Isabelle Alentour - Ainsi ne tombe pas la nuit : pour « donner un nom à ce qui échappe : le trop intime, le monstrueux » - Editions iXe (Collection racine de iXe), 2019
Ce texte est inspiré par le documentaire Syrie, le cri étouffé, réalisé par Manon Loiseau en collaboration avec Annick Cojean pour l’écriture, et Souad Wheidi pour la traduction en français.
Diffusé sur France 2 le 7 décembre 2017, ce film produit par Magnéto Presse est en ligne depuis le 23 décembre 2017 : https://bit.ly/2TKZOo5
Extraits :
Il est minuit la nuit est claire.
La nuit est claire la nuit à part les aboiements.
Quelques touffes d’herbes dépassent, hautes et épaisses en rebord, dépassent du rebord en limite de champ.
L’une d’elles en limite dépasse la limite, se met à avancer, éventuellement sans aboyer, pas plus que les chiens.
Hors limites personne n’aboie plus.
Haute dans le ciel maintenant elle ondule, mais ne résonne pas à leurs oreilles, celles des chiens qui n’aboient plus.
Seuls les humains gardent des oreilles.
Sauf en ce qui concerne les femmes dans le lointain.
Impossible sans doute de commenter ce texte d’Isabelle Alentour au risque de le dévoyer ou de mal faire. Juste en rendre compte en découvrant pour les partager des pans de sa texture trouée dévoilant les corps et les âmes de ces femmes syriennes en Syrie, violées par des miliciens syriens. Impossible de s’indigner dignement. L’indignation en mots écrits est trop menue face au réel de l’être mille fois meurtri de l’intérieur. Intimité du corps de ces femmes, violées par des hommes, syriens comme elles sont syriennes, sur ordre d’un tyran syrien dont on ne sait plus comment le qualifier tellement les mots manquent comme ils manquent à ces femmes auxquelles Isabelle Alentour, poète, tente - avec Annick Cojean, grand reporter, autrice, scénariste et Manon Loiseau, réalisatrice - de redonner chair par le verbe. Femmes profanées, souillées, reniées par leurs concitoyens, puis bannies par leurs proches, leurs intimes, leurs familles. Femmes exponentiellement rompues, ruinées, supprimées, annihilées, abolies.
Extraits :
Elle crie quand elle dort.
(Les traces existent avant les mots)
Cette nuit encore un cauchemar.
Ils arrivaient, crocs acérés.
Il y avait celui qui mangeait des pistaches.
« Comment un homme qui mange des pistaches peut-il être mauvais ? »
Celui qui commençait toujours en blaguant.
Celui aux jambes courtes et aux bras velus.
Celui qui se masturbait en regardant.
Celui qui mordillait sa moustache en giclant.
Il y avait celui qui était cruel, et violait cruellement.
Celui qui était brutal, et violait brutalement.
Celui qui était extrêmement brutal et violait extrêmement brutalement.
Celui qui avait trop bu et violait dans la lenteur.
Celui qui violait vite pour finir vite.
Et puis
Il y avait celui qui était normal.
Et violait normalement.
violer : avoir par la force un rapport sexuel avec quelqu’un sans son consentement ;
violer : agir en opposition à une loi, une règle ;
violer : agir à l’encontre de quelqu’un, quelque chose que l’on doit respecter ;
violer : ne pas respecter le caractère sacré de quelqu’un, quelque chose ;
violer : pénétrer militairement de manière illégale dans un pays.
Femmes expiatrices du péché de respirer l’air de leur pays vicié par un Bachar el-Assad parricide, profanateur, violateur, sacrilège, violenteur.
Extraits :
Viol est un mot.
Femme est un mot.
Viol d’une femme est une combinaison meurtrière de mots.
La honte
qui gronde sous ses syllabes
est une arme de destruction massive.
Extraits :
Je reprends.
Voilà, c’est fait, il a fini.
Le chien maigre aux os rouillés a fini.
Mais ce n’est pas fini.
Son office accompli il la passe au suivant.
Puis au troisième.
...
Au dixième.
Elle au sol, sable incrusté aux gencives.
Main vissée au clair de lune, tête dans la déraison.
