En pleine figure. Haïkus de la guerre de 14-18. Anthologie établie par Dominique Chipot. Préface de Jean Rouaud – Éditions Bruno Doucey – 2013
Un éclat fraternel : les haïkus de la Grande Guerre
La France connaît une vogue du haïku qui ne faiblit pas. Qui goûte cette forme brève peut se délecter à lire des anthologies de haïkus japonais classiques et modernes, ou des recueils de haïkus de Bash ?, Buson ou Issa. Cette vogue est telle que paraissent de temps à autre des recueils de haïkus écrits directement en français. Ce qui devait arriver arriva : après la querelle du Cid qui échauffa les cœurs, la bataille d’Hernani qui aiguisa les esprits, est apparue l’héroïque dispute du haïku. Pour les uns, le haïku tel qu’il s’écrit en France n’a plus grand chose à voir, ni par sa forme ni par son contenu, avec l’esprit du haïku japonais ; d’autres n’ont que faire du respect de l’exacte authenticité du haïku japonais et promeuvent parfois la pratique du haïku pour ses effets presque psychothérapeutiques. Ce type de dispute, au sujet de l’acculturation dans un domaine linguistique d’une forme poétique née dans une autre contrée, n’est pas le propre du haïku. Une dispute semblable a existé naguère aux États-Unis au sujet d’une forme poétique des régions persanophones, à savoir le ghazal, tellement représenté outre-Atlantique depuis le début des années soixante-dix qu’on parle de l’« American ghazal ». Le phénomène n’est pas nouveau : après tout, quand le sonnet « arrive » en France au XVIe siècle, il s’habille d’abord à l’italienne, puis endosse rapidement des atours français. Ce qu’on a pratiqué en France sous le nom de « sonnet italien » n’a jamais existé de l’autre côté des Alpes – pas plus que le « sonnet français », bien sûr.
L’autre point de la dispute concerne la date d’arrivée du haïku en France. La cause était entendue : Hiroshima marquait la naissance de l’intérêt en France pour cette forme japonaise. Qu’un Claudel ait publié Cent phrases pour un éventail avant la catastrophe ne modifiait pas cette assertion commune : la première publication, de 1927, avait eu lieu au Japon, et la seconde, par Gallimard en 1942, n’avait pas eu d’héritiers. La plaquette Pour vivre ici publiée par Éluard en 1920, riche d’une dizaine de haïkus, ne changeait rien non plus. Eh bien, justement, cette assertion commune a été combattue en 2013 par la publication du recueil de « haïkus de la guerre de 14-18 » intitulé En pleine figure. Sur le rabat de couverture, l’éditeur Bruno Doucey précise d’emblée son intention : « Ce livre me pousse à bousculer une idée reçue : non, l’art du haïku ne fut pas découvert après la destruction d’Hiroshima. » Cet ouvrage en apporte les preuves. Dominique Chipot, qui a établi cette anthologie, raconte les faits, dans une postface efficace. Paul-Louis Couchoud, médecin et philosophe, a rapporté d’un voyage au Japon accompli entre septembre 1902 et mai 1904 le goût de la culture japonaise et en particulier du haïku. L’été 1905, sur une péniche, Couchoud écrit avec deux amis les premiers haïkus de langue française, réunis ensuite en une plaquette publiée sans nom d’auteur, Au fil de l’eau. Mais c’est en réalité une décennie plus tard, avec la publication dans La Grande Revue des haïkus de Julien Vocance, ami proche de Couchoud, que le haïku s’installe définitivement en France.
L’ensemble des haïkus de Vocance s’intitule Cent visions de guerre. Il a écrit ces haïkus alors qu’il combattait sur le front de Champagne. Et c’est là un point frappant de l’anthologie En pleine figure : les haïkus qu’elle réunit ont été écrits dans les tranchées de la Grande Guerre ou aussitôt après les combats. Le haïku saisit par fragments le réel vécu de manière éclatée. Sa forme brève, quintessenciée même, coïncide aussi avec l’urgence du moment :
Il neige encore – encore un haïkaï !
La terre a recouvert les corps.
La neige veut recouvrir les ruines.
(Anon.)
Au ciel pâle
Ce flocon de schrapnell ?
Oh ! pardon, c’est toi, douce lune.
(Jean Breton)
Deux levées de terre,
Deux réseaux de fil de fer :
Deux civilisations.
(Julien Vocance)
Lors des grandes catastrophes, la poésie est vécue comme un recours possible. Dans ce dernier haïku, c’est l’éclat du poème qui tout à la fois dit par des images saisissantes la séparation meurtrière et élabore une réparation poétique. Cette réparation se fait dans une forme étrangère accueillie dans la langue française. La poésie, pratique fraternelle.
Franck MERGER
(Page établie avec la complicité de Roselyne Sibille)