Un poème, c’est un être vivant, en constant changement, n’est-ce pas que oui ? Un bon poème varie en fonction des points de vue portés sur sa voix éteinte à allumer avec les yeux lisant. Pupilles qui dès lors perçoivent - si c’est un bon poème : un mystère. Voici donc une production qui devrait t’intéresser, lectrice, et toi, lecteur : extrêmement puissante, chantournée dans les voix humaines, celles de femmes blessées, de peuples bafoués mais toujours vives, vocalisant du cœur au cœur.
Tentons donc de présenter les timbres, les paroles et les mots d’un trio nuancé de révoltes exponentielles : Coralie Akiyama, frénésie rêveuse ; Kimberly Blaeser, révolte opiniâtre ; Regina José Galindo, rage transcendantale.
Coralie Akiyama : Désordre avec vue ; photo de couverture de Christophe Bregaint - Tarmac éditions, 2021
« La poésie est-elle compatible avec le linge ? » ; « L’ardent a-t-il une odeur d’extincteur ? » ; « Alcool, fais-tu semblant de n’être qu’un liquide ? » ; « Où chercher un père ? »... autant de questions à découvrir dans ce Désordre avec vue de Coralie Akiyama, à paraître en janvier 2021 aux éditions Tarmac.
Qui lira Désordre... aura vue sur un bazar apparent. Mais voir le désordre, n’est-ce pas oxymorique ? Car dans le fatras, combien de trésors cachés, de mises au secret à pressentir ?... Et puis, la fertilité de la contradiction est d’emblée à l’honneur dans ce texte en trompe-l’œil car le voici organisé selon trois mouvements bien distincts : les deux premiers, « Interpellations en vrac », « Ages enfenestrés et autres couacs », riment entre eux dans un bruit sec, à l’image des petits poèmes en prose et monologues versifiés qu’ils diffusent. Le troisième, à la rime orpheline et féminine, s’annonce en dissonance. « Le bazar de mes rêves » ne peut résonner avec couac que ce soi, ouvert qu’il est vers l’avenir et le présent, entre cauchemar et songe luminescent.
Pensées montées en graines, aphorismes foutraques, dialogues sans interlocuteur audible, interrogations furtives,... Désordre avec vue, c’est aussi une histoire fragmentée, parasitée, interrompue, avec coupures transparaissant, aussi reprises à grandes coutures de nonsense sensuel et sensé.
Après un roman mélodique - paru aux éditions Moires, et les extraits d’un recueil encore inédit, Femme si j’étais - lisibles dans la revue Décharge n° 187, Coralie Akiyama poursuit sa broderie trompeusement féerique, tricotée au point d’interrogations saugre et nu. Saugre, à cause d’une inclination vers l’étrange au quotidien, révélée dans le son, une certaine oralité ; et nu car il est question d’une sincère mise à nue, cachée derrière un buisson d’ombres et de scintillements.
A paraître également, chez Vibration Editions, Dévorée, un roman fantastiquement asiate dont l’histoire est narrée par une française, exilée volontaire au Japon.
Extraits
Est-ce que je l’agace ?
Je me pose la question, la tête sur un tas de linge
Est-ce que ça l’excite
Est-ce qu’il trouve ça exquis
quand un royaume passe ?
Avait-il le cœur hamster
Le souffle trop court pour l’horizon ?
Puis-je le considérer ami contre son gré ?
Pourrons-nous un jour parler comme dans des bulles de bandes dessinées ?
Oui, mille fois.
Pourquoi est-ce que je réponds à mes questions ?
Est-ce grâce aux emmêlements de chemises sous mon occiput que ce tas est confortable ?
La poésie est-elle compatible avec le linge ?
*
Alcool, je te parle
Il est des liquides qui écoutent, qui ne fuient pas
Des sangs qui sèchent
Sur les lieux de la plaie
Alcool, vent soluble,
Véhicule sans cap,
Évidemment tu fais semblant de n’être qu’un liquide
Alcool, complice d’une saison quand elle s’encastre
Plus qu’un hameçon sans cervelle
tu es le fil invisible retenu à sa gorge
d’où des pluies intérieures cascadent infiniment
*
Où chercher un père ?
Suivre quelle fantaisie, quelle turbulence, quel rictus ?
