Germain Tramier : Le cahier d’eau ; préface d’Emmanuel Echivard (Cheyne Éditeur, 2023) - [78 p]
Il pleut ?
C’est de l’enfance à l’acryliqueLa pluie, la graphique, l’autobiographique, celle qui va faire surgir du terreau de mémoire une évocation picturale, primitives couleurs primaires, comme la pluie qui tombe sur le préau de l’école primaire, la communale, l’enfance singulière et commune, l’anamnèse de ça. Le cahier d’eau contient dans ses pages ces souvenirs appelés, retenus, revenus de l’enfance, et comme dépeints depuis ce point de vue de clarté et de secrets enfantins.
Dès cet incipit, Germain Tramier, natif du Vaucluse où il situe son récit par poèmes, comme on dirait, son roman par nouvelles, dès la grève ou dans la marge de son cahier d’’eau, l’accent est mis sur le présent, tous ces instantanés vécus dans l’enfance. Aussi sur le désir de fixer ces laps, comme on fixerait un motif dont on ne veut pas que le temps altère l’impression sur la toile. Avec cependant cette crainte que l’eau l’emporte.
Désir ou vœu lisible en exergue au cœur de cette citation d’Antoine Emaz :
A certains moments, on voudrait pouvoir rester là, border les mots, tirer un rideau lourd juste derrière les choses, au ras. Que plus personne ne touche à rien.Le cahier d’eau est donc imprégné de courts poèmes sans ponctuation ni rimes. Ils sont discrètement mus selon cinq mouvements marqués par un astérisque. Mais si l’on suit leur cours narratif, on distingue deux temps. Celui vécu dans la maison d’enfance, et puis le moment de la maladie mortelle de Pierre, le grand-père.
Les mots sont travaillés comme les galet par l’eau et dans leurs miroitements réside certain mystère. Leur tonalité prend un tour plus narratif au cours de l’événement sombre qui vient trouer le quotidien intense de l’enfance, où l’eau du cahier est augmentée des larmes du deuil mais celui-ci a ceci de particulier qu’il n’est pas imbibé de mélancolie. Un deuil premier perçu dans une enfance où l’action et les sensations, âpres ou douces ne sauraient être poreuses au sentiment mélancolique. Une eau plurielle partout dans le filigrane des pages à lire. L’eau de pluie, de la piscine, de la rivière, des fleuves, l’eau bue par certains mots aqueux prégnants dans le vocabulaire des poèmes.Un cahier d’eau, sans doute un Clairefontaine, tombé dans la mère des pluies, celle des jours d’enfance. L’enfance comme l’éternité paradoxale d’un déjeuner de soleil dont se nourrit la mémoire de ces jours là. Les lueurs sur le visage de Voisine, le bleu scintillant dans l’eau chlorée, celui de la mobylette de Pierrot, et la lune, et l’herbe et la falaise... mais avec la sève d’enfance, les giboulées de printemps, le bel été, le cahier contient cachée une retenue lacrymale à l’annonce de l’automne.
Pourtant les mots y sont toujours durs à cuire comme la peau de ceux du Midi. Des mots tendus au fil de cette voix de Germain Tramier, ramassés, après la lessive des jours. Une voix qui fait trame, tricot de liens entre deux lieux, deux fleuves, le Rhône mais aussi la Loire des vacances. Et tout du long de leur lit : les rituels puérils, familiaux, et leur prise forte branchée au ciel et à la terre, le local et l’universel et le poivre bientôt de l’adolescence, puis la naissance de la maladie d’un adulte et sa mort.Un cahier d’eau écrit à l’encre labile et qui pourtant persiste, une eau de jouvence qui baignerait les mains des vieux enfants lecteurs, altérés par cette soif, la poétique, qui parfois (toujours ?) nous pousse, nous grandit.
