Jean-Pierre Chambon est né en 1953 à Grenoble, où il vit. Il a travaillé comme journaliste après des études de philosophie. Il publie poèmes et récits chez divers éditeurs. Il co-dirige depuis 1991 la revue Voix d’encre. Quelques-uns de ses poèmes ont été traduits en espagnol, portugais, italien, anglais, russe, polonais, hongrois, bulgare, arabe. Il a reçu le prix international de poésie francophone Yvan Goll en 1996 pour Le Roi errant paru chez Gallimard.
Photographie : Georges Monti
La pierre calme songe à son sang épuisé, à son liquide enfoui sous les écailles, sous le capot lézardé, à ses larmes sans yeux. Donc pleure et coule si le ciel est énorme, si la tête est saturée de cheveux, d’électricité et de pluie, si le cerveau n’est qu’une éponge. Le dedans est massif comme le buisson secoué d’épilepsie, comme l’arbre aux racines démantelées par la foudre. Coule jusqu’à l’enceinte étanche, jusqu’à la poche de douceur, de tranquillisant, que perce la baguette au dard fixe, qu’inocule l’aiguille dont la pointe est une douleur de métal, un point rare et précis. Coule et se scinde sous les yeux, sous le double ventre des tambours du cœur, sous le ciel vierge de tout contact, de toute trace de regard, intact.
Matières de coma, Ubacs 1984, réédition faï fioc, 2016.
Un jour, une main délivrée s’agrippera à nous, la vagabonde nous rendra fous. Elle est à cet instant éprise de distance, peureuse de tout glissement, son corps un rare végétal enfoui dans ses retranchements, mais balafré sans répit des lames foudroyantes du mauvais temps.
Du marmonnement qui sourd d’entre les lèvres frivoles de la gisante, un peu de sens nous échoit, un fin dépôt, mais comme la poudre de couleur que nos doigts recueillent du furtif attouchement des pétales de sa bouche, un seul soupir pourrait le dissiper.
Les mots de l’autre (avec Charlie Raby), Le Castor Astral, 1986.
Chant taciturne
Dans le silence intérieur s’élaborent les syllabes,
Les sons inouïs, les mots, spectres et larves,
Levure fermentée sous la voûte obscure,
Echos, émanations, être et absence.
Je ne dis rien : j’écoute couler
Le fleuve souterrain. Je me
Dissous en sa rumeur.
Je suis la source
Et l’énigme.La rumeur fluviale s’éteint au fond d’une mer qui enfle
Et jamais ne se résorbera, eau assourdissante, eau
Fermée, miroitement admirable que ne déchire
Aucune éclaboussure, où nul vif maelström
N’enfonce sa vis torturante, mais que
Trouble une faible et constante
Ebullition, le marmonnement
Inaudible, le ressassé
Murmure du silence.Dehors un vent furieux secoue l’arbre à palabres.
En moi les voix creusent un espace idéal,
Meurent et se régénèrent, nourries
De mon écoute, de mon silence.
Je ne dis rien : je rumine.
Je me nourris du sang
Des mots, du vivant
Verbe, d’herbe
Verte.Je ne dis rien : je vis et je veille. Et mon silence
Est celui du guetteur, fervent et détaché. Ni
Retenue ni repli ne fondent mon attitude.
Je contiens sous l’aspect impassible
Mon tumulte. Sur la chair étonnée
Virevolte le souffle de l’esprit.
Mon silence est ma verve.
Les mots que je tais
M’envoûtent.Quel vide ai-je contemplé ? Quelle secousse m’a jadis
Poussé au mutisme ? L’écho du cri de ma naissance
Est à jamais effacé — ou enfoui. Le silence
A la fin trahira mon secret. Quand parler
Serait le moyen de le préserver
Derrière le voile des mots,
Dans leur distraction.
Mais je ne dirai
Rien.Le Territoire aveugle, Gallimard, 1990.
L’ascension jusqu’aux marches du ciel
Nous suivons depuis l’aube un sentier ardu
gravissant des pentes encore baignées d’ombre.
Des nuages flottants offusquent les cimes,
des abîmes s’élèvent des tourbillons de vapeur.
