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L’espère-lurette, chronique po&tique de Jean Palomba (juillet 2020)

mercredi 15 juillet 2020, par Roselyne Sibille

Martine Audet [texte], Alexandre Hollan [dessin] : Rêve sur rêve - Ed. la tête à l’envers (Collection fibre.s), 2020

Rêve sur rêve ouvre le bal de la nouvelle collection des éditions la tête à l’envers créées par Dominique Sierra. « fibre.s », c’est le nom d’icelle. Une heureuse initiative née de l’inspiration de Jean-Marc Barrier et mise en œuvre par ses soins, lui-même poète, photographe, maître des encres et homme de radio.
« fibre.s » : un livret de 8 pages, dépliable en affichette. Un nouage « mots et images dans un même mouvement, pour dessiner l’arbre de nos étonnements, le muscle de nos émotions », est-il écrit sur le faire-part de naissance. C’est aussi, a dit quelque part Roselyne Sibille, « un objet-écrin pour une aventure poème-image ».

Or, s’il y a texte, dessin, papier et donc objet, c’est qu’il y a pliage. Un pliage qu’assurément il faut apprendre et qui rappelle un des bonheurs de l’enfance - quand, sans le savoir, on s’essayait aux origami. Il y avait les avions, les bateaux mais aussi Le jeu de la cocotte, aussi appelé « salière » ou « coin-coin ». On prenait une feuille dont on tirait magiquement un carré dépliable en 4 pyramides siamoises. On y glissait 4 de nos p’tits doigts, (deux par mimines dans les 4 trous de la salière), puis posait question : « Entre 1 et 10, combien en veux-tu ? » L’autre de répondre « Euh 5 ». On ouvrait, fermait, ré-ouvrait le « coin-coin » 5 fois, laissant entrevoir des points colorés apposés sur les triangles, fruits du pliement. Le bec de la cocotte à nouveau béant, on demandait : « Quelle couleur ? » L’origami-salière-cocotte-coin-coin présentait des rouge, des vert, bleu ou jaune, ou alternativement, des violet, marron, rose ou noir. « Bleu ! » Alors on lisait la prédiction cachée sous la tache au feutre : « Tords tes yeux, ouvre la bouche, tu ressembles à un crapaud qui louche ! »

Ici, Rêve sur rêve, le livret inaugurant la collection fibre.s renferme à secret un pliage tout ce qu’il y a de plus délicatement fonctionnel. De prime abord, cela prend l’apparence d’un carnet ivoire dont les 2 et 3e de couverture proposent également des poèmes. 6 en tout, lisibles séparément ou formant un seul texte si lus dans le continuum. La page de titre comprend les mentions habituelles enrichies d’une version du dessin d’Alexandre Hollan. En 4e de couv., sont donnés extraits poétiques de Martine Audet, aperçus biographiques des collaborateurs, présentation de la collection et titres à paraître.
Mais l’on s’aperçoit immédiatement, comme le générique Rêve sur rêve l’induit, que les pages sont doublées, qu’elles incitent à la découverte. On s’empresse alors de déplier l’ouvrage. Dans un premier temps, il fait objet, tient tout seul, tout droit sur la table, présentant une tourette escamotable de papier ailée dont on peut faire le tour. Et même, telle une divinité mirant sa planète, on peut voir en deçà du toit, ineffable et diaphane jusqu’à l’invisibilité. A l’extérieur, les poèmes à l’air libre ; à l’intérieur, comme taguée sur 4 murs, l’œuvre du peintre déclinée sur 4 pans. Vient alors le désir de la voir en entier et à plat. Sans le déchirer, on parvient, si l’on y prend soin, à contempler en un tournemain, sur l’intégralité de la surface du livre alors prodigieusement ouvert, le dessin embrassable d’un seul regard.
On a donc devant soi « Mouvement d’énergie dans un grand chêne », un fusain comme une ramure, la futaie tremblée d’un arbre, son réseau de sentes cisaillées d’éclairs foudroyant le ciel de la page. Une cartographie où lire le mystère constellé de poèmes en écho. Ils résonnent à travers les fibre.s (sic) végétales, ont la voix d’une poète nommée Audet : timbre poétique de la constellation de l’arbre - celle du silence, de la main qui trace, le brin caressant ou griffeur du monde à travers soi.
Ici, Rêve sur rêve, c’est donc littéralement l’interpénétration par capillarité d’univers complémentaires produits par l’arbre devenu papier et tous les ouvrant à l’aventure de la lecture.

Extraits

J’allume mon dos à l’écorce du ciel.

Je laisse le vent souffler le vent.

J’ai des chevaux de nuages,
mes ongles déposés en offrande.