(Pendant que dans ma tête, lettre après lettre
s’effacent les mots des livres d’enfant)
Il y a des accents tragiques d’héroïnes antiques dans ces voix restituées par la plume d’Alentour. Aussi, au-delà de la sidération, une crudité sur-réelle au service d’un cri rendu à ces muettes aux langues coupées, aux lèvres saccagées, aux voix éteintes.
Ainsi ne tombe pas la nuit donne un nom à ce qui échappe, oui, et c’est aussi celui, sans doute de Philomèle, incarnée à toutes ces femmes syriennes étouffées.
Ainsi ne tombe pas la nuit, un texte aux fils réparateurs, conducteurs de mots, ces motifs éblouissant les tissus, la chair, cette texture de langue : le poème.
Difficile dès lors de ne point citer précisément l’Histoire de la poésie d’action selon Serge Pey, référée au mythe de Philomèle. Philomèle, « celle qui chante », violée par le roi, son beau-frère. Philomèle, martyrisée, in fine victime d’une glossectomie, avant que d’être encabanée puis abandonnée, en proie à la déréliction, l’isolement, l’abattement.
Citation :
« La légende de Philomèle, perdue dans les lueurs de la nuit grecque. Le trou noir de la bouche, de celle qui aime le chant, va commencer à chanter d’une autre façon pour raconter au monde sa tragédie sanglante. Philomèle, enchaînée au fond de sa cabane, tisse, avec sa bouche sans langue, un tissu qui raconte son martyre et dénonce le crime. Le poème que Philomèle tisse, avec sa bouche sans langue, par l’intermédiaire d’un berger qui chaque jour lui porte sa pitance parvient entre les mains de sa soeur. Un fil gluant de salive et de sang sort de la bouche de Philomèle. Un fil extrait de sa pelote déroulée jusqu’à nous. Un fil qui sort de nos bouches et de nos oreilles, qui s’enroule de nouveau en pelote au pied de nos histoires. Le trou noir de la bouche de « Celle qui aime le chant ». Le trou noir du chant. Muet et criant de douleur au plus profond de la forêt. »
Extraits :
J’ai écouté leurs voix.
C’est étonnant comme cela devient poreux quand une blessure écoute une autre blessure.
Je me suis approchée de leurs voix, je suis entrée en elles.
Sans blesser.
Voix après voix, visage après visage, je suis entrée en chacune de leurs voix, chacun de leurs visages.
Sans blesser je suis devenue chacune d’elles.
J’ai regardé autour.
Je n’ai plus su ce que je voulais toucher.
Cela ne peut venir que comme une aspérité, immensité après immensité.
Enchaîner les syllabes, quelque chose de dire.
Quelque chose d’indocile.
L’alphabet ne se remet pas facilement en ordre.
Ça cogne aux extrémités, ça plie aux genoux.
Rien n’annule.
Écrire ne doit pas seulement décrire. Non, cela ne suffit pas.
Il faudrait désarticuler les mots, leur cause, leur rugosité.
Que leurs corps supportent de creuser sans disposer de bords.
Ce qui est dit est toujours dit pour dire autre chose.
Ainsi dure l’éternité.
Ainsi vous n’êtes jamais seule.
Ainsi ne tombe pas la nuit.
Cojean, Alentour et Loiseau, trois patronymes aux airs de liberté qui voudraient la rendre à celles, toutes ces Philomèle, sacrifiées sur l’autel de l’humanité la plus abjecte, qu’on voudrait inconcevable et qui demeure - cauchemar tangible - sempiternellement humaine.
Extraits :
Je me demande comment ils font en rentrant chez eux.
Regardent-ils leurs épouses dans les yeux ?
Leur font-ils l’amour ?
Leur font-ils l’amour avec de l’amour dans les yeux ?
Ou avec nos âmes dans les yeux ?
Et nos cris ?
Entendent-ils encore nos cris quand ils mettent leur bite dans le ventre de leurs femmes ?
Se lavent-ils avant ?
Vérifient-ils qu’il ne reste pas de traces de notre sang ?
Ferment-ils les yeux ?
Et puis : nouvelle extraordinaire, Ainsi ne tombe pas la nuit, le texte, connaît d’ores et déjà un prolongement scénique : une Lecture mise en espace par trois jeunes comédiennes toulousaines. Chloé Bouiller, Lola Bonnecarrère et Lucile Vérité. Eliot Saour leur apporte son regard extérieur sur le projet qui va tourner dans de nombreuses villes de France.
