Régis Lefort : Elle suivait le vent ; suivi de : Le contraire de l’immobilité (la tête à l’envers, 2022)
Elle suivait le vent, le vent dans les phrases, l’air et cet oxygène des mots. Elle suscitant l’émotion dans la danse des mots, leur musique dans l’espace littéraire. Elle suit la voix, s’oriente au souffle de celui qui l’écrit. Elle au vent avec lui qui la précède à peine, Orphée-Lefort qui ne se retourne pas. Qui l’écrit pour la voir sans se retourner. Se retourner, ce serait chasser le désir de la voir. Le désir de l’écrire pour enfin la voir au fil du texte apparaître. Elle qui n’existe que dans ce désir d’écrire.
Elle, une forme fille fantasmée en cavale. Elle s’écrit en cavalière tellurique, chevaucheuse d’un poème épique, sur la plaine et vers les hauts plateaux, jusqu’à la pointe du désir. Elle au sillage de mots, parcourant 2 fois 11 pages à dos de cavale ailée. Elle galope ce texte sous-titré Elle 1 puis Elle 2. Deux Elle, réparties en brasses ailées de 11 pages chacune, soit 22 poèmes sillonnés de 16 lignes comptées, comme autant de foulées gigantesques et égales à travers l’esprit, le corps, le rêve.
Deux Elle du désir poussant, suivant le vent créateur vers une trajectoire qui croît son fur et sa mesure dans l’œil du lecteur expectant.... vers un « Il, et sa nuit », enflammé et choyant. (Autant dire : un Il « aimant en passe de choir »). Une Elle du désir tellurique sauvera-t-elle de la chute un Il du désert céleste ? C’est la fin ouverte du poème dont la poétique est dévoilée par l’auteur lui-même dans la postface intitulée Le contraire de l’immobilité.
Une narration poétique cependant annoncée dès l’exergue, dans un élan d’éthique citationnelle. Exergue signé de Roger Van Rogger, poète et peintre des toiles en couverture d’ Elle suivait le vent (la tête à l’envers, 2022) et d’Il, et sa nuit (la tête à l’envers, 2018). Roger Van Rogger, un temps proche de René Char, « [voyant] avec les yeux de l’inconscient » dont les tableaux illustrent le diptyque de Régis Lefort. Il, et sa nuit avec spectres bleus crépusculaires en écho aux ombres ocre et or de l’aube pour Elle suivait le vent.
Elle suivait le vent, un poème « narré » qui nourrit l’endophasie, toutes ces petites voix intérieures qu’on se trimbale en soi. A la lecture, possible qu’une suite prenne en vous, qu’à votre tour, vous sécrétiez une forme onirique et lyrique, à partir de son Elle à Il.
Son Elle, une qui soleille à la lune, nuit blanche au jour luisant, plantée plantureuse dans la chair du songe, la terre et l’eau, l’air des souffles et les rayons dardés, une elle penchée sur l’herbe et sans ombre aucune, preuve intangible de la mer, source et grain aux volutes palpables, verbes tels que mordre et mordorer, une elle embrasée d’embrasures, traverseuse d’oubli, affamée de réminiscences, éclaircie de troubles et troublée d’embellies, une elle comme l’été sans imparfait, faite paire, impaire et mère des riens, reine des devenirs, des instants larges et renouvelés, comme le baiser des poissons...
Ok, j’arrête.
Voici quelques extraits apéritifs du grand poème à lire, stimulateurs d’appétits lecteurs :
il pleuvait des arcanes
et des secrets majeurs
le corps devenait air
se respirait lui-même
on avait décidé et le monde était libre
on avait oublié et le sein se gonflait
la terre avait trouvé ses mythes renaissantsRoger Van Rogger, La passe mortelle du pouvoir
Elle I
(…) Bientôt un hennissement monterait le corps nu de l’infante enfantée par la mer et tout s’oublierait.
*
(…) On aurait dit que la mâchoire inférieure du ciel et son énergie solaire happaient ce qui ne tarderait pas à se disloquer sous l’incisive atonale. Un monde d’abeilles et de torrents luisait à son oreille. Il suffisait d’écouter la hache de la nuit contre les écailles du jour.
*
(…) De la matière obscure, elle libérait le cœur et chaque fleur naissait du mystère métallique de l’amour.
*
Des hauts plateaux dont elle parcourait l’immense mesure, elle s’abreuvait au désir. Elle s’abandonnait à la fougue de l’animal. Ils descendaient vers la mer. L’ensemble était parfait dans l’équilibre du galop. La grâce de l’envolée soulevait la poussière et sa natte se dressait, électrique, vers l’aurore. L’or se déposait sur les feuilles et transformait la destinée en un scintillement. Elle suivait le vent qui la poussait maintenant, idéale comme balancelle. Les horizons de mer semblaient transparents. Mais il y avait toujours cette mousse des vagues aussi mystérieuse et languide qu’aux premiers précipices de l’amour. Elle ne comprenait pas cette mesure inusable des bords de mer (…)
*
L’équilibre tenait du renversement. La roche humait les couches profondes, les vagues de la mer roulaient sur l’envers du ciel et les sternes paraissaient pêcher dans des réserves de nuages. (…)
*
(…) Elle lapait le ciel. (…) Elle voulait posséder les chimères de la langue d’Hélios.
*
Lorsqu’elle décida de couper sa natte, elle savait qu’elle entrait en liberté. Elle se sentait comme le chêne délivré de ses racines. Sa silhouette au galop avait gagné en fluidité. Tout ondulait, et son destrier avec elle. Son corps était son langage et pour qu’un mot désignât, il lui suffisait de danser. (…)
*
Elle II
(…) Un monde d’abeilles et de torrents luirait à son oreille. Il lui suffirait d’écouter la hache de la nuit contre les écailles du jour qui agrandiraient son cœur.
*
Elle approchait. (…) Son pas la menait par intuition. Elle était dans le sillon. Elle parcourait.
*
C’est quand elle vit les immenses ailes bleues en flammes dans l’orage de la nuit qu’elle s’arrêta de parcourir. (...)