Si je touche au cœur
(pierre contre pierre
qu’on me pardonne)
j’aurai les grandes étoiles
d’un déguisement.

*
Un temps très simple
peut-il se faire ?

J’entends l’oiseau se briser
contre la vitre.

J’enterre l’oiseau
au cou cassé.

C’est ainsi, paraît-il,
que circulent les absences.

Je n’ai pas fini d’apprendre
ni de pleurer.


Edith Azam : Bestiole-moi Pupille  ; Peinture d’Eléa Damette - Ed. la tête à l’envers, 2020

La couverture est illustrée d’une aquarelle d’Elea Damette. Cela s’intitule « Peinture d’Eléa Damette ».
En avril 2020, avec Edith Azam, elles sont à la tête à l’envers. C’est leur hâvre commun aux yeux du lecteur qui va cependant se rendre compte qu’aucun lieu commun ne lui sera ici donné en pâture. C’est peint à l’eau et prend toute la couv. On a une sensation de mouillé dans le regard. Des couleurs pas si légères que ça vous alarment dès l’abord.
Les mots « Bestiole-moi Pupille », « Edith Azam » et « la tête à l’envers » sont inscrits à même le dessin rectangulaire. Eléa Damette apparaît donc par le pouvoir de sa seule polychromie, sans être nommée.
Il y a une frontière sur ce motif de couverture. Une ligne tremblée qui le sépare dans sa largeur en deux parts égales. Celle du bas est comme un ciel froid et celle du haut : la pâle lumière d’un soleil noir. En plein milieu, sur cette ligne d’horizon qui n’horizonte rien d’heureux, il y a un genre de globe rouge - une sorte de prunelle presque énucléée, couleur cœur transi, vraiment toute exorbitée.
Ainsi, ce que l’on prenait pour un paysage polaire : le ciel de glace où repose à peine un astre rougeâtre assombri d’un éclat qui le fait fondre - est-ce peut-être aussi le haut d’un visage de profil dont l’œil unique saturé d’un sang gelé est ébranlé de pulsions scopiques. Elle irradient l’atmosphère d’un halo endeuillé, mangeur de lueurs.
C’est au-dessus de cet œil excavé, aveuglé de regards que se lit blanc sur noir « Bestiole-moi Pupille » et, précisément au nadir de la sphère globuleuse, centré sous elle, noir sur bleu, on voit « Edith Azam ».
C’est ce dont il s’agit. Cette peinture d’Eléa Damette a « vu » Bestiole-moi Pupille, le grand poème à résonance biographique d’Edith Azam. C’est pourquoi il lui fait suite. C’est une introduction et déjà une lecture en écho à celle d’Agnès Houart, postfacière émérite.
Juste après l’œuvre d’E.D., sur le premier rabat de couverture, il y a, de la main d’E.A. :

Comment écrire une biographie ?
Je l’ignore.
Je veux dire, ma vie, je ne sais qu’en dire.
Une seule chose me claire, je me rassemble
dans l’écriture.
A la frontière de mon corps, il y a ce geste :
écrire, pour faire barrage aux violences du
monde, poser des mots sur
l’incompréhensible, inventer
une ligne d’horizon, de fuite, ou de partage.
Écrire : une ligne de vie. Voilà.

Puis viennent les 48 pages de poèmes aux vers courts, œillades fugaces, furtifs clins d’yeux, prompts à scruter aussi bien l’intérieur que l’extérieur. Soi et l’autre. Le cœur et l’environ. Des mots rapides gravés dans la feuille côté gauche et comme inscrits sur la rétine. Ils tiennent, sont creusés, ourlés, tournés dans le langage unique d’Edith Azam. Quelque chose s’invente pour décoffrer la destinée. Celle d’un corps altéré, étrangement socialisé et tout environné d’humanoïdes dissociés. Un être-corps, habité de souffles complexes et familiers, merveilleux, tristes, extraordinaires. Une sorte de cri à peine consonant et travaillé par l’inconscient fait naître un corps nouveau soignant l’ancien par invention d’une parole interdite que l’écrit exhume. Alors cicatrise l’iris d’un œil exténué par de toxiques apparitions, présences intrusives stagnant, allant, revenant. Bestiole-moi Pupille : une parole éteinte que les mots écrits rallument pour dire la trajectoire d’une appelée Pupille dont la peau à vif n’a que le langage comme carapace - une peau incisée par la vision ?
Pupille est un nom, le signe d’une personnification. Et « Pupille », c’est l’ouverture centrale de l’iris dont le diamètre est régi par deux muscles qui interviennent lors du mécanisme réflexe de l’accommodation à la lumière et à la distance. Ici Pupille est trop sollicitée, a du mal à accommoder lumière et distance. Mais « Pupille », c’est aussi un enfant en tutelle - comme le sous-tend dans le texte l’omniprésence surplombante et rongeuse des Fou, Deuxième Homme et Bestiole.
C’est la célérité langagière qui semble tenir l’être Pupille et le garder vif. C’est pourquoi ici les mots ne fanfaronnent pas, ils battent au cœur d’un discernement halluciné dont ils rendent compte, sauvent de la folie et de la mort.
Bestiole est un verbe et un nom dans le poème. Être « bestiolé », c’est une demande, un ordre au fronton du livre. Bestiole, c’est une petite bête qui insiste sans faire mine de s’imposer et c’est une personne de peu d’esprit. Il y va de la pulsion, ça pulse, cette Bestiole conjugable à l’envi.
Parfois, souvent (?) l’ouverture de l’iris qui rend voyant fait prénom dans le texte : Pupille - comme si cela voulait nommer avant le nom un moi contorsionné qui réclame un acte organique tour-menteur (?), aussi infime soit-il. Mais cet impératif est signe vital, de choix, de force du point de vue et du regard, ouverture irréductible malgré l’écrasement et la clôture qui menacent.