Indice : Voir vers les sables coniques,
les ténors improvisés, les arêtes
créatives, les rires qui pourraient
m’inclure, les allures qui pourraient
m’aimer
Méthode : Prospection continue, par à-
coups brusques. Attendre le coup de chance,
le quart de tour.
*
Enfance
-------Ton insolence sauterelle
------------ retombera
toujours
------------ dans l’arrondi
perméable
------- de mes
------------ mains
*
Mon front vitre cherchait le bord de route
adéquat
pour y chuter
J’attendais une hésitation de portière,
un signe,
une vibration métallique conjuguée à un fossé confortable et définitif.
Elle devait me grincer à un moment du
trajet :
« C’est ici ».
Note : Les portières ne sont pas
coopératives. Ne rien leur demander.
*
Ci-git un poème. JE s’est censurée. Ça
s’est passé à cet endroit exactement.
JE dit que la liberté en dehors de la boîte
crânienne a des ailes peu musclées,
elle se nivèlerait selon le dos des dunes
ce serait un animal d’intérieur
JE est bornée. Elle efface comme on respire.
S’ensevelit, se subterfuge
Je n’ai pas cru bon d’insister :
JE a toujours le dernier mot.
*
« Tu es inaccessible »
Me dit-il soudain, me faisant
sentir tour à tour rêve, étoile,
félicité,
Alors je me suis regardée
je n’étais que douloureusement
moi
Kimberly Blaeser : Résister en dansant / Itkwe-niimi : Dancing resistance ; traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Béatrice Machet ; Illustration : cliché d’une robe à clochettes de Michele Hakala-Beeksma prêtée par la St. Louis County Historical Society - Éditions des Lisières, 2020
Houpoupoup,
c’est le cri trisyllabique de la huppe faciée,
c’est aussi le titre de la newsletter des Lisières
alors, à bon entendeur...
Qu’est-ce qu’on aime cet « Houpoupoup », il mérite un poème grand comme une clairière quadridimentionnelle multicolorisée et toute empreinte de bruissements gorgés d’aventures soniques genre feutré exponentiel. Et nous l’avons ici bien entendu quand il nous a chanté l’air à danser de Kimberly Blaeser.
Sauriez-vous placer sur une carte le territoire ancestral de la grande nation indienne anishinaabeg ? On ne trouvera pas ses membres dans les plaines, ils ne galopent pas après les bisons, ils ne sont pas ce que les clichés voudraient que soient des « vrais Indiens » ! Cette nation est la deuxième plus nombreuse communauté indienne et est constituée de diverses tribus algonquiennes cousines dont les Potawatomis, les Saults (ou Chippewas), les Otaouais, les Ojibwés, les Nipissings, les Missisaugas, les Meskwakis et les Oji-Crees (...) Écrivaine, photographe et professeure, traduite en de nombreuses langues, Kimberly Blaeser est l’autrice de quatre recueils de poèmes. Élue poète de l’année en 2015-16 dans l’État du Wisconsin, elle enseigne l’écriture créative et la littérature indienne (Native American) à l’université de Milwaukee et participe au programme de maîtrise à l’Institut des Arts Amérindiens de Santa Fe (Nouveau Mexique), note à notre intention Béatrice Machet, poète, ici traductrice.
« Écrire n’est pas seulement produire un objet littéraire, pour un auteur indien, c’est affirmer la survie (...) ». C’est si vrai que le premier poème introduisant les textes lyriques et narratifs de Kimberly Blaeser, descendante de la nation Anishinaabe, est traduit en anishinaabemovin par Margaret Noodin :
Nibii-Wiiyawan Bawaadanan / Rêves De Corps Aquatiques / Dreams Of Water Bodies,
tel est son titre. Rêve, poésie, histoire et mythe fondateur mêlés, l’infiniment petit et le gigantesque en 37 vers, annonciateurs des 70 pages à venir.
