ROULETTE ANGLAISE
Vous avez vendu la maison
Tous les jours des gens vivent dans notre maison
Ils mangent dans notre maison parlent dans notre maison
Si tant est que des gens de cette espèce parlent dans une maison
Ils économisent et s’économisent tant que cela me fait tout dépenser
À Deauville au Casino des gens vivent et parlent
Sans savoir parler dans notre maison
Des gens font leurs besoins dans notre maison
Des gens se reproduisent dans notre maison
Et je bois sans boire comme si j’avais bu
Vous avez vendu la maisonJe n’ai pas les moyens
De louer un hôtel particulier sur l’île Saint-Louis
Pas les moyens de louer une chambre de bonne
Sur l’île Saint-Louis pas les moyens de vivre sur l’île Saint-Louis
Sur l’île Saint-Louis je n’ai pas les moyens de vivreBien entendu je pourrai vivre ailleurs à Saint-Martin-du-Gard for example
Cela ne me coûterait pas grand-chose mais ce grand-chose je ne l’ai pas
A-t-on le droit de poser la question ?
Les gens vivent-ils vraiment à Saint-Martin-du Gard je ne crois pas
Que les gens vivent vraiment à Saint-Martin-du-Gard il font
Semblant de vivre et meurt tout doucement à Saint-Martin-du-Gard
A dire vrai le peu de gens qui vivent un peu
A Saint-Martin-du-Gard ont choisi de vivre à Saint-Martin-du Gard
Si tant est qu’on puisse choisir de vivre à Saint-Martin-du GardA-t-on le droit de poser la question ? Les gens qui ont choisi de vivre
A Saint-Martin-du-Gard en ont-ils vraiment fait le choix si tant est
Qu’il leur soit donné de choisir quelque chose voici ce que je pense
Les gens qui vivent à Saint-Martin-du-Gard ne l’ont pas choisi on ne peut
Pas choisir de vivre à Saint-Martin-du-Gard excepté peut-être
Cet Américain qui prononce Saint-MaWtin-du-GaWd et ces deux « W »
Lui procure un sentiment de bonheur mais qu’un bonheur
Artificiel un mensonge une tautologie comme du café noir
Car Saint-MaWtin-du-GaWd ne sera jamais Saint-Martin-du-Gard
CAPIVARA
Les gens qui ont voyagé sont insupportables
Ils vous regardent avec des yeux de capivara
On sent qu’il cherche une approbation
Qu’il faut leur faire sentir que leurs yeux sont pareils
À ceux du capivara car ils sont allés ailleurs
Et n’en sont jamais revenus bien que devant vous
À vous faire sentir qu’ils n’en sont pas revenus
Qu’ils sont allés ailleurs et n’en sont pas revenus
Et leurs petites queues de rongeur frétillent à n’en plus finir
Quand vous leur dites que vous n’êtes pas allé ailleurs
Et n’êtes donc revenu de rien bien que devant eux
Vous n’êtes jamais revenu de rien puisque jamais allé ailleurs
Et leurs petites queues de rongeur frétillent à n’en plus finir
N’essayez surtout pas de la leur couper
Cela leur ferait trop plaisir et leurs petites queues de rongeur
Continueraient de frétiller à n’en plus finir
Détachées d’eux-mêmes sur le parquet
Il serait alors malvenu de tenter de les immobiliser
Avec le pied il ne faut jamais empêcher
Les petites queues de rongeur de frétiller à n’en plus finir
C’est une des leçons que j’ai retenue de la vie
Moi-même il fut un temps où mes yeux
Étaient pareils à ceux du capivara
Ma petite queue de rongeur frétillait à n’en plus finir
J’étais insupportable un jour une femme
Qui n’était jamais revenu de rien me la coupa
C’était dans une galerie d’art je regardais en souriant
Ma petite queue de rongeur détachée de moi-même
Qui continuait de frétiller sur le parquet
Au milieu des invités admiratifs
Le galeriste la ramassa et me proposa d’en faire quelque chose
C’était une petite queue de rongeur intéressante
Me dit-il un client fortuné s’en porterait acquéreur
Je la lui cédais et ne devais jamais regretter ce geste
BIXBY BRIDGE
Voici le Bixby Bridge
Il traverse le Bixby Bridge
Et rien ne sera plus jamais pareil
Sa nature s’en trouvera augmentée
Il sera quelqu’un d’autre
On ne peut pas traverser le Bixby Bridge
Sans qu’il ne se passe rien
Rien n’a changé ici depuis des siècles
La même côte les mêmes
Lions de mer les mêmes
Condors les mêmes
