelier contemporain, 2014
  • Journal de campagne, éditions AEncrages and co, 2015
  • Écrire à vue, éditions L’Atelier contemporain, 2016
  • Un galet dans la bouche, Editions Rougier V, (Revue Ficelle N° 130), 2017
  • L’épine blanche, éditions L’Atelier contemporain, 2018
  • Sauvagines, éditions La clé à molette, 2018
  • Au lieu rouge (livre d’artiste avec Christine Delbecq), 2019

Extrait de L’Épine blanche , Jacques Moulin, éditions L’Atelier contemporain, 2018, Dessins de Géraldine Trubert, Lecture de Michaël Glück

Le champ de mer est mûr. La vague est travaillée par l’hiver. La neige tient la terre. Le fils sait qu’il ne recevra plus de coupures de presse venues du Caux. Ni phare ni neige ni cueillette de Cox orange ni valleuse. La passeuse de source n’est plus. Il se penche sur la tombe. Ensevelie est le mot juste. Corps froid blanc sur blanc. Du sang crayeux parti à l’aventure de l’infini des nuits. Le buis fait pain de sucre. Fait hiver pour traverser la durée. L’amer toujours. La tombe comme une terre littorale. Le buis de la mère. Du bois premier le buis. Une origine comme l’est la mère. On aimerait être fait de ce bois-là — on est plutôt des petits bois dans la famille. Buis de bois bois de mer étayant la côte. Bois d’accorage comme en cale sèche. L’odeur amère du buis sa persistance sur les tombes. Son éclat.

***

La cabane initiale face à la porte de mer. Elle s’en est venue à vélo depuis La Haye en passant par Croisysur-Andelle – laissant à l’écart Le Héron un bois au nom d’enclos sans rapport avec celui de l’oiseau cendré – Martainville puis Darnétal après avoir croisé La Ry et franchi Le Vivier. Tous ces lieux disaient la Bovary battant la campagne depuis Yonvillel’Abbaye. Elle a alors filé vers Maromme pour aboutir à Barentin. Là plus de viaduc. Le viaduc en tas de briques au fond du ravin. Il a fallu descendre le fossé sans fin à mains nues. Puis remonter la pente versant opposé. Talus. Fossé. Les deux assises du pays de Caux. C’était bien avant les baraques de substitution dans l’attente de la Reconstruction Perret. Ça fume encore dans la ville de H. C’est plein d’Américains qui font barrage. Pas passer ville en ruines. On traite les réfugiés. Les aplatis on verra après. Pour mes parents faut bien que je passe. D est toujours déterminée. Elle a forcé le premier barrage très en avant de la ville de H. Montez dans la jeep gente demoiselle. C’est comme ça qu’il faut dire en français isn’t it ? Elle a vu le néant. Instinctivement s’est tournée vers la ville haute. Ses parents y étaient c’était sûr. Solidarité avec ceux des pavillons. Errance dans les pentes puis un cri. Bobby. Son Bobby. Le vieux chien des parents. Comme Argos pour Ulysse il reconnaît sa maîtresse. Il avait beaucoup vieilli lui aussi mais la noire mort ne s’était pas abattue sur lui. B conduit D jusqu’à P. Les parents réfugiés et saufs. Les cases de la bataille navale rétablies.

***

On fait des gestes sur la tombe
Ramasse misère avec la main
Matières du temps pincées de rien

L’homme d’entretien s’agite
Fond du cimetière plus d’arbres là hêtraies fauchées
C’en est fini des clos-masures faut du béton en palissade
Des murs toujours pour assainir
La salissure fait mal aux morts

On fait des gestes sur la tombe
Petit Poucet qui tourne en rond
La dalle est lisse le cairn glisse
Un petit tas qu’on arrondit dans l’interstice
Dans l’entre-deux
Des parentés tout en dorure