Extraits
Déjà neuf heures
la porte est dans la cour c’est
le premier naufragele carrelage sent l’ombre
deux enceintes fument
on balaie
sans se voirle crépi dégouline
il suit
des déchirures d’insectes*
Et voisine tend l’élastique
entre deux chaises à terre son âge ingrat :
ciel, paradis, bagneaux jambes les cordes
et le sang des tuiles
à cloche-piedcomme on se pend
dans ses rêves*
Il y a des mottes d’herbe
sur le village
des nuages, on siffle
les fenêtres sont heureuses
l’âge est puéril
il a sa petite lune son fleuve
Josette, le vieux, leurs jours*
Un jour le vieux Pierrot
propose aux enfants des Rosières
d’essayer sa mobylette
il a une moto pluie glorieuse
ce soir la campagne craque, étouffe
est en tournesols
pépé son petit casque
et les enfants à bord de route
il les jette à beaux orages au fond des prés
ça pousse un cri à déchirer les fleurs*
On saute à la cordeon ne sait pas
dans quoi
le pied claquedes carreaux
des routes
des flaques floues
sa tête
Marielle Anselmo : Vers la mer ; préface d’Alain Borer (éditions unicité, 4e trimestre 2022) – [106 p]
De brefs poèmes dans le blanc des pages, un archipel sur la mer blanche du chagrin d’amour sans amertume. 21 temps du voyage avec ou sans mention de nom de lieux... Le bateau fait sa route entre les îles ; la mer est si calme qu’on dirait qu’elle n’existe pas.
L’amour entre deux êtres qui se séparent, disparaît-il ? Ou bien est-ce qu’il reste intact dans le souvenir qu’on en garde ?
Marielle Anselmo écrit entre les îles la permanence de l’amour, cet il en elle malgré séparation. Souvenirs, traces et plaies, marques de l’en allé pourtant vivant en vrai ailleurs mais encore au cœur de la voyageuse désireuse... d’oubli ? Un mouvement vers la mer dont le ressac toujours ramène le feu, les yeux les plus émouvants qu’on ait vus, alors qu’ils ne vous voient plus. Aussi petit se fasse-t-il, au gré des ports et des virées, pèse moins qu’une once, toujours ce scrupule d’amour perdu. Pas d’espérance, nul orietur, le supplice est sûr,... trait rimbaldien traverse ce carnet de bord, journal de voyage, où passent également le scintillement maritime de Saint-John Perse ou La pensée en mer de Claudel, du voyageur [qui] se reporte à l’année précédente. Il revoit sa traversée de l’Océan dans la nuit et la rafale, les ports, les gares, l’arrivée le dimanche (…), le roulement vers la maison, (…) et puis il faut de nouveau partir. Amère entrevue ! comme s’il était permis à quelqu’un d’étreindre son passé.Boire à nouveau le flot amer, ce goût de l’eau marine lamartinien, c’est, oui, ce qu’il advient à la lecture de Vers la mer. Entre sa Provence, les îles grecques et surtout celles au soleil levant, Marielle Anselmo évoque villes, rues, silhouettes, corps, visages, pays et paysages, et l’âme des poètes en particulier du Japon.
Parfois, les poèmes prennent l’italique, s’agrègent en de légers quinconces ou disparaissent laissant les yeux dans le vague virginal de la page. Mais jamais ne nous quittent la voix de l’errante volontaire, sa pensée en dialogue avec l’aimé spectral ou monologuant dans un dédale rythmique quelquefois de sixains, huitains, approches d’alexandrins déguisés en haïkus. En vérité, c’est une musique en murmures et pensées intérieures, comme pouvait les jazzer certain poète de la route états-unienne. Une graphie rappelant la nippone pour prendre le temps du silence, de l’écoute et de la contemplation malgré le bruit du monde, ou grâce à lui.Toujours on voit comme de fines gouttes de pluie tombées sur un cœur dont elles ont pris le grain pour venir perler noires une à une dans la douceur du vélin.
Au fur et à mesure des feuilles tournées, on gagne en proximité. On perçoit au plus près la voyageuse, comme elle dépose son regard, son ouïe, ce qu’elle regrette et ce qu’elle rêve et puis le quotidien dans l’inconnu de toutes villégiatures... précieux détails sur le papier de son carnet. Pensées de langues, nourriture mis en lecture dans la blancheur griffée d’encre, mots serrés par petites poignées de lettres, constellation qu’on approche au macroscope ciblant la voie lactée des pages.
Elle est perdue, Quoi ? - l’étreinte. C’est l’amour en allé... Vers la mer, une échappée vers l’ailleurs, en quête de balises nommées près des côtes : « amers », pour (re)trouver un port d’attache, le point d’équilibre : vers l’âme, erre...
