1. La poésie croate du XXe siècle [1]
Comme toute œuvre artistique, tout poème, en tant que lieu où se déploie une conscience individuelle, dépasse le cadre spatial et temporel, social et politique, dans lequel il a été conçu et réalisé. Dialectiquement, pourtant, le poète et la réalité dans laquelle il est plongé s’alimentent, à mesure que la feuille blanche s’emplit de traces et d’événements, externes et internes, réels ou imaginaires, qui naissent de cette confrontation. Dans les périodes mouvementées, à l’instar du XXe siècle croate, ces traces prennent un caractère particulièrement significatif.
Pour la Croatie, la réalité de la fin du XIXe siècle se présentait avant tout comme l’éveil de la nation et, par conséquent, comme la recherche d’une solution en dehors de l’Empire austro-hongrois, où elle se trouvait à l’époque avec certains autres peuples slaves du sud.
La poésie croate aborde le XXe siècle sous la plume des auteurs qui déblayeront la voie à l’expression moderne. Janko Polić Kamov (1886-1910) est considéré comme la première voix de l’avant-garde littéraire croate.
En 1914, au début de la Première Guerre mondiale, la Croatie faisait toujours partie de l’Empire austro-hongrois. La même année paraît le recueil de Ljubo Wiesner Jeune lyrique croate, rassemblant les poètes comme Tin Ujević (1891-1955), le successeur de Matoš qui expérimente différents styles qui vont du symbolisme, en passant par l’expressionnisme et le futurisme, jusqu’au surréalisme ; ou encore Ivo Andrić (1892-1975), prix Nobel de littérature en 1961, qui a débuté sa carrière littéraire en écrivant des poèmes en prose pendant ses études à Zagreb. La même année Miroslav Krleža (1893-1981), considéré souvent comme l’écrivain croate le plus important du siècle, publie pour la première fois et entame son expérience littéraire sous l’influence des expressionnistes allemands.
L’expressionniste qui introduit le vers libre dans la poésie croate, Antun Branko Šimić (1898-1925), commence à écrire très jeune.
Parallèlement au courant expressionniste particulièrement puissant, certains autres courants, tel que le futurisme, se manifestent de manière plus sporadique.
Vers la fin de la guerre paraît une série de revues littéraires.
La guerre terminée, la Croatie s’allia avec d’autres peuples slaves du sud et intégra ensuite l’État des Serbes, Croates et Slovènes, transformé peu après en Royaume yougoslave.
Dans l’entre-deux-guerres d’autres voix poétiques, n’appartenant pas aux poétiques dominantes, s’affirment.
Durant la Seconde Guerre mondiale un puissant antagonisme déchira la Croatie, dû notamment à la polarisation politique entre d’une part le mouvement oustachi dirigé par Ante Pavelić, qui servait les idées d’Hitler et de Mussolini, sous la houlette desquels il proclama un État croate indépendant en 1941, et la Résistance des partisans, la première sur le territoire yougoslave.
Fait notable, la première Constitution yougoslave reconnaissait d’emblée la pluralité des nations et des langues.
Après la guerre s’ouvrit une période de reconstruction, une réalité socialiste et ouvrière. Dans un premier temps elle fut accompagnée de l’enthousiasme des poètes et des artistes en général, pour céder la place, dès le début des années 50, à une prise de distance critique. Quelques années plus tôt paraît le premier recueil de Vesna Parun (1922-2010), une des voix féminines de l’après-guerre qui a profondément marqué son siècle.
Cette distanciation critique s’amorce en 1952, avec le lancement de la revue littéraire « Krugovi » (Les Cercles), qui réunit Slavko Mihalić (1928-), dont la plume expressionniste affronte les questions existentielles, Ivan Slamnig (1930-2001), qui introduit dans la poésie des éléments ludiques tant au niveau de la langue que du contenu, et Antun Šoljan (1932-1993), qui rompt la gravité des thèmes à travers la plaisanterie et l’ironie.
Il faut à cet égard souligner qu’une des rares constantes de la poésie croate d’après-guerre et jusqu’aux années 90, fut justement la concentration autour de revues littéraires, qui se succédaient régulièrement, véhiculant des poétiques portantes, et naissant comme opposition ou comme développement des poétiques précédentes.