Extrait de Sauvagines , Jacques Moulin, éditions La Clé à molette, 2018

On a fait un long commerce d’observation à quatre pattes. Chamois aussi. Caprices et cabrioles. Chamois du soir ou du matin ont grimpé là harde après harde. On prend l’abrupt et c’est l’émoi. Notre peau et la leur. Petits chamois encore tout frais sur l’herbe neuve façon lapins ou antilopes tenant l’éperon. Une aire d’ébats. Ça cabriole comme pas prévu. Ressort aux pattes un élastique pour échine. Ça bouge l’escarpement jusqu’en nos côtes. Tout saute alentour. La montagne parle chamois et corps agile : plan pointe aiguille col crête lanche saut. L’aisance des roches sous les sabots. L’ivresse des pentes le sifflement des courses dans les myrtilliers.
Le poème s’adapte scrute.
Anfractuosité et rocher. Vitesse à bride avaleuse. Le chamois ne quitte guère la pente. La pente lui va comme un gant. Il ruminera plus tard sous corne creuse qui souffle le vent du ventre. On veut sa peau sur la photo. Chambre claire et poil lisse. Juste un liseré noir en partage sur le dos.

***

[à Jean]

Brume et lune. La lune en éclat dans la brume. La brume sous la lune au plus creux des calcaires. Nos pieds sur la roche. Un saupoudrage de givre. Escarpement abrasif et dalles cariées. Un gazouillis général éveille la brume entame l’automne. Des mésanges huppées ou charbonnières toutes en bec s’affairent sur les pives. Un pic-épeiche relie les feuillus à l’épicéa. Les escadrilles de sansonnets en mal de déferlement déchirent les voiles. Devant nous la forteresse émerge des brumes à petite lumière. Un lent réveil d’éperon découvrant le crâne libérant la nuque. Lumière embrumée. Un poème sans assise à la recherche d’un essentiel. L’émoi face aux chamois. Chemin de chamois dans la pâmoison de l’automne. Leur nudité face à l’abrupt. Leur vérité face à nous.
À nous vite. Ils ont surgi entre crête et orée. Deux chamois savourent la brume en flairent l’étoffe sinuant dans les gorges. Une gambade de l’extrême comme celle de leurs sabots. Pas feutrés pour les nôtres. Les voir de plus près. Craquement de l’automne sous le pied. Chamois inquiets détournent la tête. Une inclinaison du cou qui donne écoute dense. Un détour comme un poème sans résonance perdu d’avance. Que ruminent-ils en leur tête à cornes creuses ? La question fait son chemin de pente. Eux s’y engouffrent. Le poème culbuté sans plus de mots pour tenir le vertige. Poème cabossé. Chamois debout. (p.53-54)

Extrait de Écrire à vue , Jacques Moulin, éditions L’Atelier contemporain & Le 19, 2015

Souviens-toi des chardons que tu mangeais à cru dans
le sommeil des combes

Ta main hante l’ombre des herbes
fouille la ligne des cœurs
déjoue l’épine sous la fleur

Tu mets du mauve à tes dents

Tu regardes le fond d’épicéas tout pèse ici au pied de l’horizon

Rien ne surgit plus que la buse
confinée en sa ronde

Pour manger l’artichaut des pays par-derrière
l’artichaut vrai des jardins à climats
il faut crever la combe passer la pierre

Tu gardes comme un charbon dans l’œil
Tout bataille tu relances la vie
emportant sous ta robe les chardons de la combe

Extrait de Portique , Jacques Moulin, éditions L’Atelier contemporain, 2014
Dessins de Ann Loubert

