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L’ivre de poèmes - Chronique de Franck Merger (octobre 2017)

dimanche 8 octobre 2017, par Roselyne Sibille

Trois tours de Babel à glisser dans la poche

Sappho, L’Égal des dieux. Cent versions d’un poème recueillies par Philippe Brunet (1998), Paris, Allia, 2009.
Joseph Brodsky, Vingt sonnets à Marie Stuart, Le Mans, Les doigts dans la prose, 2013.
136. 1 poème français et 136 traductions recueillies par Georges-Marie Lory, Paris, Bruno Doucey, 2017.

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On le sait, l’une des voix fondatrices de la poésie occidentale est celle de Sappho. Son « Ode à l’Aimée » a fait entendre dans une île grecque les premières notes de la poésie lyrique et de ses harmoniques érotiques :

Phaïnetaï moï keïnos isos theoïsin...

Ce poème a été traduit en latin par le grand poète élégiaque Catulle, dans son poème à peine moins célèbre « Ad Lesbiam ». Pendant des siècles, on n’a connu la fameuse ode de Sappho qu’à travers la traduction de Catulle. C’est à la Renaissance que le poème grec est exhumé des bibliothèques et publié à nouveau, d’abord en Suisse en 1554, puis en Italie en 1555, enfin en France en 1556. Le retentissement de ce poème est immédiat : c’est très vraisemblablement après avoir lu le poème de Sappho que Louise Labé a écrit le sonnet « Je vis, je meurs : je me brule et me noye », publié en 1555 ; et l’ode « Nul ne semble egaler mieux / Les hautz Dieux » que Rémi Belleau a publiée en 1556 est une manière de traduction de l’« Ode à l’Aimée ». Les échos du poème de Sappho n’ont depuis lors pas cessé de se faire entendre dans toute l’Europe. Le grand helléniste Philippe Brunet a réuni en un volume publié chez Allia en 1998 le poème de Sappho en grec, le poème de Catulle en latin, ainsi que cent autres versions, en français. Parmi les auteurs de ces versions, l’on trouve des poètes et des traducteurs bien connus, comme Ronsard, Chénier, Lamartine, Banville, Renée Vivien, Marguerite Yourcenar, André Markowicz, Jackie Pigeaud ou Yves Battistini, et des noms dont la lumière nous est parvenue très affaiblie.
Ce recueil offre une matière de tout premier ordre pour observer les pratiques de traduction au cours des siècles. Bien sûr, pendant des siècles et jusqu’à une époque récente, toutes les traductions ici réunies se donnaient à lire comme des réécritures. Les poètes ne traduisaient pas, ils réécrivaient le poème original ou, plus exactement, ils écrivaient un nouveau poème à partir d’une matière trouvée chez d’autres. Que la traduction poétique n’existe pas, à proprement parler, les poètes du passé le savaient bien. Les traducteurs modernes ont dû imposer, y compris dans le droit, cette idée qu’on avait oubliée : le traducteur est un auteur.
Jérôme Vérain a écrit deux « traductions » de l’ode de Sappho, publiées, l’une en 1988, l’autre en 1995. Entre les deux versions, seule la disposition typographique change. Dans la première version, des mètres courts, des strophes brèves, une absence systématique de coïncidence entre la syntaxe et le vers, l’évitement de la rime : un rythme haletant, une parole qui s’épuise, une physiologie du désir. Dans la seconde version, des mètres longs, hantés par le fantôme de l’alexandrin, des quatrains, l’accueil occasionnel de la rime : le chant s’élève, la lyre résonne. Ces deux versions sont deux poèmes différents.