Extraits
j’étais
ton visage
ta légèreté virile
et jeune
animale
gracieusedans ma poitrine
comme un souffle
s’est perduvoyant les îles
et la mer nue
autournishidori
beau nom
des ruessous une pluie tropicale
à bicyclette
comme toute l’Asieprévenant
un homme
me tend un parapluiejour de l’été
j’ai perdu
ton beau visage
oùje hissais le mien
être debout
au Japonmanger
dans un rêveTenjin Tenjin
penser à changer à
Nakasu Kawabata
Natalie Diaz : Quand mon frère était un Aztèque ; traduit de l’anglais (États-Unis) par Adèle Carasso (Editions des Lisières, 2023) – (édition bilingue, 205 p.)
On pourrait dire de Quand mon frère était un Aztèque qu’il est un mausolée de langage, un de ces mausolée grouillant de vies, repu d’âmes environnantes et toutes chatoyantes de rétrospections : suite de spectres en elle, en Natalie Diaz, basketteuse, poète et professeure d’origine amérindienne, prix Pulitzer 2021. Un monument funéraire fait de langues (anglais, mojave, espagnol...), richement ornées sortant de la bouche de véritables écorchés vifs, marquetés d’une mosaïque de visages, de corps, d’esprits et peaux rouges dont le pilastre principal serait le frère de la narratrice - celle qui dit « mon frère » dans ce mausolée de mots vivants en forme de livre de 205 pages.
Une prouesse de traduction que de tenter de transmettre tout l’arc en ciel enflammé de ces quelques 90 poèmes véritablement polymorphes. Prose, prose poétique, poème en tercets, quatrains, chansons... vers libres, calligramme,... Paroles vives où passe l’esprit des Techniciens du Sacré, des fantastiqueurs, également des Borges, Lorca, Heine, Rimbaud... mais aussi, cette âpreté réaliste et surréelle, très états-unienne, lisible chez Brautigan ou Spicer, cette attention aux titres, à tous ces plusieurs habitant celle qui écrit « je » : descendante Mojave, petite fille, fille, sœur, amante, témoin, actrice, vives malgré la mort.
Considérons donc cette proposition textuelle de l’histoire du frère aztèque comme un monument constitué de trois chambres - les parties du texte sobrement intitulées I, II et III.
Dans la chambre I, on est assailli par le sang rouge des tueries de Cortès à Custer, et des représailles des fossoyeurs de tous poils, dont les armes viennent jusqu’à flinguer le vocabulaire de leur poudre génocidaire, génératrice des fantômes du peuple Mojave, celui de l’auteure hantant les poèmes. Jusqu’à l’évocation de la grand-mère cul de jatte dans une période plus contemporaine.
Dans la chambre II, le rouge est mis sur le frère réputé Aztèque par le titre mais junky misérable, terrifiant et pourtant fabuleux. Et la vie des parents réduite à celle de zombies et martyres.
Dans la chambre III, c’est d’un rouge passion qu’il est question. Où la sœur transfigure le malheur des conditions de vie, les danses macabres du frère en ode furieusement érotique à l’amoureuse.
Puis dans une sorte de coda, un retour est fait à l’image du frère, rescapé d’une autre guerre dont on comprend qu’elle a fini de le réduire à néant. Seule rédemption en forme de poème final : la vengeance éblouissante du lion dévoreur d’homme blanc depuis sa cage.Alors, pourquoi ne pas tenter l’expérience et lire d’un trait Quand mon frère était un Aztèque. Vos nerfs seront touchés, et le texte vous fera de l’effet ici et là. Avec tous ces pouvoirs thaumaturges qu’il a. A la lecture, cet effet électrisant, tout ce que vous attendez d’un texte poétique, agira, sûr, si vous êtes comme moi ! Vous parlerez le mojave quand il aura fini d’œuvrer, n’en doutez pas. Et vous connaîtrez sa chanson, vous serez mordus. Vous y aurez lu la langue d’une Reine Amazone, son amour et la mort. Comme le soleil fait scintiller sa couronne. Comme elle pourrait faire commerce de poudre d’or si elle échangeait ses mots sacrés contre. Vous en mangeriez. Ce serait ça, la marque à votre cou, après que drôlement vous auriez été mordus.
Entrer dans ce livre, c’est ouvrir une niche située dans le tronc d’un de ces arbres du paradis à pomme écarlate unique. Y monter vers les feuilles, en suivant les nervures et le flux de la sève. Prendre appui sur les derniers rameaux où ce quelque chose encore inouï vous portera vers ce point si peu palpable dont le sésame est au secret dans ce regard si intense de Natalie Diaz. Et qui sait relier son esprit au vôtre. La porte de communication est ouverte.