Oiseaux-mouches doncEn traversant le Bixby Bridge
Il se passera quelque chose
Pensait-il un concertiste lui avait dit
Qu’à chaque nouvelle œuvre abordée
Il était convaincu qu’une fois jouée
Puis rejouée la chose entrée
Dans la mémoire
Il ne serait plus jamais le même
Mais qu’à chaque fois pourtant
Bien qu’une fois jouée puis rejouée
Il restait bien le même
Et cela le rendait malade
Pour ne pas dire profondément malade
Sans pourtant que sa conviction fût altérée
Lorsqu’il entamait pour la énième fois
Un nouveau morceauJ’avais une solution le concernant
Certains jugent facile d’avoir
Des solutions qui nous concernent peu
Je suis bien d’accord avec eux
Il lui aurait fallu tuer sa conviction
Pour déchirer sa camisole
Qu’il se rue sur des sentences archaïques
Qu’il aurait proférées en toutes circonstances
En imitant l’accent chinois
Mais tout le monde n’est pas capable
De pratiquer ce genre de chosesVoici le Bixby Bridge
Il traverse le Bixby Bridge
Et rien ne sera plus jamais pareil
QUEEN MARY 2
Il restait encore un peu de temps à tuer
J’écoutai donc le jeune Anglais me faire le récit
De son expérience australienne
Il me raconta sa vie de gardien de troupeaux
Et comment on castrait je ne sais plus combien
De milliers de moutons
En une seule journéeIl fallait travailler vite si vite en fait
Que le plus simple était de happer les testicules
Entre les dents
Un rapide coup de couteau et on crachait le tout
Il essayait de calculer combien de milliers
De paires de testicules
Il avait pu mordre ainsi et recracher
À la faveur de cette opération de bouche et de mainEt tout en se livrant à ce calcul mental
Il s’essuyait les lèvres du revers de la main
« Ça devait vous laisser un drôle de goût dans la bouche »
Lui dis-je m’essuyant aussi les lèvres instinctivement« Pas tant mauvais qu’on pourrait le croire me répondit-il
On se fait à tout avec le temps
Non ça n’avait pas si mauvais goût que ça
L’idée est pire que la chose
C’est égal jamais je n’aurais pensé quand je quittai l’Angleterre
Et le confort de mon home
Que je devrais gagner ma vie à cracher ces trucs-là
On se fait à tout pratiquement
Quand il n’y a pas moyen de faire autrement »Je pensais de même
Entretien avec Clara Regy
Votre poésie semble prendre corps dans le quotidien, dans une observation attentive du monde qui vous entoure. Est-ce un choix délibéré ou une forme d’écriture qui vous est venue -si j’ose dire- naturellement ?
La notion de quotidien me semble difficile à définir. Au sens étymologique premier, quotidianus « de tous les jours », peut-être. Dire ce qui advient, les choses de « tous les jours », mais cela peut-être aussi le mouvement des planètes ou des événements politiques. Le quotidien serait donc la succession des faits « de tous les jours », et ce quelque soit leur nature. Mais dès que les faits sont interprétés, on les transfigure, me semble-t-il. Je suis sans doute plus sensible à l’interprétation des faits qu’aux faits eux-mêmes.
Que représente en fait « l’acte d’écrire » pour vous ?
Il me semble qu’écrire n’est pas un acte. Plutôt une tentative de dire. Une transcription de la parole. Et dire, ce n’est pas agir. Dire, agir, ce sont comme deux rues parallèles. Je crois.
Quels sont les auteurs qui vous accompagnent dans votre cheminement ? ( poète ou non)
Margaret Mead, Bronislaw Malinowski pour les anthropologues. Aragon, Eluard, Perros, pour les morts. Philippe Clerc, Ma Desheng, Olivier Apert, pour les vivants. Et beaucoup d’autres bien sûr.
Et la question habituelle pour terminer si vous deviez définir la poésie en 3 ou 4 mots quels seraient-ils ?
Le grand parler.
Julien Cavalier
Né en 1980.
Etudes d’anthropologie et de sciences politiques.
A passé deux ans dans la forêt tropicale du Paraguay dans le cadre d’une mission d’ethnomusicologie connsacrée aux chants Guayaki.
Vit à Paris.
A publié des poèmes et des articles critiques dans différentes revues dont Les Cahiers du cinéma, Sitaudis, Recours au poème, Ouste, Le Chat de mars).