C’est l’autrice qui les a interpellées pour prendre en charge son texte. Elles se sont donc à leur tour emparé du sujet et ont travaillé sur cette lecture en adresse directe aux spectateur.trice.s.
Communiqué de la troupe :
« Ainsi ne tombe pas la nuit » demeure une interpellation urgente lancée à l’humain dans sa qualité la plus primaire. Nous avons donc fait le choix d’une proposition ne nécessitant aucun moyen technique ni installation. Ce projet a pour ambition d’impacter un maximum de personnes, dans le plus large éventail social possible, et le plus rapidement que peut se faire. Il se veut être un relais poétique de ces voix de femmes qui commencent seulement à éclore depuis la Syrie, pendant que d’autres continuent à l’instant même à subir ces viols. Nous voulons porter ce texte avant que cela ne tombe dans le pur fait historique.
Dès le printemps 2011, le viol est utilisé par le régime de Bachar el-Assad contre ses opposant.e.s. Selon le Réseau syrien des droits de l’Homme, 7 700 femmes ont été victimes de violences sexuelles ou de harcèlement pratiqués méthodiquement par les forces pro-régime, dont plus de 800 cas en prison. La honte, la peur des remontrances, les suicides, les disparitions, et les exils forcés laissent à penser que le nombre réel est plus élevé. (...) La préméditation supposée des viols ne fait plus débat. La culture et la tradition patriarcales sont implacables : le viol déshonore l’ensemble de la famille, voire le clan, le quartier, toute une communauté. L’injustice est à son comble : ces femmes sont coupables d’être victimes".
https://www.facebook.com/ainsinetom...
Extraits :
Leurs pieds sont mous.
Leurs pieds sont toujours mous quand il s’agit de les traîner de la cellule jusqu’à la chambre des enquêtes.
Pour parcourir les trente mètres qui vont de la cellule à la chambre des enquêtes leurs pieds sont mous / sales / flasques / visqueux / poisseux / pesants.
La charge de leurs pas sur le sol est celle de la dernière veulerie camouflée sous des tatouages guerriers.
A l’autre bout du couloir, dans la cellule, elles, dont les vagins sont devenus du plastique rouge caillé, leurs pieds ne sont pas mous.
Leurs pieds ne sont ni mous ni lâches quand on les traîne tout le long du couloir de trente mètres qui va de la cellule à la chambre des enquêtes.
Extraits :
Peut-être se vantent-ils de leurs exploits au café.
« - Moi ? Quatre cette semaine, et toi ?
- Une jeune vierge, chez elle. Ses trois frères étaient là. On leur a ordonné de la violer. Le premier a refusé. On lui a coupé la tête. Le deuxième a refusé. On lui a coupé la tête. Le troisième l’a fait. On l’a tué. Puis on a violé la fille.
- Moi je me suis fait la fille en premier, devant la famille. La vieille s’est arrachée les vêtements, elle suppliait que je la prenne à la place. Je m’en suis occupé après.
Puis on a tué le père. »
Extraits :
Elle n’est pas morte.
Elle ouvre les yeux après la meute.
Elle n’est pas morte.
Elle n’a pas flanché.
Elle ne pouvait s’opposer mais elle n’a pas flanché.
Ne s’est pas soumise non plus, elle n’est pas morte.
Certaines femmes ont fait ceci, d’autres filles cela.
Elle, elle n’a rien fait, elle le sait, elle ignore pourquoi,
elle n’a juste rien fait.
Dans la flaque d’urine rouge elle a juste fait ses yeux de morte.
S’est échappée dans un ailleurs, après et muet.
Mais n’est pas morte.
Comme une peau animale elle est restée.
Suspendue au rebord du dehors.
(A l’espoir des saisons du dehors)
Sabine Péglion : Ces mots si clair semés - La tête à l’envers, 2019 (Encres de l’autrice)
Ces mots si clair semés sont à lire double dès l’abord du texte séquencé par des encres aux reliefs entaillés, fissurés, à l’équilibre incertain et pourtant avides d’une harmonie donnée par le camaïeu multiplié des motifs.