C’est également la période où la traduction de la littérature occidentale se fait de plus en plus importante : certains écrivains américains influencent considérablement un nombre croissant de poètes croates.
Dans les années 60 la revue « Razlog » (Le motif) voit le jour. Le point de départ des poètes réunis est le discours philosophique, inspiré notamment par la phénoménologie heideggerienne et husserlienne, ainsi que par l’écriture des philosophes telqueliens.
En 1948, Tito est parvenu à se soustraire de la tutelle de Staline. Depuis 1956 la Yougoslavie comptait parmi les pays non-alignés, s’ouvrant davantage vers l’Occident. Et vers les années 1960 les Croates osèrent réclamer plus de liberté et de reconnaissance de leur identité nationale. Ainsi fut réouvert le problème des nationalités, qui formellement avait été réglé par la Constitution, mais qui dans la pratique rencontrait de nombreuses difficultés.
Aussi en 1967, un groupe de 130 intellectuels signa la Déclaration sur la dénomination et le statut de la langue croate, réclamant la possibilité de son usage autonome. Le parti communiste croate et quelques institutions culturelles (notamment « Matica Hrvatska ») ont exigé de Belgrade davantage de décentralisation ainsi qu’une réforme de la Constitution. En 1974, une nouvelle Constitution entra en vigueur, octroyant aux six républiques et deux régions une autonomie accrue.
Vers la fin des années 70 une nouvelle revue voit le jour – Off – avec l’ambition de devenir un nouveau lieu d’expression de toute la génération, proposant des poètes comme Branko Čegec (1957-), Ranko Igrić (1951-), Anka Žagar (1954-).... Malgré la divergence de ces poètes et leur irréductibilité à un dénominateur commun, parmi les caractéristiques de leurs écritures on peut distinguer un concrétisme sémantique, c’est-à-dire une attention accrue vers la langue et l’innovation linguistique, une fragmentation radicale du texte, un recours fréquent au métatexte et à l’intertexte, une exploitation des expériences provenant des autres arts, une distanciation ironique.
Parallèlement de nouvelles figures apparaissent, comme Hrvoje Pejaković (1960-1996) ou encore Sibila Petlevski (1964-), qui comptent parmi les voix particulièrement complexes.
En 1980 la mort de Tito marqua le début du processus de désintégration de la Yougoslavie. A la fin des années 80 ce processus a été véritablement enclenché par la répression serbe au Kosovo. Au début des années 90 ce processus a abouti à un désir de confédération et par la suite d’indépendance, d’abord chez les Croates et les Slovènes, auxquels un peu plus tard se sont unis les Bosniaques et les Macédoniens. Seuls le Monténégro et la Serbie étaient contraires à cette solution, appuyés par l’armée yougoslave. Le processus entamé s’est terminé donc, par un bref conflit en Slovénie et par les véritables guerres en Croatie (1991-1995), en Bosnie-Herzégovine, et finalement au Kosovo. La Croatie a proclamé son indépendance et a été reconnue par la communauté internationale en 1991.
La deuxième moitié des années 90 a vu se profiler toute une série de jeunes poètes aux expressions individuelles et sans poétique commune.
2. Vers la France, de la France, en France
Tout au long du XXe siècle, la pensée et la poésie française ont beaucoup influencé et marqué la poésie croate.
Antun Gustav Matoš et Tin Ujević étaient très attachés à la France, où ils ont même vécu au début du siècle (Matoš en 1899-1904, Ujević en 1913-1919). Dans leurs vers ils ont apporté à la Croatie leurs expériences liées à la poésie de la seconde moitié du XIXe siècle. Tous deux s’inspiraient notamment de Beaudelaire ; Matoš puisait également chez les symbolistes, tandis qu’Ujević appréciait Laforgue et Apollinaire. A l’époque la France était, aux yeux des poètes, une sorte de Mecque spirituelle ((Kranjčević, Krleža, Cesarić, Tadijanović).
Dans les années 60 et 70, les philosophes et les théoriciens français (Barthes, Derrida, Lacan, Sollers, Kristeva) ont exercé une forte influence sur les poètes croates, notamment sur les « razlogovci » (Mrkonjić) et les « pitanjaši » (Kolibaš).