Poulies bigues leviers crics caliornes poutrelles palans avec ou sans câble sur roue ou sur pied   Tout un cortège en campagne depuis longtemps dedans ma tête   Téléphérique   Train à crémaillère Tramways criards Ponts tournants sur piliers de fonte   Rideaux de fer   Jusqu’aux portiques   Jusqu’aux portiques ponts roulant sur les quais   Jusqu’aux portiques des manutentions bord de quai   Parcage de conteneurs à leurs pieds   Chargement déchargement   Le monde entier monte et descend   Îlots d’immeubles métalliques bien rangés sur les plateformes   On joue au lego pour de vrai   Acronyme EVP Équivalent Vingt Pieds   La grande cueillette marchande Prendre   Pincer   Poser   Mercure s’envole et rafle tout On apprend à lire à l’aveugle   La main caresse au loin les sigles des compagnies   Les verrous tournants cherchent la matière de mots derrière le fer des boîtes   Les mots sont dans la boîte   Le portiqueur balance   Le portique engoule   Rien ne sort du lieu   Le port est clos comme un poème (p.13)

Extrait de À vol d’oiseaux , Jacques Moulin, éditions L’Atelier contemporain, 2013
Dessins de Ann Loubert

Les martinets sont de retour
J’entends leurs cris au fond d’avril
Vois les points noirs qui haut défilent
L’été va sourdre en ses atours

Le ciel haussé loin des labours
Se prête à ces courses fébriles
Les martinets sont de retour
J’entends leurs cris au fond d’avril

Hissez-moi donc par-dessus tour
Qu’avec vos ailes juvéniles
Je puisse fendre chaque tuile
Tous vos chemins sont des détours
Ô martinets vivants retours

***

Fin avril
Martinets
Tissent rets
Sans un fil

Ciel de cils
Cris en traits
Fin avril
Martinets

C’est leur style
Coup de fouet
Qui défait
Chaque ville
Fin avril

***

L’est où l’héron

Pas dans l’eau mais au pré
herbe en eau près l’étang
ça patauge épatant

Les cygnes aussi
sortis de l’eau comme cailloux
en duo sur le pré

L’est où l’héron

Jamais près peur de nous
fais lui signe tu verras
ira loin pour marcher dans peu d’eau
toi ici sur la route
tes yeux ronds pour l’attendre
à la brune

Vient la lune
tu la pointes
elle est blanche rase l’eau touche le pré
cygnes dessous
descends-la sur leur cou qui méandre
herbe tendre

L’est où l’héron

Pas dessous
porte la nuit dans son gris
un cri rauque pour le dire

Les graviers dans l’étang grincent un peu
voudraient bien faire des ronds pour y mettre la lune
l’héron pas
ouvre l’aile et s’en va
cueillir nuit loin du pré
tes yeux ronds songeront sous la lune

L’est où l’héron
[Pour Brune]

Extrait de Comme un bruit de jardin , Jacques Moulin, éditions Tarabuste, 2015

La fraise est remontante
Et ma main à l’accueil
Je veux ici qu’on cueille
Une glose hésitante

Quelques pages tremblantes
Dont la fraise est l’écueil
La fraise est remontante
Et ma main à l’accueil

Sa pommette est saillante
L’akène y garde seuil
Viens donc que je t’effeuille
À l’heure dévêtante
La fraise est remontante

***

J’ai cheminé à pas de loup. Suis derrière elle.
Elle face au bois joue à la marchande de plaisirs.
Elle est rose. Va aux fraises.
Celles des bois.

Sa main cueille. Joue au dé. Une fraise puis une autre sous la mousse.
Elle compte. Fait son prix au comptoir de l’enfance.

Fraise roule et s’amasse jusqu’au cri.

Je suis là douce aimée.
On s’embrasse.
La fraise court le bois.

***

Un sein dont l’aréole
aurait pris le dessus
Un sein ouvert comme
une outre de lait
on dirait
un lait de matin bouilli
qui ne veut plus redescendre
Un voile de lune
sur un lac de montagne
on est haut encore
mais l’œil lisse
Un sein passé au talc
téton rentré à peine îlot de brume
Un sein qui crève l’écran de sa peau brune
hisse sa neige
Un sein sans soutien
sinon celui de ma main

C’est ce marron
sorti de bogue
et que je tourne
jusqu’aux farines de mes rêves

***

Le poireau garde longtemps le plant bouche cousue et flamme au-dessus du parterre. Flamme verte des recours au printemps pour repasser l’hiver. Le poireau n’est pas un légume ordinaire. Il est tracé du temps et traversée des champs — un vrai cheval de trait. Le toupet qui l’agite semble un fouet en chasse vers le ciel. Sachez que c’est la mer entière qu’il brasse pour en fixer l’écume à son pied. On ne sait pas assez ce qu’il faut de marées pour donner du poireau.