Lecture ambiguë, en homophonie : Ces mots si clair semés / Ces mots si clairsemés.
Car il y a un double mouvement à l’œuvre sur l’ouvrage. La claire semence des mots qu’on voudrait prodigues en lendemains fertiles et la peur de la dispersion, l’éparpillement, la disparition. Des mots semés comme des graines, cousus, brodés comme des points aux tissus du texte et sur les feuilles prêtes à s’envoler au moindre souffle, la moindre expiration dans les trous de mémoire. Aussi des pierres de mots au chemin - traces espérées inaltérables malgré l’essence labile du vocabulaire.
Des graines, des points, des pierres, des pas, des rimes clair semés au gré de poèmes fluides, pour la plupart déroulés en courtes strophes. La recherche d’un fil d’Ariane fait de toutes ces perles aux formes changeantes, reliées entre elles par la vitale énergie du présent.
Également une voix contrastée s’entend à la lecture : de la comptine, la ritournelle à l’élégie. Une comptine fêlée, une élégie adoucie. Car, règne une stabilité des tons (comparables à celle des encres), pérennité de la confiance, de la confidence faites au lecteur, à la lectrice placé.e.s en haute estime. Un dialogue de haute beauté tout constellé de mots clair semés.
A la fin, c’est la foi en ce presque rien en exergue évoqué par Philippe Jaccotet qui demeure. Un presque rien, comme un pli, ce rêve au cœur caché en chaque vie, aussi sensible que le fantôme d’un membre mutilé. C’est aussi l’ombre portée, la silhouette en clair obscur de l’auteure qui résonne sous les paupières, une fois le livre refermé sur ses mots offerts, éclaircis à la mie de pain, estompés à la peau de chat-moi : « Approche-toi de l’aube / Là se délitent les ombres / là se lèvent les couleurs / Recueille en elle / la fluidité des formes / l’inachevé des jours / Et ces mots___si clair___semés ».
Extraits :
Le vent le vent courait ce matin
éclaboussant d’espace nos désirs
Il a lavé nos fenêtres obscures
nous a laissé l’âpre morsure
et la fragilité du dire
Le vent le vent courait
écartant sur les troncs l’écorce sombre
de nos regrets Il bousculait nos songes
et nous rendait libres d’aimer
Creusant au loin sur la mer des sillons
sonores Bouleversant l’horizon
de nos mots à la page dispersés
Le vent le vent courait
___C’était un chant à nous donné
Mais le vent le vent a trébuché
En toi souffle à présent la transparence
du ciel la permanence du silence
sur les marges de la feuille éclatée
Le vent le vent a trébuché
la mer si loin s’est retirée les nuages
enroulés ta voix dans le sable
si proche de la nuit bleu insondable
s’est noyée le regard s’enfuit perdu
Et sur l’herbe le soleil s’est froissé
L’ombre s’allonge à peine Elle se dilue
dans la cendre d’un espace ignoré
nous laissant là épouvantés
___Le vent le vent a trébuché
Extrait :
Un miroir brisé
au pied d’un arbre
déposé
Le ciel sur l’herbe
éparpillé
L’oiseau pourra-t-il
s’envoler
Extrait :
Comment dire
l’esprit en fuite
la main inerte
la main détruite
les mots disparus
la page déconstruite
Plus rien ne dicte ces
mains indociles
ces mains absentes
Pierres muettes mots descellés
et ce chant
qui se dérobe s’enfuit
à l’infini de soi
Extraits :
Au sang de la douleur
aux accents de la peur
des mots qui recomposent
l’espace d’un jardin
là où le vent dépose
entre écorce et lumière
les graines du matin
C’est là dans cette terre
d’air et de temps mêlés
qu’il nous faudra semer
un alphabet nouveau
pour inventer ces mots
déposés sur les feuilles
Extraits :
Naxos
Les yeux rivés au rivage
obstinément
elle avance
et son pas cherche le lieu
où se dérobe l’absence
Algues en tresses
chevelure d’Ariane
enlaçant l’écume
couleur de sa détresse
couleur de l’abandon
de cet amour brisé
Arabesques de sable
déposées par le vent
où les pas se confondent
roulent s’enroulent
nouent dénouent
consument
les offrir
à l’espace à la mer
Obstinément
tête baissée
enfouissant ses yeux
elle cherche
quelques galets troués
où le vent du silence
trouverait un chemin
où les mots murmurés
s’élèveraient en chant
agates en volutes
coquillages froissés
marbre éclaté
fouillant la berge
obstinément
tête baissée
elle rassemble
au plus près de la la dune
dans la sauge
et le bleu des chardons
les traces d’un ciel épars
l’horizon s’est enfui
au-delà des rochers
Fil où son corps se pend
On ne défie pas les dieux Arachné
La toile à présent se referme
sur les mots du poème
Mérédith Le Dez : Quatre chevaux de hasard - Editions Folle Avoine , 2016
Quatre chevaux de hasard n’est pas le dernier livre de Mérédith Le Dez. Mais la poésie, l’univers poétique, qu’est-ce qu’ils en ont à faire de l’actualité du marché et des nouvelles nouveautés qui voudraient recouvrir les anciennes antiennes ? Ce serait comme croire escamoter telle planète de poèmes, tel ou tel monde paru il y a quand, il y a peu, il y a loin, là, tout près.