De poèmes diphoniques à deux voix en notes de bas de pages à valeur d’échos imaginaires et symboliques, la tradition et la nature entrent dans les mots d’une poétique dansée en résistance. Au gré des vers enrichis au réel de l’Histoire, une indienne sort du cadre rigide d’un portrait colonisé par le seul pouvoir de sa sauvage chevelure ; la révolte vrombit au sein même des lettres aux typographies ravagées de massacres, au rythme des mainmises et pillages ordinaires ; on lit la triple puissance d’une réalité méticuleusement transcrite en métaphores poétiques au service de la mémoire d’une existence abrasée ; le rappel de gestes ancestraux sont autant de commandements pour garder intacts dignité et identité, souvenirs d’une vie en harmonie avec le cosmos. Dans la texture de mots, le rituel des couturières s’inscrit en célébration des vêtements, réminiscences de luttes dédiées à la survie ; battue du riz, commémoration des récoltes où chaque grain renferme une image du temps passé et des lieux où libres on vécut ; évocation des traités de paix mensongère, à l’écriture friable sur papier fantomatique ; les imprimés sont barreaux d’encre, prisons légalement signées ; un seul mot de 66 lettres recèle les ingrédients d’un mets, les saisons durant lesquelles on s’en nourrit, les bienfaits et protections qu’il apporte : un mot est un mets est un rituel est un souvenir est une identité goûtue et parfumée ; le chant pour l’émancipation des femmes et des femmes indigènes - plein d’ironie captieuse, enfermant des promesses vaines, des engagements morts-nés, à maintenir dans la mémoire malgré l’adversité, l’assimilation contrainte, le génocide ; l’anti-sonnet aux 14 vers collés pour dénoncer le racisme, la spoliation, la bougnoulisation du bon indien à exterminer, ou réduire au blanchiment caricatural dans les gazettes maculées d’écritures calomnieuses, etc, etc.
Résister en dansant, c’est ce mouvement d’écrire, de jeux sur sons, de pulsions scopiques et langagières, un écrit fait chair, objet, sujet, corps de textes, chatoyant tatouage dans la peau du poème divulgué à la face du monde actuel, ancien, intemporel. C’est tout cela, sans doute : une danse furigraphique sur pétroglyphes, une déflagration de poèmes-actions, leur énergie de pensées prompte à changer l’être et ce qui ne le doit pas.
Extraits
Rêves de corps aquatiques
Wazhashk*,
petit nageur à moustaches,
toi, flèche fluide traversant les cours d’eau
avec la simple détermination
de qui a plongé
violet profond dans une quête mythique.
Dévalorisé ou méprisé
comme rat d’eau sur terre ;
héros des contes animaliers de notre peuple anishinaabeg, histoires de la création
dans lesquelles les conteurs ouvrent lentement,
magiquement comme dans un rêve,
ton petit poing fermé
afin que toutes les tribus de l’eau
puissent croire.
Vois les petits grains de sable –
Ah, seulement ces quelques-uns –
mais ils deviennent notre île de la tortue
cette bonne terre rêvée
sur laquelle nous nous trouvons en ce moment
aux abords de tant de corps aquatiques
et regarde Wazhashk, notre frère,
glisser au travers des bassins, des courants et des lacs
cette terre marécageuse creusée par
la mémoire
les histoires
l’espoir
le plongeon des élégants nageurs à moustaches
qui marquent un passage sombre.
Et parfois dans nos rêves d’eau
nous pitoyables habitants de la terre ferme
en désirant
en nous souvenant et chantant
nous amenons les esprits
à suivre :
bakobii**.
* Référence au mythe de la création de l’Ile de la Tortue. À une époque où la terre était recouverte d’eau, seuls quelques animaux survivaient. Nanaboozhoo, figure centrale des traditions et contes anishinaabeg (l’équivalent de Coyote pour les cultures indiennes plus au sud) déclara un jour : « Je vais plonger et aller jusqu’au fond afin de rapporter une poignée de terre grâce à laquelle il sera possible de créer une nouvelle terre afin d’y vivre avec l’aide des quatre vents et de KitchiManitou (le Grand Mystère). » Il plongea et très longtemps après émergea disant que l’eau était trop profonde pour atteindre le fond. D’autres animaux tentèrent leur chance mais échouèrent. Puis Wazhashk, le rat musqué, plongea malgré les quolibets. Il ne revint pas mais Nanaboozhoo retrouva son cadavre flottant et dans son poing serré une boule de terre. Elle fut déposée sur le dos de la tortue. Alors les vents des quatre directions soufflèrent et la boule de terre grandit grandit grandit… et les animaux avec Nanaboozhoo entonnèrent des chants et dansèrent en l’honneur de cette île devenue l’Amérique du Nord. Aujourd’hui encore les Indiens révèrent la tortue et le rat musqué qui tous deux ont sacrifié leur vie afin que les autres vivent et prospèrent.
