Coralie Akiyama : Eternelle Yuki - Éditions du Cygne (collection « Voix au poème »), 2024
Sur la couverture, on ne sait pas quel arbre c’est. L’un des deux bonsaïs qui servit de modèle était croit-on un prunier et l’autre un cèdre ou cyprès mais on n’en est point sûr. Une photo existe qui atteste du peu de garniture du prunier en hiver. Aussi, par élimination, est-on tenté de penser que c’est le conifère qui a été reproduit par l’enfant. Elle avait 6 ans. Elle en a aujourd’hui plus du double. Sa mère lui avait donné un vieux carton et un feutre vert et demandé de dessiner quelque chose car elle était occupée avec le linge...
Éternelle Yuki aurait pu être un récit par poèmes de Coralie A. dédié à sa fille à partir de ce dessin de couverture réalisé durant l’enfance, mais l’ordre chronologique des événements est chamboulé comme le réel chamboule la vie. Ici ne s’écrivent pas ces déroulements successifs tels qu’on peut les lire dans un roman par lettres et toute correspondance où le lien des épistoliers est si fort qu’il vaut tous les poèmes. Il n’y a d’ailleurs que la voix de la mère qui s’inscrit sur la page et ce faisant, l’attachement est comparable en tendresse, force et vérité à celui de Madame de Sévigné pour sa fille. Une passion de Coralie A. dont l’originale expressivité cependant jamais ne prête flan à la possessivité maternelle.
« Yuki signifie neige en japonais, c’est aussi un prénom féminin. Le titre est également un clin d’œil au film Eternal Daughter de Joanna Hogg. C’est un recueil sur le Japon et sur la relation mère-fille, écrit avec douleur - toutes les émotions que ce pays très particulier suscitent en moi depuis des années...
un cri du cœur. »Après Féérie pour de vrai, Dévorée, l’Etape zéro, Vivante-moi, Désordre avec vue, Shoshana. Femme si j’étais, c’est ainsi que Coralie Akiyama présente Éternelle Yuki, son dernier paru.
Yuki... et YUKIKA, fille de Coralie A., à présent adolescente. Yuki, la neige donc, mais ka ? Par exemple, tous ces caractères se prononcent ka :
華
花
家
香Certains veulent dire la fleur. Mais ka peut dire aussi d’autres choses, tout dépend du caractère choisi. Dans son prénom, Yukika porte le caractère ka qui signifie le parfum. Le dernier tout en bas.
Oui, lui :
香
Le Parfum de la neige
Mon enfant prisonnière d’un royaume épais et d’une mer anodine rayée subrepticement comment m’aimes-tu encore et tes heures et ton île ?
Je t’aime plus que tout tant que j’écris pour toi sur un balcon étranger aux oiseaux de cuivre et feuilles rondes plus il y a de douleur et plus il y a d’oiseaux.
Yukika..., Le Parfum De La Neige...
Poème introït de cette supplique éperdue où déjà tout est dit. Harmonie vive d’une composition poétique où la relation, malgré la fêlure et en dépit de la distance, hurle à bas bruit un désir entretenu par l’intensité du manque, l’ampleur de l’éloignement.
Écriture déponctuée par endroit, interrogative à d’autres, attestant du bousculement intérieur dans le poème et dans le cœur. Est-ce tristesse, neige et lenteur... ? Neige... oui, où sont empreints les pas de la mère vers sa fille. Neige, douceur du blanc et adversité du froid où court malgré tout une énergie, une soif d’être et d’être auprès de l’enfant chérie là-bas, tout là-bas malgré la distance et l’empêchement... brisure, coupure et plaie perpétrées par le pays pourtant tant aimé. Lenteur du dénouement malgré le nouement indéfectible. Quand ces deux être si proches à travers le temps qui passe seront-ils enfin renoués dans l’espace ?Dans Eternelle Yuki, l’assonance et la résonance des termes japonais sont là, conservés dans la neige. Et ces vers par moment heurtés, sont d’autrefois si doux et picturaux à la manière de fragments transis dans une transparence de glace et comme elle brûlants.
Étrange, énigmatique, extravagante vivacité due à la connaissance du japonais, de l’anglais et depuis peu de l’hébreu... une connaissance qui teinte en filigrane un phrasé, cette voix française si particulière de Coralie A. dont la langue bouge et s’ébroue et comme en perpétuel devenir, toujours métamorphosée en polyglotie multilingue, avec tout plein de glottes et de luettes dingues.
Une vivacité à tout le moins expressive qui dit le vertige de la séparation. Une puissance sentimentale opérant comme le Kintsugi, qui signifie en japonais « jointure en or ». Où la réparation des cœurs trace au fil d’or de l’amour la cartographies des fissures affectives avec des mots parfois inouïs.