Depuis 2015, aux Éditions Folle Avoine, Quatre chevaux de hasard vont l’amble, se cabrent ou prennent le grand galop. D’abord enclos entre les pages dans leur robe safranée, il faut pour qu’ils apparaissent user d’un stylet - acte cavalier du lecteur volontaire.
Quatre cavales mystérieuses, célestes s’ébrouent alors au fil des mots parcourant cinq cahiers au long cours, cœur léger, cœur vaillant, cœur lourd... vers quelle apocalypse ? Hermétisme foisonnant d’une langue qui toujours s’ouvre avec des images et des sensations musicalement filées. Surréalité des poèmes qui leur confère un aspect pictural et rythmique, cubiste, reflétant les paysages intérieurs et ceux du monde. Quatre couleurs : le mauve de l’ombre, la nuit blanche, les bleus du petit matin, les jaune des plages et de la rouille. Et puis : la mort ou l’art - métaux d’une épée à lame hésitante, entre zénith et nadir. Un destin en suspens.
Les poèmes saillent, d’une beauté miraculeuse, à force que la langue soit tournée comme l’argile avant la venue des émaux. Des reprises d’un poème l’autre et d’un cahier l’autre. Foulées ininterrompues, fluidité des transitions dès l’abord du livre. Comme si tout le texte se tissait à partir du poème en exergue. Comme si le texte était un vêtement cousu à même la peau, respirait avec elle, se tricotait au rythme de sa respiration. D’abord la tête vêtue des vers de Breton, puis les 4 membres et le tronc : les 5 parties de ces Quatre chevaux de hasard.
Exergue :
« Tu as raison, me dit-elle, l’ombre ici présente est sortie tantôt à cheval. Les guides étaient faites de mots d’amour, je crois, mais puisque les naseaux du brouillard et les sachets d’azur t’ont conduit à cette porte éternellement battante, entre et caresse-moi tout le long de ces marches semées de pensées. »
André Breton, Poisson soluble
Cinq cahiers :
1-Ombre penchée
2-Pièces pour un piano
3-La grande maison
4-Quatre chevaux de hasard
5-Droite beauté
Du surplomb d’une ombre plongeante à la droiture d’une quête révélée, réputée salvatrice.
Entre : la musique en miroir, la maison-corps, son mouvement hasardeux et pluriel, une ruée vers l’art d’écrire.
Ombre penchée, extraits :
-I-
Entre dans la nuit des chambres mauves
à pas de louve l’ombre penchée
son écharpe froide
en écharde glissée
au cou des gisants
bat le rappel
Penche à pas de louve entrée
l’ombre blanche
des nuits mauves
sa main
flottée en bandeau de rien
au front intranquille
signe encore
Ouvre une bouche lente
à mots de louve
la mauve entrée
sa voix
rêvée en somme
au cœur étranglé
pince la corde
-Dans la nuit blanche des sombres passes
mauve à pas de louve entrée aux chambres
que veux-tu ?