** Descend dans l’eau.
*
Centon de "subjectifixation » pour deux voix*
Couverts des détritus
de ce que nous sommes sous une loupe,
Les Indiens ne sont pas propres.
dans des territoires vides
proclamés Terra Nullius **
par des hommes avides,
Ils sont impies et ignorants,
le loquet
est le petit crochet de la religion
ainsi que son œil.
avec un bestiaire pour tout album de famille.
Ce n’est pas ce que vous imaginez,
peu importe ce que vous imaginez :
Sales diables.
cette cage de chair et d’os
a besoin de nettoyage.
En cette ère appelée Amérique,
nous pouvons manger leurs esprits comme du maïs.
Mon contact est un livre d’histoire
plein de mensonges et de vérités à moitié oubliées,
Les Indiens sont comme des enfants
de généalogies coloniales.
qui dépendent de la Reine Mère.
Je suis la schizophrénie historique
du perlage, de la bijouterie et des langues perdues
Essaie d’oublier cette langue païenne.
écrite par d’autres
qui tiennent crayons et pouvoir.
Souviens-toi et pense à ce qui arrive
aux filles qui parlent une langue païenne.
L’arrestation d’une femme
aux longues tresses noires
Nègre des forêts***.
dont le rire hystérique
est la cause d’une nuisance publique.
Balles perdues : le seul bon Indien
est un Indien mort****.
Toutes les tombes sont enceintes de nos plus proches parents.
*Tout dans le poème a été emprunté aux poètes anishinaabeg rassemblés et publiés dans un livre : Traces in Blood, Bone, and Stone : Contemporary Ojibwe Poetry.
** Terra Nullius : expression latine signifiant « terre sans maître », n’appartenant à personne. Terme juridique que le Pape, au XIème siècle, utilisa pour légitimer et autoriser les conquêtes des Croisés. La portée de ce terme a évolué notamment à l’époque de l’expansion coloniale du XVIème siècle. C’est-à-dire que même s’il y avait des indigènes dans le pays que l’on qualifie de « découvert », une terra dite nullius pouvait être saisie par des peuples « plus civilisés » pour en faire une « meilleure utilisation ». Puis le terme a servi à désigner des territoires ne disposant pas d’une organisation politique avec laquelle on puisse signer un traité relevant du droit international, ou encore territoires « non exploités » par leurs occupants « primitifs »
*** « Timber nigger » est une insulte raciste lancée aux Indiens d’Amérique (qui vivaient dans les forêts pour beaucoup, le « Prairie nigger » étant une autre insulte pour les Indiens des plaines), tout ce qui n’est pas blanc étant vite taxé d’être « nigger ».
**** Parole accordée au général Philip Sheridan lors de sa campagne de « pacification » contre les Indiens des plaines. En 1869, le chef comanche Tosawi se présentait à lui comme « un bon Indien », ce à quoi Sheridan aurait répondu : « The only good Indians I ever saw were dead. » « Les seuls bons Indiens que j’ai vus étaient morts. »
*
Encadrer
Une Indienne d’Irwin Brothers *. Posait dans un studio de
photographe. Un numéro de dossier dans une collection
de l’histoire du Western classiquement faite d’identités
inventées. Visage solennel, longs cheveux noirs, encore un
autre souvenir sépia d’où la réalité est aspirée tel un filet rouge
serpentant depuis un flacon d’encre fissuré.
L’ironie de l’Amérique gothique : une femme comanche perchée
sur une chaise victorienne ornée. Mais cette ogichidaakwe**
s’évade, la chevelure souple jusqu’à sa taille drape délibérément
le coin d’un grand cadre de bois, va au-delà de l’image capturée.
Chevelure si pleine qu’elle court sur sa poitrine, atteint le
sombre de sa jupe à volants. Ensemble ses cheveux deviennent
le cheval rapide sur lequel elle compte des coups, chevauche
pour s’échapper de la nature morte, semblable aux portraits
des colonisés tirés par Catlin et Curtis.
Mahseet. Guerrière. Animwewebatoo***.
S’enfuit
Bruyam
----------m
------------e
--------------n
----------------t.
* Irwin Brothers : Jon et Andrew Erwin, scénaristes, cinéastes et producteurs de films américains ayant la réputation de conservatisme.
** Ogichidaakwe : mot du langage anishinaabeg pour dire « warrior woman », une guerrière, c’est-à-dire au service de sa communauté pour le bien de celle-ci. Cela peut être une medicine woman, quelqu’une menant des cérémonies, quelqu’une qui fait du bien autour d’elle.