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Dans les années soixante-dix, Joseph Brodsky est en exil à Paris. Se promenant dans le jardin du Luxembourg, il voit la statue de Marie de Médicis. Il en vient à écrire vingt sonnets sur cette figure historique, et dans ces sonnets, à l’image de la reine se mêle le souvenir d’une femme autrefois aimée du poète. Brodsky a écrit ces sonnets en russe et les a publiés en 1977, aux États-Unis, dans leur langue originale. Deux traductions françaises ont paru en France en 1987, l’une de la plume de Claude Ernoult, chez Gallimard, l’autre d’André Markowicz, en revue. Une traduction anglaise de ces poèmes est parue en 1988, à la fois à Londres et à New York, traduction due à Peter France et entièrement revue par l’auteur. L’éditeur Les doigts dans la prose a publié en 2014 dans le même volume la version russe, la version anglaise et les deux versions françaises. Plus exactement, l’on trouve successivement dans ce volume : d’abord, la série bilingue des poèmes en russe (page de gauche) et en français (page de droite), la version française étant celle d’André Markowicz ; puis la série bilingue des poèmes en français (page de gauche) et en anglais, la version française étant celle d’André Markowicz. L’on arrive ainsi à la moitié de l’ouvrage. Il convient alors de retourner l’ouvrage, et de reprendre la lecture dans l’autre sens. On lit alors deux autres séries : d’abord, une série entièrement en français, avec, sur la page de gauche, la version de Claude Ernoult, et, sur la page de droite, la version d’André Markowicz ; puis une série bilingue, en russe et en anglais.
Ce volume donne donc à lire deux versions « autorisées », dans deux langues différentes, en russe et en anglais. C’est un cas un peu particulier d’« auto-traduction », étant donné que Brodsky a relu et revu une traduction élaborée par un autre. La version russe et la version anglaise sont toutes deux à la fois mélancoliques, burlesques et polyphoniques : les sonnets de ces deux versions font entendre des mots ou des expressions d’autres langues, par exemple l’allemand, le français ou le latin. Ce volume, qui présente un même recueil dans différentes langues, présente en fait un recueil qui tend lui-même au plurilinguisme. Ces versions présentent aussi un caractère méditatif assez net : à travers l’humour et la dérision, se fait entendre une réflexion sur le sens de l’histoire et sur la culture européenne. Quant aux deux versions françaises, elles diffèrent radicalement, ne serait-ce que du point de vue formel : Claude Ernoult recourt à un modèle français traditionnel de sonnet, mobilisant l’alexandrin et la disposition ancienne des rimes, tandis qu’André Markowicz préfère le décasyllabe et joue avec la disposition des rimes. Précisément, la version d’André Markowicz manifeste par toute une série de traits ludiques et créatifs l’humour et la dérision des deux versions russe et anglaise.

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Pour fêter le septième anniversaire de sa maison d’édition, Bruno Doucey a publié 136, volume qui propose un bref poème en français, de Georges-Marie Lory, et la traduction de ce poème dans cent trente-six langues, dont, pour ne citer que les premières d’entre elles, dans l’ordre de l’alphabet, l’abbey, l’afar, l’afrikaans, l’albanais, l’allemand, l’alsacien, l’amharique, l’anglais, l’anversois, l’arabe, l’arménien… La plupart des versions sont présentées dans l’alphabet de la langue, à quelques exceptions près comme le dari, la forme du persan parlé en Afghanistan, qui figure dans le volume dans une retranscription en lettres latins. On notera qu’un « dessin pour une traduction en langue des signes » clôt les cent trente-six versions.
Le lecteur pourra, s’il le souhaite, comparer les versions qui figurent ici dans les langues qu’il connaît. Parfois même, il pourra lire plusieurs versions dans une même langue : plusieurs versions en arabes dialectaux différents, mais aussi deux versions en persan. Les deux versions en persan diffèrent notablement, l’une montrant une sorte d’abondance, au sens rhétorique, l’autre, au contraire, un resserrement énergique.

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Ces trois volumes « hors norme », pour reprendre une expression de Bruno Doucey, sont fascinants. Ils exhibent la variété des langues dans notre monde d’après Babel. Le plaisir de cette variété est d’abord d’ordre visuel : les alphabets, d’emblée, dépaysent et sont la promesse d’une rencontre possible avec l’autre. C’est d’ailleurs ainsi qu’Emmanuel Lévinas, dans Altérité et Transcendance, commentait le mythe biblique de Babel : la pluralité des langues tout à la fois institue l’altérité, la constitue, et la rend, dans les cas favorables, désirable et vitale. Au fond, les trois ouvrages dont il est ici question offrent chacun une tour de Babel portative, une tour de Babel juste avant la dispersion des hommes une fois perdue la langue commune – à glisser dans la poche.
Ces trois volumes rappellent aussi, si besoin était, que la traduction est interprétation, et même que la traduction est écriture. Ce qui était une évidence pour des générations de poètes a dû être redécouvert par notre modernité.


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