Zhai Yongming, poète chinoise née dans la province de Sichuan, par ailleurs photographe et critique littéraire, n’est plus toute jeune. Elle est née en 1955, peu après la fondation de la République populaire de Chine en 1949. Un autre livre d’elle avait été traduit en français en 2014 aux éditions Caractères : Euphémisme. Celui-ci est une anthologie de 22 poèmes où figurent des poèmes entiers, des extraits, des poèmes publiés et des inédits. Écrits entre 1980 et 2019, ils sont très féministes, axés sur la vie réelle qu’ils décrivent, s’approprient et interrogent. Politique et esthétique s’y entremêlent et étendent leur aura au-delà des frontières chinoises pour certains d’entre eux, invoquant par exemple Macbeth ou dissertant sur « Le cercle de craie ».
Bien sûr, beaucoup de références historiques, politiques et esthétiques nous manquent pour lire des poèmes chinois, mais les notes remplissent assez bien leur office et apportent tous les éclaircissements nécessaires, surtout pour les poèmes qui restent attachés à des traditions comme, par exemple, pour « Lanternes célestes et chrysanthèmes dans un monde flottant », écrit en 1999. Nous suivons d’abord la célébration d’une fête classique, celle des amoureux et des enfants où l’on jette par centaines des fleurs de chrysanthèmes, fleur symbole de longévité et de noblesse, dans la rivière que des enfants longent en dansant et chantant. La description, en vers qu’on imagine souples et musicaux dans l’original comme la traduction les transmet, s’élargit peu à peu, des fleurs aux enfants, des enfants à celle qui les guide, la Demoiselle, qui, elle aussi, « est arrivée en flottant, la lanterne à la main ». Puis la focale se déplace et quitte les minuscules lumières des lanternes qui se balancent. La poète alors donne plutôt à imaginer des sensations étonnantes, presque fantastiques, comme lorsqu’on rêve que l’on croit devenir ce que l’on voit, s’allégeant jusqu’ à devenir la rivière, jusqu’à une presque abolition de soi-même que l’on redoute aussi :
Si je me posais par terre
Je craindrais la présence d’une force
Je craindrais l’ombre des chrysanthèmes ces ombres de lumière ces ombres fantomatiques
Je marcherais donc moi aussi à un rythme changeant avec un tintement légerSi je m’assois sur le canapé ou le lit,
Je vais, les admirant,
Me sentir devenir transparente, peu à peu
Changer de couleur, petit à petit
Finir la nuit et avaler la vapeur pour enfin
M’élever au-dessus du solPeut-être la scène est-elle entièrement rêvée, revenue d’un passé qui n’existe plus ? Comment savoir ? Tant de détails magnifiques semblent rendre la scène réaliste :
Une demoiselle accompagnée de ses servantes
Toutes avec leur chignon
Leurs grandes tenues fastueuses sans rien d’autre
Que rubans de soie bandelettes et boutons
Ainsi que le pendentif à franges les boucles d’oreille et l’épingle en forme de phoenix
Qui cliquettent tandis qu’elles marchent en se frôlant entre ellesMais la date du poème rend difficile à imaginer le déroulement de telles fêtes. Et, en même temps, telle une apparition, toute chose et toute subjectivité s’estompent et s’effacent peu à peu pour réapparaître comme vivants dans les mots d’un poème.
Certains poèmes, au plus près de l’horreur vécue, déroulent comme une mélopée, avec des répétitions obsédantes, un terrible refrain qui enfle et qui change au fur et à mesure que l’histoire annihile les êtres, telle cette petite « prostituée mineure » offerte à la douleur d’exister dans un monde cruel et sans échappatoire possible, dont la misère endémique produit la violence plus particulièrement scelle exercée sur des femmes mineures et sans défense :La prostituée mineure porte quelquefois le surnom de Baby Belle
Elle porte une robe courte en dentelle
[...]