Extraits
Tu es l’hiver
Autant que je suis seule
Taillée comme un flocon ou un jardin
Aiguë et fébrile feuille de momiji évente rouge blanc
vif les rondes pierres grises qui se prélassent comme des phoques*
L’espoir de te revoir s’amuse s’amenuise s’amenuse
et puis comme ça un jour tu me raconteras ta journée je
me jetterai sur l’anecdote comme une affamée sur du pain.Depuis l’avion je le vois bien : des essaims de villes
orange cousues à la nuit comme des diamants t’attendentTon origami est le bijou qui manquait à ma gorge
brouillonneuse qui ne sait pas dire combien je à la folie*
Avec le typhon on était un peu moins seules
le soir crissait et cognait aux quatre vents tremblent
les placards du quartier comme sous les doigts
d’un cambrioleur pressé*
SensationsLe miso kaléidoscopique se mouvait dans le bol
au fond rouge porté par dessous comme la tête fragile
d’un nouveau-néCopeaux de bonite gondolés comme de l’herbe au vent
on pourrait ne plus parler cuisine et même courir
s’il n’y avait pas l’humidité dans l’élan*
La maison avait ses points chauds qui vivaient
comme des organes les portes roucoulissaient sous mes doigts
les placards muraux respiraient comme des gensL e tatami qui accueillait nos joues nous connaissait
mieux que personne sentait la pluie quand il pleuvait
ou le chagrin comme un humainLe futon faisait le dos rond sous tes roulades
et attirait le rêve à hauteur de nos pas*
Le thé avait ses respirations comprises
le langage photogénique, ses bords arrondis, et il y avait,
à deux pas d’un pavillon, l’air qu’aspiraient les carpes
Tu ne le sais pas, mais ton silence amniotique luit encore
en moi comme de l’encre tout juste versée
Albertine Benedetto ; Eva Maria-Berg : Mémoires du Rhin // Der Rhein - Erinnerungen ; présentation de Gilles Desnots ; Encres de Josette Digonnet ; Traduction d’Eva Maria-Berg - Éditions Pourquoi viens-tu si tard ? (Collection Poésie n°51), 2024
On pense à La descente de l’Escaut de Franck Venaille, mais il s’agit du Rhin navigué au gré des flux et reflux de la mémoire..., vers quelle destination ? Cours du fleuve aurifère et parcours ainsi suggérés par le préfacier - porteur et concepteur du projet « Mémoires du Rhin », Gilles Desnots :
« Mémoires du Rhin vous révélera peut-être filles du Rhin, sorcières des eaux, chantres de nouvelles utopies, vos textes auront un air d’épopée ou emprunteront des voix de murmures pour ne pas fatiguer davantage un Rhin fragilisé, lui souffler simplement une envie d’inventer, lui, ses mémoires pour notre temps. »
Ce souffle d’invention sur les feuilles ébouriffées des mémoires, c’est lui qui est à lire le long de deux écritures parallèles qui se croisent à l’infini des textes. Poèmes courts allongés par leur fluidité d’Eva-Maria Berg et prose poétique aux tonalités orales (comme on dirait florales – on sent sa voix) d’Albertine Benedetto.
Deux chants poussés par le courant d’un fleuve - leur coda s’estompe un 9 novembre 2023. Deux chantres poètes, l’une rhénane, l’autre méditerranéenne dont les voix s’harmonisent et s’accordent avec ce fleuve longeant deux pays aux rives jointes au gré d’un pont musiqué de page en page.Extraits
La vieille femme est assise
à la fenêtre
toujours encore
le fleuve coule
de gauche à droite
elle a le regard
fixé
devant elle et
ne manque aucun
bateau aucun oiseau
aucun nuage
immédiatement
prête à
les rejoindre*
là où le Rhin
a pris sa source
et se dirige vers le nord
il n’y a pas
loin jusqu’à
la source du
Rhône qui
s’en va
dans le sens inversement*
il y a d’innombrables ponts
que nous pouvons construire
nous-mêmes avec nos yeux
et dans notre désir
d’hommes les rives
viennent à notre rencontre*
Devant le fleuveLa vieille femme devant le fleuve elle prend tous les bateaux assise devant le fleuve Vater Rhein tous les bateaux depuis qu’elle n’a plus d’âge tous les bateaux qui vont à la mer et les nuages
une vieille femme au bout du voyage continue de descendre le fleuve et sa tête inlassablement navigue de gauche à droite elle s’en va au fil de l’eau tenant sa vie rivée à la fenêtre le regard à la proue comme le fleuve passe vite
*
(…)
tu te souviens petite des inondations quand le ciel s’ouvre et déverse tant d’eau que le fleuve se lasse de boire aux nuages se cabre et se secoue en cheval furieux ondin maléfique à la crinière buissonneuse qui n’en peut plus de croupir dans des fonds de légende et veut exister lui aussialors le fleuve se soulève déborde du cadre pressé de s’unir aux prairies et de connaître une herbe plus verte à Kaiserswerth petite on a fermé le portail de bois la ville s’est claquemurée mais qu’est-ce que du bois des pierres face au fleuve énorme la voiture s’est frayé un chemin vers la digue comme pour aller au spectacle mais ce que tu vois petite entre en toi un paysage à la renverse troncs à l’horizontale et branches dressées comme des bras qui demandent secours présage de tous les cataclysmes à venir
(Page établie grâce à la complicité de Roselyne Sibille)