Au sujet des liens franco-croates qui se nouaient et se renforçaient par le biais de traductions, il est certainement intéressant de mentionner, bien qu’il ne s’agisse pas de la poésie, qu’en seulement deux ans, entre 1913 et 1914, le nombre impressionnant de 114 romans français ont été traduits en Croatie et publiés dans la collection de Zabavna biblioteka. De la Seconde Guerre mondiale jusqu’à 1981, environ 700 ouvrages ont été traduits du français.
En 1924, l’Institut français est fondé à Zagreb. A partir de 1937 les traductions de la poésie croate en français sont régulièrement publiées dans ses Annales. Stanko Lasić a établi une liste de 312 auteurs croates qui, de 1813 à 1968, ont été traduits et publiés, dans le pays ou en France. A côté des Annales et de quelques autres revues publiées sur le territoire croate et yougoslave, où apparaissaient de temps à autre des traductions françaises, une place importante revient certainement à la revue « Most » (Le Pont), éditée par l’Association des écrivains croates et consacrée exclusivement à la publication de la littérature croate en langues étrangères. Aussi a-t-elle fait paraître plusieurs traductions françaises de la poésie croate contemporaine, tout comme un recueil de Zvonimir Balog. Malgré le fait que les éditeurs croates aient rarement publié des ouvrages bilingues, une anthologie franco-croate de Slavko Mihalić est parue en 1999 à Zagreb. Tout récemment une petite anthologie bilingue, Personne ne parle croate, présentant la poésie de Branko Čegec, Miroslav Mićanović et Ivica Prtenjača, a été publiée en Croatie.
S’agissant des ouvrages poétiques croates publiés en France, il faut avant tout mentionner l’anthologie de Seghers La Poésie croate des origines à nos jours, de Slavko Mihalić et Ivan Kušan, parue en 1972. Dans le cadre de l’édition française donc, l’anthologie de Tonko Maroević se rattache chronologiquement à celle-ci. L’anthologie La Poésie croate, par Marc Alyn, a été publiée par les éditions de la Grive. Une anthologie de la poésie de guerre, Dans ces temps du terrible, a vu le jour en 1999.
Parmi quelques éditions plus anciennes, rappelons l’Anthologie de la poésie contemporaine yougoslave de Seghers (1959), ainsi que l’Anthologie de la poésie contemporaine yougoslave de Lebesque-Tonkine (1919), où figurent également des poètes croates.
Au cours des dernières années un petit nombre de recueils individuels ont été publiés, notamment ceux de Anđelko Vuletić et Hrvoje Pejaković ; des revues littéraires ont présenté des poèmes de Jozefina Dautbegović, Mladen Machiedo, Hrvoje Pejaković, Mile Pešorda, Antun Šoljan, Anka Žagar.
Vanda Mikšić, née en 1972. Traductrice et poète. Elle est diplômée d’italien et de français, en langue et littérature, à la Faculté des lettres à Zagreb. Elle a fait des études post-diplômes à l’Université libre de Bruxelles, avec le doctorat sur le thème des silences dans la langue et la poésie de Stéphane Mallarmé. Elle a vécu à Bruxelles et à Paris. Aujourd’hui à Zagreb, elle travaille comme traductrice, comme enseignante de la traduction à la Faculté des lettres, comme collaboratrice de l’Université libre de Bruxelles, et collaboratrice du Centre pour le Livre (où elle est rédactrice de la revue « Tema »).
Elle a traduit une quarantaine de titres, du français et de l’italien, notamment Barthes, Breton, Calvino, Cioran, Derrida, Eco, Kundera, Pasolini, Queneau, Vian. Elle traduit également la poésie croate en français. Elle a obtenu deux prix prestigieux pour la traduction.
Après avoir publié un livre d’articles et essais sur la traduction littéraire (La traduction et l’interprétation, 2011), Vanda Miksic, traductrice chez l’Ollave éditeur en France, a traduit et publié en Croatie La disparition, de Georges Pérec (Meandar éditeur, Zagreb).
Sa poésie a été publiée à plusieurs reprises dans différentes revues.
Voir aussi l’article : Traduire la poésie - entre le croate et le français