Extrait de Escorter la mer , Jacques Moulin, éditions Empreintes, 2005

J’ai la falaise au ventre. J’y passe la main râpage de lèpre et chair de poule une boursouflure qui ronge la falaise par pans entiers avant la chute.Craie glauconieuse saturant la bonne mine jusqu’à vomissement.
J’ai la falaise au ventre. Sa peau déchire mes veines dans la nuit des silex.

***

Précoce Normandie qui me revient précieuse
Ponge m’y replonge par François de Malherbe
Ponge ne cause pas du Caux mais me descend à l’herbe
des pâtures des pommiers sous hêtraie - nos platanes
Malherbe -la-pierre de Caen comme
la belle ordonnance d’une falaise de Caux
Tu cancanes à m’entendre revenir à ses Lyres
qu’on tend par tous les bouts quand le pays nous tient
Caen n’est pas Caux mais quoiqu’on dise Caen prend
la mer aussi la mer de Manche ses Bords de mer
Malherbe-la-mer qui sable ses galets comme
une pierre à terre qui refuse façade
tapis bas sur la mer déroulé sans apprêts
pour nous donner du pied avant le bon lissage
mesure et sel et vague vague sel sans mesure
un décor de rue mis à bas sous la tempête
une douleur écrue sous la débâcle d’hommes
Précoce Normandie qui me revient boiteuse

***

La mer la mer sur terre la terre toute seule au pied de la mer la mer au seuil de toutes les terres mer avaleuse de mon pays. Chez nous c’est l’ocre. Ocre du Caux terre blanche aussi falaise aux pieds craie et rognons.
Noire la verrue du poème.
Silex à redire verrouillés par l’embrun galet roulé cheville cassée travers au pied. Pied bot pour tous assurément. les grands boiteux du Caux à vau-le-vent par les grèves. Qu’importe l’entorse puisqu’il faut voir la mer. Nos pieds du caux gros coup de sabot ont de ces peines quand leur prend l’envie de tenir la mer.

Extrait de Valleuse, Jacques Moulin, éditions Cadex, 1999

Le mer s’est mise à bégayer. Elle avait le ton des roches et la ride du sable après le vent. Les jardins n’en parlent guère, même ceux des falaises qui s’essaient à l’écran - l’espace irrite trop, pousse la pâture à bout, enlise les heures.

La mer écume ma bouche, dissout son ressassement. Elle évoque des jardins en suspens - terres engluées aux chemins de bave des limaces.
La mer s’est mise à bégayer sans me rien dire du lieu.

***

La mémoire n’enraie pas la carie des falaises. Je viens de ces mers à falaises qui affrontent le vent et redoublent l’horizon. J’ai pris pied dans ces refuges d’herbes qui s’alitent au donjon des lisières. Des argiles parfois éventrent les broussailles et nous poussent au jardin. On ne peut que tomber à la mer. Les ronces lâchent prises. Rien ne contient le jardin des valleuses ; sa clôture est l’abrupt. la mer émousse ses efforts. La falaise prend faille et le jardin s’y noie. L’ardoise s’affiche au regard du ciel. La brique boulange le silex aux façades des bourgs. Les jardins n’échappent guère
à ces pourtours de pierres. Le père y est enfoui. La mère, loin des allées à buis, veille sur les embruns des ports. J’ai gardé les bottes du père pour patauger dans ces eaux.

Je viens d’un pays où chaque jardin se dépose aux brisants.

Page établie avec la complicité de Françoise Delorme


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