D’abord infime point de braise attisée par le vent,
la lumière semble s’extraire peu à peu de membranes,
puis soudain, nette comme une épée,
elle frappe la pierre d’une dure vibration.
On dirait qu’avec la vue s’est libérée l’ouïe :
le gouffre répercute le grondement d’une cascade,
ça et là des cris de singes déchirent l’air,
la plainte d’un oiseau suspend une note lugubre.
Tout autour de nous scintillent les parois vernissées,
des tapis d’armoises frissonnent comme un pelage.
Les roches, les arbres estropiés semblent les figures
de génies pétrifiés, d’animaux surnaturels.
Surgissant derrière la découpe accidentée des monts
partout s’étend le vide que d’autres monts enserrent.
Nos mains agrippent des lianes,
nos pieds tâtonnent sur les dalles inclinées,
nous montons encore là où le chemin n’est plus
que l’ombre d’un fil serpentant à flanc de muraille.
Escaladant les tables de pierre,
le souffle coupé, les jambes tremblantes,
nous voici sur les marches du ciel.
Notre vue embrasse trois provinces, cent districts,
la ville au pied des ravins est un semis de grains,
le fleuve, une lueur brillant dans l’indistinct.
Nous restons un moment, rêveurs, à scruter l’étendue.
Le col est tout proche, il nous faut déjà redescendre
par un versant moins abrupt gagné par la forêt.
Il est à mi-pente un ermitage où nous pourrons
nous reposer, laissant en nous se conjuguer
à la sensation retrouvée du poids du monde
le bonheur persistant d’avoir appartenu au ciel.Le Roi errant, Gallimard, 1995.
par l’éclipse
par la biffure de l’éclair
par la fêlure occlusepar le débordement
la disjonction du senspar la faillite de la parole
par le déchirement du voile
par les fils rompus
de la cicatrice intérieurepar la terreur obscure
par le poison de la faute
par la détresse innominéepar l’irruption du délire
corps désaccordé
corps étranger
Corps antérieur, Cadex, 2003.
La lumière du rêve
dont le jour demeure imprégné
décale les objets de leurs contours
et mon doigt sur la vitre
a énucléé du soleil
le décalque obscur.Trop vite l’éclair
la corde torsadée m’échappe.Dans le seau vide l’eau
du souvenir continue
à cliqueter.Sur un poème d’André du Bouchet, éditions Jacques Brémond, 2004.
La pluie accroît l’effet crépusculaire,
auréolant par des halos de touches claires
la ville qu’avec ardeur elle arrose.
Le long du môle ondule un trait d’écume rose,
tandis que des rayons bleuâtres fusent
par l’étendue exaspérée qui se refuse
encore à céder à l’obscurité.
Enfin dans la baie se mettent à palpiter
les lumières blanches de paquebots
fantomatiques, entre les derniers lambeaux
de clarté que réverbère la mer.
Je suis étreint par le sentiment doux-amer
qu’éveille Trieste sous ce ciel bas,
et je repense alors à Umberto Saba
en contemplant les lumières du soir.
Sous mon parapluie à l’allure de passoire,
alors même que l’ondée persévère,
je mâchonne à mi-voix quelques-uns de ses vers :
« Moi je cherche en ce monde un coin perdu,
l’oasis où mes pleurs pourront vous laver du
mensonge qui vous aveugle. » Un rideau
d’ombre se convulse à l’aplomb de flaques d’eau,
où se dilue le tremblotant reflet
des néons bariolés qui ceignent les palais.
Je parais moi-même me délayer
dans tant d’humidité. J’ai les pieds tout mouillés,
rues et places sont désertes. J’écoute,
à l’abri sous un porche, le temps qui s’égoutte.Labyrinthe, Cadex, 2007.
Voix, poulie, vrilles, marteaux
Des tortillements de câbles, des tuyaux de toutes les couleurs
rampent sur des tas de gravats que le vent écrête,
tirant de la poussière les figures de brefs embrasements
poudreux, de fantomatiques étoffes sillonnées de plis
convulsifs.
On entend les coups redoublés de marteaux,
la stridence de vrilles, le cliquetis d’une poulie,
et la voix des ouvriers qui s’interpellent, répercutée au creux
des étages
comme au fond d’un labyrinthe.
