Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Julia Lepère

dimanche 15 janvier 2017, par Cécile Guivarch

Depuis nous, toi
De grandes herbes ont recouvert la maison
Quelqu’un est mort quelqu’un est né
La maison a vieilli sous le poids des herbes
Et puis rien à quoi je pense
Je me souviens tu coloriais tes mains comme attachées, tu construisais pour moi une mer (et puis
une île, un phare un pont une baleine)
Sans les herbes dans la maison
Les yeux du tableau suivraient encore
L’ombre de nous, nos corps comme les poussières des pierres au sol
(nos mains les effritaient)
Personne ne voit tes dessins se couvrir de poussière, à part
parfois un rouge-gorge
Tu te souviens
Quand mon dos est une plaine qui parcourt ta main
Incomplète
Ainsi je coloriais quelqu’un devenu toi

Aujourd’hui
tu plantes tes doigts
Sous la chaleur d’une autre

Attache-moi
Comme tes mains d’autrefois, que mon regard se fixe

Dans la maison je te regarde clouer un tableau de rouge-gorge,
Je pense, s’il était réel
Son corps ferait plus tard
quelques poussières au sol

À côté de nous

Je commence avec eux

Sur leurs images des bruits, des pas que l’on décolle

Nous sommes toujours absents tu disais

Dans la chambre vide des cordes gisent
Entre eux

Si ça se trouve, nous

Fragiles –petits si vus d’en haut
Le ciel limite nous disais-tu à l’envers

Tant arrachés quelque part d’eau
Un ventre
Une habitude le noir

Nous sommes perdus tu disais
Nos images décollées et nous battons au vent
Il y des jours où le silence

--ta chair s’en doute
Où le silence ne s’arrête pas

Nous aurons d’exacts futurs par nos frissons
Cernés

Nos mots couvent à présent

Renoue leurs épaules nues disais-tu
À présent nos corps tremblent

Nous décollons nos pas sur le bruit des images

Si cela recommence nous
Qui sommes trop pleins de mots
Qui ne savons pas le silence tu disais

Dans le ciel grince –l’idiotie

Le trajet de nos yeux dont la source est tarie
Il ne s’agit pas de silence il s’agit

Serait-il possible que nous
Savourions d’autres odeurs
Un frisson deux frissons et te voilà trempé

Au grand vent nous étions sur le ponton mauvais

Et bleu regardait bleu -tous ces yeux dans la mer

Tu me disais leurs yeux changés en noir veineux

Cela commence avec nous

Nos corps positionnés dans un futur exact
Ombres mêlées des têtes

Tu disais nos têtes font des bruits que personne n’entend

Tandis je m’abîmais à leurs courbes nouvelles

Nous sommes
D’impossibles et exacts futurs pourtant
--tu disais

Certains cheveux lâchés
Perdurent que le vent sèche

Et c’est alors que l’œil s’étend hors de nos têtes

Cerclés de visages, leurs yeux
Un vent mauvais, une poignée de cheveux
Je te repositionne dans le lit tu me fuis

Tu disais le futur est une chose impossible
Et nous devons savoir
Nous devons être exacts
Nous devons des images faire des cibles mouvantes

Nous commençons par être fatigués
De rien du froid et l’eau qui nous mélange

et nos fièvres leurs fièvres

L’un parlait trop car l’autre ne disait rien
--je crois


Entretien avec Clara Regy

Quelle place occupe la poésie dans la multitude d’activités artistiques que tu mènes de front ?

Une place primordiale ! Que je lui laisse de plus en plus. J’écris depuis une dizaine d’années environ. Mais il y a eu des moments d’interruption, notamment au cours de mes trois années à l’école de théâtre Claude Mathieu. Et puis elle est revenue, et je l’ai peu à peu intégrée à ma vie comme une nécessité. Il s’agit seulement parfois, au sein de mes autres activités –et pas seulement artistiques, mais aussi de travail alimentaire–, de lui garder sa place. Cet équilibre est maintenant, je crois, présent, la poésie faisant partie de mon quotidien. Même si je n’écris pas tous les jours j’y pense tous les jours.

As-tu besoin de moments particuliers voire de « rituels » pour écrire ?

De rituels, je ne crois pas, mais de moments particuliers, oui. L’écriture est un processus dans lequel j’ai besoin de m’engager sur une certaine période. Cela m’aide de partir dans le but d’écrire par exemple, et si je ne peux pas partir, d’essayer de faire comme si, et d’y passer des journées entières. Surtout quand je travaille comme je l’ai fait récemment sur un projet plus long de recueil.
Pour moi les moments sont à créer, cela fait aussi partie de la rigueur de l’écriture. Je n’attends pas (plus) l’inspiration, j’essaye de faire un peu le vide pour que les choses arrivent. Même si parfois le vide que l’on a ménagé ne permet pas d’écrire, et que l’on se retrouve bloqué ! A contrario parfois ce n’est pas prévu, il y une envie d’écrire et une disposition intérieure à le faire.
Mais je ne peux pas compter sur l’imprévisibilité de ces moments. Plus j’avance dans l’écriture, à mon échelle, plus il s’agit pour moi de me créer des contraintes, me ménager des espaces où je ne suis pas divertie par autre chose. Parfois il s’agit simplement de la vie qui prend trop de place et n’en laisse pas assez pour ce léger recul que suppose l’écriture.