A vous les beaux dialogues en langue mojave. Et les marques d’or sur la peau. Et le masque Aztèque, des indiens Mojaves après acculturation, massacre, tentative d’éradication et... libération par le verbe.Extraits
SI ÈVE TIRE-FLANC
& MARIE AU-SEIN-TRISTE
DIRIGEAIENT LE MONDEEt si Ève était une Indienne
& qu’Adam n’avait jamais été pétri
dans la glaise, si Ève était la Terre
& les côtes son idée depuis le début ?Et si Marie était une Indienne
& quand Gabriel lui avait rendu visite dans son wigwam
elle était au centre social pour recevoir
sa ration mensuelle d’œufs, de fromage sous plastique
& de beurre de cacahuète plutôt que Jésus ?Et si Dieu était une Indienne
aux ailes de turquoise & à la poitrine de corail
qui avait inventé un jeu appelé Échecs de l’Homme Blanc
qui se jouait sur des plateaux d’argent avec des pièces blanches seulement
pions & rois & un seul camp, celui des Blancs
& que plus ils gagnaient plus ils étaient battus ?Et si le monde était une Indienne
dont la tête et le dos étaient plats à force d’avoir été sanglée
à un berceau quand elle était bébé & qu’en dormant
elle faisait des cauchemars éclairés d’hommes aux cheveux jaunes & de navires
lui raclant la gorge avec leurs ancres ? Et si elle gémissait
toute la nuit tandis que d’énormes vagues se soulevaient transportant les flottes
à travers son dos plat, par-delà le bord du monde plat ?*
FORMICATION
(…)3. ALIAS PARASITOSE DÉLIRANTE
Dope, c’est ainsi que l’appelle mon père. Il ne dit jamais meth.
Et la dope tient toujours mon frère. C’est cette dope,
soupire mon père, cette dope le tient.
Un jour mon père nous a emmenés aux rails de chemin de fer,
a donné à chacun de ses neuf gamins un penny à poser sur les traverses rouillées.
Mon frère voulait un dollar, pas un penny.
Parce qu’il est difficile de contredire un fils aîné, il l’a eu,
l’a fourré dans sa poche, s’est éloigné de nous.
Nous avons posé nos pennies le long des rails sur lesquels il se balançait,
ses talons crissaient sur le métal, bras ouverts
en croix. J’ai su à cet instant qu’il le ferait. Il se crucifierait
un jour, exactement comme celui-là – bras cloués à un horizon de tamaris,
de dattiers, les montagnes mauves derrière lui affûtées comme des aiguilles.*
JE ME PENCHE À LA FENÊTRE ET ELLE PIQUE DU NEZ AU LIT,
L’AIGUILLE OSCILLE DOUCEMENT SUR LA TABLE DE NUIT
Pendant qu’elle dort, je peins
des oranges Valencia sur sa peau,
sept fois la couleur orange,
un arbre chatoyant fait scintiller la grotte calcaire de sa clavicule -
élevant des bûchers qui font palpiter chaque membre
comme les hérétiques condamnés par Néron incendiés le long de la Via Appia.J’ai fait perler un petit torrent bleu de Prusse
le long de son biceps. Une grosse capucine rouge
tourbillonne au creux de son coude.Contre ses paumes enflées,
j’ai frotté des moitiés d’avocat lumineuses
éblouissantes comme des femmes extatiques aux hanches pleines.Une Sainte Thérèse blessée croquée sur chaque sein.
Son nombril est un bol de charbon plein de figues,
aux tiges épaisses de lait aigre, habillées
de taffetas couleur hématome.Tout ça pour compenser nos prières de taudis -
Dieu nous a créées les mains
pleines d’absence, mais nous ne retournerons pas par là.
Pas maintenant, pas quand nous sommes toutes deux capables de nous rassasier
des banquets brodés par la nonne gitane de Lorca.Elle dort, indifférente à la douce oscillation de l’aiguille,
et je me penche à la fenêtre, Horus
ivre de mon propre parfum
et de la petite bruine d’étoiles de minuit.Elle, toujours plus verger qu’aimée,
moi, toujours plus morsure que bouche.Tant de vide dans cette heure -
la cuillère, encore chaude, perdue dans les draps,
l’épine blanc-jaune de la flamme de la bougie,
ruban évanescent de fumée jade,
et la nuit, ouverte comme le maigre panier d’automne
alors que les criquets festoient dans le champ.
Jean Palomba
(Page établie grâce à la complicité de Roselyne Sibille)