Parfois l’un d’eux apparaît marchant au bord du vide (la
planche pliant sous son poids),
à trois pas de la trouée d’une fenêtre
d’où s’échappe un petit nuage de plâtre
que le vent garde un instant en suspension, avant de l’effacer
d’un brusque sursaut.
Au-dessus, auréolé d’une couronne de vapeur, le front suant
de gouttes d’ombre,
un autre nuage moins évanescent expire,
crucifié au bras de la grue qu’on voit osciller
d’un infime ballant.Nuée de corbeaux dans la bibliothèque, L’Amourier, 2007.
Chanson du petit chariot
D’où vient dans la nuit ce grincement de roues ?
Est-ce le lourd retour des foins de naguère
ou le convoi bringuebalant que la guerre
pousse au long de chemins ravagés de trous ?Est-ce le chariot qu’au sein du firmament
un cheval étoilé hale à coups de reins ?
Quelqu’un tourne la manivelle du frein
et les essieux gémissent plus durement.Quel est ce fracas de chaînes qu’on enroule ?
On croirait qu’un attelage de poulains
fait geindre sans fin la meule d’un moulin
et qu’un monde inexorablement s’écroule.Est-ce le tourment du câble en la poulie,
ce bruit taraudant qui m’obsède et m’accable ?
Et dois-je au plus noir de la nuit implacable
d’un chariot branlant endurer le roulis ?Le petit livre amer, Voix d’encre, 2008.
Au fond de la forêt obscure
je soulève une branche morte
dans le creux qu’a laissé son empreinte
des gouttelettes de poix résineuse
bordent d’une dentelle luisante le seuil
de l’autre mondeTout venant, Héros-Limite, 2014.
Nonchalamment voltigent, à l’aplomb de la cathédrale engloutie, des poissons séraphiques arborant les couleurs subtilisées à la rosace.
Le murmure du poème de la mer conservé sous une cloche de verre.
Surgie du noir absolu une main gantée de latex approche des lèvres la soucoupe vibratile et le polyèdre d’un verre d’eau flamboyant de lueurs d’améthyste.
L’Ecorce terrestre, Le Castor Astral, 2018.
J’ai senti devant moi
à travers la distance instantanée
que devait franchir mon œil
pour se poser sur les choses
j’ai senti frissonner la trace errante
instable indéchiffrable
d’un arrière-monde
inscrite en filigrane
dans l’étoffe du monde.J’ai senti le temps
soudainement refluer
au cœur de la présence exacerbée.Un écart de conscience, Le Réalgar, 2019.
Bibliographie
- Evocation de la maison grise, Le Verbe et l’Empreinte, 1981.
- Matières de coma, Ubacs, 1984.
- Les Mots de l’autre (avec Charlie Raby), Le Castor Astral, 1986.
- Le Corps est le vêtement de l’âme, Comp’Act, 1990.
- Le Territoire aveugle, Gallimard, 1990.
- Le Roi errant, Gallimard, 1995 (prix Yvan Goll).
- Rimbaud, la tentation du soleil, Cadex, 1997.
- Carnet du jardin de la Madeleine, Cadex, 1999.
- Assombrissement, L’Amourier, 2001.
- Goutte d’eau, Cadex, 2001.
- Corps antérieur, Cadex, 2003.
- Sur un poème d’André du Bouchet, Jacques Brémond, 2004.
- Méditation sur un squelette d’ange (avec Michaël Glück), L’Amourier, 2004.
- Labyrinthe, Cadex, 2007.
- Nuée de corbeaux dans la bibliothèque, L’Amourier, 2007.
- Le Petit Livre amer, Voix d’encre, 2008.
- Trois rois, Harpo &, 2009.
- Fleuve sans bords, La Petite Fabrique, 2010.
- Tout venant, Héros-Limite, 2014.
- Matières de coma, postface de Bernard Noël, Faï fioc, 2016.
- Des lecteurs, Harpo &, 2016.
- Zélia, Al Manar, 2016.
- L’Ecorce terrestre, Le Castor Astral, 2018.
- Un écart de conscience, Le Réalgar, 2019.