-VII-
Ombre penchée
aux intranquilles au corps lié
de quelle parole es-tu le signe
que dis-tu bouche noire
L’ovale de ton ventre ouvre quelle surprise à l’étreinte
La sollicitude a guidé ton pas de soie
à moins que tu ne viennes louve
aux liens de revanche
rôder aux nuits blanches
avec un goût de mort
Pièces pour un piano, extraits :
-XVII-
(...) La musique tend des pièges de mer, des algues d’oubli
douces, les tresses d’une cage de sirène suspendue entre
des eaux intemporelles, ou des miroirs ondoyant.
Foulée jaune en lisière de plage. Le soir grise sur la
mer les coques des épaves en rouille, puis s’avance et
s’élargit, gagne les dunes derrière, se resserre autour
et continue très loin son cerne dangereux de grand
désert.
-XXI-
La mélodie absentée
resserre la maison sur l’hiver
-dans ses filets une mémoire parcimonieuse
Dilution précoce des mesures
dont la ligne obsédante traverse en fugue
L’empreinte du manque gagne tout
comme une ombre humide
La grande maison, extraits :
-I-
Une grande maison entre montagne et bois
-XII-
L’aveugle
aux bras tordus
de vieux lilas
ferme la porte
et retourne au cloître
-sur ses lèvres la prière
comme une énigme
Alors s’éloigne à jamais
dans l’éclat rose
des soirs de neige
la grande maison
au cœur dérobé
Nota : Un édifice construit avec 12 poèmes en ordre croissant de 1 à 12 vers, une élévation. Le premier poème linéaire, ouvert tel un paysage sur l’horizon ; le douzième poème, clos avec un mystère.
Quatre chevaux de hasard, extraits :
-I-
Quatre chevaux de hasard
au loin sur l’horizon
galopent drus et noirs
-III-
(...) - Quelle chevauchée manquée aujourd’hui ?
-IV-
J’ai construit une maison
sur l’aile du vent
une maison qui n’est pas la mienne
des voix viennent y habiter
fertiles et vives
comme une lumière blessante
des êtres passent
à l’embrasure des fenêtres
déposent une fleur rouge
puis s’évanouissent
certains s’installent dans la maison
pour durer comme ils disent
et leurs bouches palpitent
comme de longs poissons
je les regarde venir et parler
de leurs langues vivantes
je les accueille
à l’ombre d’un silence
qui grandit
dans mes murs de soif
et de mains qui ne retiennent pas
-VIII-
Le silence tremble sur la nuit
Endormis aux paupières lisses
vos yeux naviguent
vers d’autres rives
Comme une eau lente
j’attends le matin sur l’horizon
-IX-
(...) Un autre matin
l’eau gèle à cœur fendre
sous le sabot
dans la montagne éclate
la froideur bleue des neiges
C’est un matin de peau calme
dans un foulard tiède
un jour d’âme bien trempée
et de lèvres graves
où frémit le vent
-XIII-
Mais il arrive toujours
cette nuit coulée
à l’épaule
où vient mordre la peur
avec ses dents rouges
sur un chiffon d’absence
-XIV-
J’ai cessé de croire dans la nuit bleue du matin
(...)
Mais pour quatre chevaux de hasard
et la légèreté d’une lueur
je pourrais tout aussi bien croire et ne pas croire
-XIX-
J’ai desserré la gueule
du chien fou sur ta gorge
j’ai tranché la tige maigre
de son sexe dans ton corps
et je l’ai tué à main de haine
(...)
-XXII-
Il y a si longtemps
que je vis dans la maison brûlée
assoiffée
j’ai cru au pouvoir du torrent
tout vient à renaître j’ai pensé
dans un bouquet de violettes
mais le mauve est une mort
plus lente et amère qu’une lame
sur l’émail
-XXVI-
J’écris contre la nuit bleue
qui meurt à la fenêtre
il neige sur les yeux
à la fenêtre le ciel pâlit
un vol d’oiseaux amers
au-dessus de la ville
suspend l’épée du jour
sera-t-elle aujourd’hui d’un métal
sourd à ma lassitude
ou forgée à la clarté du silence
une droite raison de vivre
Droite beauté, extraits :
-VII-
Or
De tout son long étendu
ouvrant ses mains d’algues
à présent
le voici tendre à nos pas
grêlé de pluie
Sable des pages d’hier
qu’on avait perdues
Vivant qui te dérobes
(Page réalisée grâce à la complicité de Roselyne Sibille)