Bestiole-moi Pupille participe donc bien de la bio et de la graphie, car c’est à tout le moins une ligne de vie comme une flèche iridescente dans l’âpreté d’une main qui écrit.

A la fin, avant la quatrième de couverture et le second rabat qui porte les éléments rendant plausible l’existence d’Eléa Damette réapparue, il y a la liste des titres « du même auteur », classés du plus récent au plus ancien. Si on les coud entre eux, à rebours, ils prolongent d’un habit d’invisibilité, subrepticement textualisé, la somme inachevée des événements atypiques si drôlement relatés dans Bestiole-moi Pupille. Exercice tendant à prouver que les livres qu’on écrit sont d’évidence notre vie.
(Lesdits titres « du même auteur » sont ci-après, dans le texte qu’on propose, révélés en italiques) :

Bestiole-moi Pupille : Pour tenir debout on invente, en Retours de langue, on s’Oiseau-moi la Caméra car On sait : l’autre, ce Bel échec. Du savon dans la bouche, on se Décembre m’a ciguë et c’est Là chose commune. Vous, Mon frère d’encre, Vous l’appellerez : rivière, dans la Salle de spectacle du silo d’ArencQui journal fait voyage, Mercure, Soleil-Œil crépu.
Avoir ça, oui, Du pop-corn dans la tête, ça Rupture Amor barricade amor !!! Alors pour tenir debout, on s’invente Un objet silencieux : Bestiole-moi Pupille - L’écharpe douce aux yeux de soie.

Extraits

Pupille
cette fois c’est la peur.
C’est toujours
on pourrait presque dire
toujours la première fois.
La peur :
ça nous expulse.
L’autre
le Fou
brisé
n’admet pas les brisures.
Ca cambre et ça fendille
Pupille voit la mort
et reconnaît l’état
après l’état suicide.
Pupille ne dit :
rien.
Ne dit rien et le Fou
plaque ses mains au mur
puis appuiera la tête.

*

Le Fou
Bestiole
Deuxième Homme.
Combien de meurtres impossibles ?
Pupille close
ne pense pas.
Le monde n’est plus à penser
il n’y a pas d’autres solutions.
Les mains à plat sur le visage
et Bestiole dedans recommence à grincer
faire craquer ses dents au bord du gouffre et...
solitude.
Cette alternance d’être en soi
d’être en soi de se fuir...
Il y a un risque
nul ne le dit.
Juste Bestiole qui ne plie pas.

*

Pupille lascive se laisse aller.
Tout lentement approche
s’enroule dans un creux.
Elle se parle ça sanglote
elle sanglote ça musique
c’est langoureux.
L’écriture bestiole :
c’est éminemment langoureux.

*

Les choses ne sont pas si simples.
Six heures matin
les images reviennent :
le Fou qui mange Deuxième Homme
Deuxième Homme avalant le Fou
tout se mélange
ça va vite.
L’Homme Bestiole dévore Pupille
Le Deuxième Fou
creuse partout
Troisième cinquième cent mille Bestioles :
Pupille tombe à terre
plante regard sans cavités :
rien à faire
les mandibules creusent.
La vie ne s’existe qu’à peine
et puis se loupe un peu beaucoup.

*

Pupille cherche
comment aimer comment
aimer mourir d’aimer...
Ne sait pas l’angle
ce qu’il s’y passe
ne sait plus rien du Fou
oublie le Deuxième Homme.
Les pieds nus elle avance
va rejoindre Bestiole
s’apaise ne dit rien.
Elle sait :
écrire reste inachevé.

(Page réalisée grâce à la complicité de Roselyne Sibille)


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