*** Animwewebatoo : mot du langage anishinaabeg pour dire « Run away », soit se sauver, s’enfuir.
*
Ikwe-Niimi : Résister en dansant
365 clochettes en rangs sur ma robe
tournées par les mains d’une qui a déserté
pour fuir l’enseignement obligatoire délivré à Pipestone
430 kilomètres à regarder en arrière pour savoir si elle était poursuivie
se cachant pour éviter les punitions promises le jour
et sous la lune migrant comme ses cousins maang*.
365 rubans tiennent les clochettes sur ma robe
bandes multicolores attachées et enfilées
cousues par les femmes rieuses de mon enfance,
femmes qui gagnaient 2 dollars et 25 cents
à coudre les tabliers décorées d’oies, des maniques,
leurs doigts enflés tapotaient un rythme à suivre en travaillant.
365 prières en cadence et tapes l’une sur l’autre
zaangwewe-magooday, robe-médecine ancienne
héritage argenté en forme de cône imitant la voix purificatrice de la pluie
145ème pow-wow** de la nation de White Earth ***
le poids de l’histoire anishinaabeg sur mon dos
une robe devenue légère grâce à la résistance : cette guérison est un art.
* Mot du langage ojibwé (anishinaabeg ou chippewa) pour dire Plongeon huard, oiseau migrateur allant jusqu’en Arctique et faisant partie du mythe de la création.
** Pow-wow : à l’heure actuelle, rassemblement tribal ou inter-tribal où les gens se retrouvent, dansent les danses traditionnelles indiennes, chantent, pratiquent certains rituels, affirmant ainsi leur attachement à leurs identités et à leurs cultures amérindiennes.
*** Réserve anishinaabeg située dans le centre-nord du Minnesota aux États-Unis.
Regina José Galindo : Rage / Rabia ; édition bilingue français-espagnol traduit de l’espagnol (Guatemala) par Laurent Bouisset ; couverture avec une linogravure originale - Éditions des Lisières, 2020
Radicaux, punks, brutaux, sombres, véridiques, les poèmes raclés de Regina José Galindo ne souffrent aucun commentaire superfétatoire. Leur lecture laisse pantois, exsangue, langue coupée. « Je suis », « j’appuie », « me jette », « me tranche », « je prends », « je cherche », « brûle », « je marche », « allons », « sortons », « j’ai maudit », « j’ai été », « ne suis pas », « il y a », « quelqu’un », « là-bas », « nous sommes », « je ne serai »... Une voix dit l’énergie, le sang, le viol, les meurtres, l’amour et la mort, dans un cri articulé de rage sèche. Les vers sont courts, en blocs brefs, distiques faméliques ou longs mantras aux verbes hauts, douleurs aiguës surmontées, dents serrées. Une histoire est crachée, aux vies dévorées crues, mais la peur est vaincue par la langue tordant le poème, par la parole morsure de vitalité régénérée toujours, par l’espoir, l’enfance, cette rage ouverte jamais mue, en aucun cas réduite à l’aigre haine.
Traduite au cordeau par Laurent Bouisset, poète, passeur et traducteur, l’artiste performeuse, Regina José Galindo dénonce le sort réservé aux femmes et aux Indiens dans son pays désaxé - ce Guatemalade, en proie aux gangs après trente-six années de guerre civile. Rendre hommage, affirmer une résistance participent des caractéristiques d’une œuvre explicitement féministe et plusieurs fois primée.
Extraits
Je suis une chienne
une chienne malade
le monde m’a mordu le cœur
et m’a transmis sa rage.
*
Au nom du père
du fils
et de la sœur violée
je ne te pardonne pas.
*
Je me cogne la tête contre le tableau
de bord de la voiture
ou j’écris un poème ?
J’écris un poème.
J’appuie sur l’accélérateur
ou j’écris un poème ?
J’écris un poème.
Je me jette du troisième étage
ou j’écris un poème ?
J’écris un poème.
Je me tranche les veines
ou j’écris un poème ?
J’écris un poème.
Je prends cinquante comprimés de Dormicum
ou j’écris un poème ?
J’écris un poème.
Je cherche une corde et quelque chose pour l’accrocher
ou j’écris un poème ?
J’écris un poème.
Je marche sur les pas d’Aníbal*
ou j’écris un poème ?