Tous les hommes aiment ce genre de baby
Qui pose devant les smartphonesLa prostituée mineure que j’ai vue n’était pas comme ça
A douze ans elle était petite maigre et sale
Ses yeux pouvaient contenir le monde entier
A l’exception des larmes dont elle ne pouvait verser une seule
[...]
Trois mois de prostitution
Ça fait presque cent joursA travers une sorte de cri irrépressible adressé aux journaux, aux milliers de consommateurs d’informations qu’ils oublient aussitôt lues quand ils les lisent, Zhai Yongming déroule une réflexion sur le sens de la poésie qu’elle écrit, sur le sens possible de la poésie si « tout est montré mais tout est vain » :
Quand je lis le journal, une pensée me tourmente :
Je ne peux pas écrire de poème sur ce sujet
Je ne peux dévoyer la poésie de la sorte
Je ne peux mastiquer ni ingurgiter des poèmes de cette sorte
Je ne peux taper des mots comme si je pouvais les mordre et les croquerQue faire alors ? Hommage à Shakespeare, détour par Bertolt Brecht, hommage à Anna Akhmatova et à sa poésie, immortelle ou du moins tendue vers la durée, jetant ses brandons de sens jusqu’à aujourd’hui, hommage à l’art d’ici et d’ailleurs, de partout, à sa force comme indestructible et pourtant fragile, toujours tenace :
Il ne reste que les rugissements, les chuchotements et les cris d’avant
[...]
Et les forteresses des sentiments qui ne peuvent être détruites
[...]
Ne demeurent que les poèmes, ceux-là resteront intègres
Et moi qui me tiens debout ici
J’entends toujours leurs voix qui s’échappent de l’abîme.La force de la poésie de Zhai Yongming est de garder pied dans la réalité de ce qui l’entoure et l’affecte, même la plus difficile, pour l’approcher avec des mots agencés dans une sorte de flux intense, passant de la subjectivité d’une personne aux grands remous des pensées de par le monde. Les poèmes sont en général assez longs. Dans ce livre, nous n’avons accès parfois qu’à des extraits déjà puissamment orchestrés. Quelque chose comme un désir de liberté, de légèreté, cependant, finit par s’envoler jusqu’à nous, s’échappant d’une chape d’ordres écrasants et de conventions distillés par chacun pour chacun :
Ce sont des histoires d’artistes femmes
Observez avec soin, et vous reconnaitrez l’ombre de vous-même
Permettez, s’il vous plaît, que je m’extasie, et permettez-moi d’être narcissique
Laissez-moi manipuler les regards surpris qui viennent de partout
Tout le dédain, toute l’hostilité de ces regards
Je les rassemble sous mes yeux ; je les réunis dans mes mains
Je respire fort et je leur souffle dessus.Ces poèmes, conquis de haute lutte, portent à méditer la difficulté d’exister, de penser, d’écrire, plus encore quand on est une femme poète, dans une Chine dont la « modernité » économique s’emballe, mais ne s’interroge pas sur elle-même sur tant d’autres plans. Le volume La chanson de la beauté du temps (quel beau titre), qui nous présente une version bilingue, donne la joie de regarder ces merveilleux caractères chinois qui demeurent incompréhensibles pour moi, mais dont l’esthétique, même en caractère typographiques qui ne rivalisent évidemment pas avec la calligraphie, émeut et rappelle que la forme de nos vies dépend aussi, pour qu’elle soit respirable et respirante, des dessins, des mots, des lettres, de ce que nous rêvons avec les traits que nous traçons qui nous ouvrent des chemins suprasensibles ou nous empêchent :
Et moi, qui suis-je ?
Je ne suis qu’une proie, un ramassis de matière
[...]
Je peux dire que je ne faisais que passer par là
Que je suis tombé par hasard dans le cercle de craie
Je n’appartiens pas à la guerre
Je n’appartiens pas à la paix
J’appartiens à la terre qu’on a cerclée de craie griseFrançoise Delorme