Peux-tu nous parler plus particulièrement de la revue Territoires Sauriens -attention crocos que tu animes avec Fanny Garin ?

La revue est née d’un désir que nous avions depuis un certain temps avec Fanny. Nous avions déjà fondé une revue à l’époque où nous étions à la fac ensemble, avec un autre ami. Nous l’imprimions nous-mêmes et la vendions un euro dans la rue ! Ce qui était drôle.
Nous en avons fait trois numéros, et puis chacun a suivi son chemin. Mais avec Fanny nous sommes restées très proches en tant qu’amies et aussi dans le partage de nos écritures. Fanny écrit aussi de la poésie, ainsi que du récit et du théâtre.
Fonder Territoires sauriens –attention crocos, c’était l’occasion pour nous d’élargir ce partage des écritures à d’autres auteurs. La revue représente pour nous un grand champ de possibles, un espace de liberté où pouvoir interroger des langues et des sens, un espace de jeu aussi. La dimension ludique étant très importante -influence de Dada, comme création d’un décalage qui peut aussi faire poésie, éventuellement faire rire !
Nous avons la chance d’être accompagnées dans cette recherche par la peintre et dessinatrice Laurène Praget, qui fait les illustrations de la revue et avec laquelle nous échangeons aussi autour des textes.
Je rappelle que c’est une revue de poésie inquiète ! Et qu’entre vérité et imposture les crocos sont là pour nous rappeler la vigilance nécessaire pour que la poésie survienne (ou pas).

Quels poètes et autres artistes peuplent ton quotidien ?
Les poètes qui m’accompagnent sont assez nombreux. S’il fallait n’en citer que quelques uns, aujourd’hui, je dirais Rimbaud, Apollinaire, Tzara, Pizarnik qui a été très importante quand je l’ai découverte, Pessoa, Ginsberg. Dylan Thomas aussi…
J’ai aussi beaucoup de romanciers dans mon quotidien. Même si je ne lis plus autant de romans qu’à une époque il y a toujours des périodes où j’ai envie de relire de grands romans comme Guerre et paix, Moby Dick, Le rouge et le noir (ou comme Le seigneur des Anneaux, ou Dune, dans un autre genre fictionnel). C’est assez comique que je ne cite que d’énormes romans… Mais oui, je me rends compte que les romans que j’ai envie de relire sont souvent des « sommes » à la dimension métaphysique et épique. Ce qui ne m’empêche pas de lire des ouvrages plus intimes, comme ceux de la romancière et poétesse Laura Kasischke.
Proust m’accompagne aussi, et est très important pour moi. Je précise tout de même que je ne me réattaque pas à la recherche du temps perdu tous les ans, loin de là… Mais je sais que je peux y trouver beauté et vérité à n’importe quelle page.
Certains musiciens m’accompagnent au quotidien. Bob Dylan depuis des années maintenant. Surtout des artistes de rock, un peu d’opéra et de musique classique aussi. Des cinéastes comme Lynch ou Wenders ont aussi beaucoup marqué mon imaginaire poétique.

Et enfin si tu devais définir la poésie en trois ou quatre mots, que choisirais-tu ?

Je ne pourrais pas... Je ne sais tellement pas faire ce genre de choses que je vous l’épargne. Je préfère vous livrer les mots de Gilles Plazy, extraits de son très bel essai Les mots ne meurent pas sur la langue, chez Isabelle Sauvage :
« Une définition : la poésie est parole même, déploiement de l’être dans la langue, c’est-à-dire visée, dans la langue, en parole singulière qui se lève hors discours, par condensation dans l’image, le son et l’image, d’un dire de l’être en son improbable unité  ».
Et je crois que je suis d’accord.


Julia Lepère, née en 1987, a fait des études de lettres puis une école de théâtre pour se former au jeu. Elle a mené, par la suite, une activité de comédienne, d’assistante à la mise en scène et de metteur en scène. Elle se forme actuellement au clown.
Elle écrit de la poésie et des récits depuis plusieurs années, et a fondé avec Fanny Garin la revue Territoires Sauriens –attention crocos, qui a trois numéros à son actif.

Publications en revue

  • Le journal des Poètes (numéro 1, 85ème année, dans la rubrique Voix Nouvelles)
  • Remue.net
  • Le Moulin des loups

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