J’écris un poème.
Ou deux.
Ou trois.
*Aníbal López, artiste guatémaltèque connu pour ses performances radicales, décédé en 2014.
*
La poésie je l’ai en moi
quelqu’un
avec sa petite bite dure
me l’a mise.
*
J’ai vu l’enfer avec mes trois yeux
j’ai senti des flammes brûler cerveau, pupilles,
lèvres, langue, cou, épaules, poitrine, bras, mains,
doigts, jambes, pieds, clitoris, vagin, ventre, nombril,
dos, poumons, bronches, viscères, nerfs, os, cœur
j’ai été charbon
sur moi a grillé
votre viande.
Cadavre pestilent que personne ne mangera.
Brûle à feu lent !
Réduis-toi en cendres !
Avec elles je ferai mon sol
j’élèverai mes murs
avec elles je sculpterai un autre corps
je réinventerai ma vie.
*
Vas-y
monte dans ta chambre
enlève tes vêtements
allonge-toi sur le lit
ouvre les jambes
mets-toi un doigt.
La docteure
a dit que tu devais
apprendre
à t’aimer
il faut bien commencer
par quelque chose.
*
Je me refuse à penser que
c’est un pays pour les hommes
j’ai mis au monde une fille
une femelle
et à elle
je ne lui refuserai pas le droit du sol
ma grand-mère l’a gagné à force de trimer
ma mère à force de mandales.
Moi ma place je continue à me la faire chaque jour
c’est moi qui suis moi qui pense moi qui décide moi
qui fais moi qui gagne moi qui réagis moi qui actionne.
Je ne sortirai pas dans la rue vêtue en homme pour
éviter le danger
et je n’arrêterai pas de sortir.
Je ne marcherai pas toujours accompagnée pour
éviter de me faire agresser
et je n’arrêterai pas de marcher.
Je ne me priverai pas d’alcool dans les fêtes pour
ne pas mériter mon viol
et je n’arrêterai pas de boire.
J’ai mis au monde ma fille dans un pays fait pour elle
et je veux qu’elle grandisse ici
avec les yeux ouverts
la conscience ouverte
et le droit total à la liberté.
*
Les pas me suivent
et personne ne me fait taire.
Ils ralentissent ma marche
et personne ne me fait taire.
Ils sont mon ombre
et personne ne me fait taire.
Ils piétinent ma dignité
et personne ne me fait taire.
Ils mettent mon nom en pièces
et personne ne me fait taire.
Ils inventent un tas de trucs
et personne ne me fait taire.
Ils me jettent en prison
et personne ne me fait taire.
Ils m’accusent de tout
et personne ne me fait taire.
Ils me bombardent de cris
et personne ne me fait taire.
Ils insultent mon sang
et personne ne me fait taire.
Ils me foutent au cachot
et personne ne me fait taire.
Ils m’enlèvent la lumière
et personne ne me fait taire.
Ils me cassent les dents
et personne ne me fait taire.
Ils m’arrachent les molaires
et personne ne me fait taire.
Ils me bâillonnent
et personne ne me fait taire.
Ils m’amputent la langue
et personne ne me fait taire.
Ils me brûlent le visage
et personne ne me fait taire.
Ils m’attachent les mains
et personne ne me fait taire.
Ils me coupent les pieds
et personne ne me fait taire.
Ils me crèvent les yeux
et personne ne me fait taire.
Ils m’arrachent les ongles
et personne ne me fait taire.
Ils me brûlent la peau
et personne ne me fait taire.
Ils m’ouvrent les jambes
et personne ne me fait taire.
Ils éjaculent en moi
et personne ne me fait taire.
Mes veines se déchirent
et personne ne me fait taire.
Les coups me font mal
et personne ne me fait taire.
Ils détruisent mes viscères
et personne ne me fait taire.
Ils poignardent mon cœur
et personne ne me fait taire.
Je suis morte de soif
et personne ne me fait taire.
Ils tuent mes rêves
et personne ne me fait taire.
Ils me font crever de faim
et personne ne me fait taire.
Ils tuent ma vie et personne ne me fait taire.
Ils essaient de m’effacer
et personne ne me fait taire.
La voix que j’ai
me vient d’ailleurs
d’un endroit plus profond.
Ils ne l’ont pas compris.
(Page réalisée grâce à la complicité de Roselyne Sibille)