L’ETERNITE ET DES POUSSIERES de Jacques Morin, 8 €, éd. HENRY
Vignette de couverture : Isabelle Clément
« J’étais dedans. Hermétiquement dedans. Bigorneau ventousé à son opercule. » écrit Jacques Morin. C’est le début de RESILIATION, un ensemble publié en 2000 dans le n° 102 de VERSO. Après en avoir ôté les commentaires en italiques sur le texte en train de se faire : « L’œuvre se résout d’elle-même. Comme une énigme aussitôt éclaircie. C’est une éclipse permanente. Coïncidence d’une part obscure en plein zénith » Jacques Morin vient de reprendre cet ensemble dans L’ETERNITE ET DES POUSSIERES aux éd. HENRY. Le livre est composé de 5 cahiers : 1) LA MER LA MORT L’ÂME, 2) RESILIATION, 3) FRAGMENTS ECORCHURES, 4) LE FIL DE LA PENSEE, 5) JE SUIS L’HOMME-TEMPS.
Ce livre est une boucle : à LA MER LA MORT L’ÂME (ensemble n°1) : « La mer …/… en tumulte continu / avec le vent emporte le soir… on passe de petites victoires / en euphories légères // ça masque un peu la grande défaite à venir / mais c’est comme ça / depuis le début… » répond JE SUIS L’HOMME-TEMPS (ensemble n°5) : « je suis l’homme-temps / je vis tout le jour / et meurs avec le soir …/…tout passe si vite à la marée du sang ».
A l’ensemble n°2, RESILIATION « Cette grotte intra-utérine et outre-tombe à la fois, n’était-ce pas le sanctuaire de la renonciation, refus de la vie, ersatz morbide, une façon escargrostesque de se débiner » répond l’ensemble n°4, LE FIL DE LA PENSEE « le fil de la pensée ligote / bâillonne et lange la cervelle / chrysalide hermétique d’une momie mentale // on devient prisonnier / à la fois corde et piquet »
Les textes de Jacques Morin sont pleins, denses. Ces 4 ensembles mériteraient une étude méthodique, un as de la lecture-critique qui, à partir de détails infimes du texte, sache mettre à jour les entrailles de l’œuvre et du bonhomme Morin. Car si le « je » vient parfois à la surface de ses textes, Jacques Morin reste un homme secret. Un bloc humain, si j’ose dire. Pourtant ses écrits prennent souvent la forme d’une introspection ; réelle ou métaphorique ? « J’étais entré dans un tunnel. Lequel ne comportait pas de sortie. Cette plongée dans l’abîme, dans cette taupinière mentale…jusqu’à ce que toute trace du corps d’origine ait disparu. Prestidigitateur intégral. »
On devine que ses écrits sont autobiographiques ; qu’ils découlent d’accidents de l’intime (avec les manifestations du corps qui vont avec), mais ça n’est jamais à gros traits ; plutôt en retrait, par allusions ou alors traité avec autodérision dans une pirouette « escargrostesque ».
FRAGMENTS ECORCHURES. Ce cahier occupe la place centrale et la plus longue de L’ETERNITE ET DES POUSSIERES. Contrairement aux 4 autres ensembles en vers « libres et associés » ou versets, celui-ci est en prose. Rectangles sans alinéa. Écrits en phrases brèves, avec des points bien marqués, dans un style robuste, parfois un peu rugueux, avec une volonté ferme de couper les ailes à tout élan trop lyrique « C’est un banc. Un peu à l’ombre quand il fait beau. Là où tu te reposais un instant lorsque nous faisions notre petit tour…Petit tour autour du vide, du silence et du temps. J’y viens tous les ans pour pique-niquer tout seul en ta mémoire…Vieil album. La vie est absolument finie. Magnifique, mystérieuse et sèche. »
Dans FRAGMENTS ECORCHURES le « je », même s’il apparaît sous différents masques : « on, tu », même s’il fait encore son goguenard, son « sans-illusions » le « je » est l’acteur principal de la scène et ne cache plus les émotions qui le submergent.
Est-ce un effet de la prose, donnant moins l’impression de m’as-tu-vu que le vers, de permettre des aveux plus faciles ? C’est comme si on avait affaire à des morceaux détachés (arrachés ?) d’un journal intime : FRAGMENTS. Qui disent les blessures, le mal-être, mais tout ça n’est pas bien grave, ce ne sont pas des grandes douleurs, juste des ECORCHURES (on reconnait bien là l’ironie de l’auteur) : ça ne changera rien à rien. C’est pourtant c’est grâce à ces écorchures que l’auteur se sent plus attentif au monde. Aux écorchures des autres.
Accidents de l’intime donc : les enfants qui partent faire leur vie d’adulte, la maladie de la mère, le chien mort, quelques souvenirs d’enfant (heureux ou inquiétants), etc. sont la matière première de ce livre.
Certes, chacun de ces textes peut être lu d’une manière indépendante, mais une même ligne de basse continue les lie les uns aux autres : le sentiment du temps assassin, la pensée omniprésente (cette idée derrière la tête) de la mort qui attend : « J’aurai bien vécu. Dixit le moribond satisfait au moment de passer. Le futur antérieur a la capacité de tout rassembler, une vie accomplie dans une poignée de secondes, amalgamer l’infini pour quelques minutes supplémentaires… Vivra-t-on assez longtemps pour envisager cet instant unique où l’on pourra tout recueillir dans son rétroviseur ? »
Un ensemble noir ? Sans espoir ? Tout humain serait « venu d’un songe oublié / allant vers un rêve perdu » ? Ce n’est pas ça : un « à-quoi-bon », qu’il faut lire la leçon de l’œuvre de Jacques Morin. Elle est plutôt exigeante et nous demande de faire effort de lucidité, de garder les yeux ouverts en toute circonstance, de ne pas se laisser éblouir par les illusions. « Tout va si vite dans cette chevauchée lyrique ».
Christian Degoutte