Le dernier livre reçu, juste fin décembre, est un petit livre d’un bleu léger et au format paysage. Pierre-Alain Tâche livre avec Venise à main levée (éd. Le miel de l’ours) un court Etat des lieux. Mais au lieu de construire un important triptyque comme il l’a fait auparavant avec bonheur, il trace simplement quelques esquisses. De courtes proses approchent avec délicatesse la beauté, mêlant toujours choses vues dans un quotidien fragile et réminiscences ou réflexions esthétiques. Cette beauté, seulement entrevue, quoique sûre, attise toujours une immense mélancolie, confrontée à la finitude. La vie ne survit dans le poème que figée, et pourtant :
A la fin, la tristesse l’emporterait si n’étaient ces visages de terre cuite, embués d’être à peine esquissés, dont la sérénité m’aura comme apaisé.
Les éditions Empreintes, de leur côté, rééditent en poche trois recueils de Jean-Pierre Valloton, Le corps inhabitable , Ici-haut et Précédemment. Une mélancolie tourmentée y dessine un monde hanté par des rêves douloureux et un désir d’espace pour toujours insatisfait. Un « à quoi bon » assez absolutiste, ironique parfois, se tresse sans cesse avec un désir de vivre et d’écrire pour trouver peut-être « la pierre cachée au plus profond du jour » :
Une chance unique s’offre à toi d’en trouver le chemin : jeter aux quatre vents le lest de surface et, les yeux fermés, être la plume ultime qui danse à la crête du feu.
Marina Skalova, jeune poète qui vient de recevoir le prix de la vocation avec Atemnot / Souffle court (éd. Cheyne), elle aussi habitée par l’angoisse de la mort, trouve pourtant, en affrontant au plus près notre impuissance, une nouvelle manière de respirer en faisant jouer deux langues ensemble. Chaque poème, très court et très épuré, est écrit, en effet, à la fois en français et en allemand. La différence entre les deux versions, qui augmente l’ambiguïté du poème, dégage une marge de possibles, l’espace infime d’une respiration. Fragile, menacée, mais finalement assez sûre d’elle-même :
les mains sont sales
les mots ne sauvent
pas les choses
____ die hände sind schmutzig
____ die ordnung der dinge
____ retten dit worte nicht
Respiration conquise de haute lutte par Pierre Chappuis qui travaille depuis longtemps à alléger la langue et le langage poétique pour qu’il acquiert quelque chose comme la volatilité d’un nuage, la transparence de l’air même. Il publie aujourd’hui Dans la lumière sourde de ce jardin (éd. José Corti). Qu’ils s’agisse de descriptions de paysages trouées par de brusques arrêts, des phrases en fine italique parfois empruntées à d’autres, des points de suspension qui conduisent au silence, des parenthèses qui ajoutent à ce travail de fragmentation une profondeur intime, ou qu’il s’agisse d’une mise en mots d’émotions au contact de tableaux, de musiques, tout semble presque toujours s’effacer et cela, paradoxalement, grâce à une plus grande précision du trait qui donner un fragile corps de mots à l’existence humaine, à la vie :
Écrasante est la chaleur. Vaine (qui y songerait ?) toute velléité d’échapper au poids de l’été, de la verdure qui nous tient embrassés. Partout, en dépit de sa compacité, s’ouvrent des percées, « une somme suffisante de bleuités pour faire sentir l’air » pour quel accomplissement - le calme au bord de l’émeute - dans le monde clos, murs bas, feuillage épais, avec lequel faire corps, infiniment ?
Denise Mützenberg joue aussi entre légèreté et gravité, clarté et obscurité. Dans Les bois de velours (éd. Le miel de l’ours), elle tisse en vers libres et musicaux « le velours des commencements », entre une belle évocation de la nature - les couleurs, les formes, les matières, les fruits, les animaux, leurs noms - et une réflexion sensible sur la difficulté réelle d’accepter la douleur parmi la joie. Mais les choses sont claires :
Ma dernière lettre
je l’ai écrite
avec un marron
des douceurs
de la lavande dans un petit sac de toile
et un cœur de papier rouge
sur lequel j’avais écrit
ce que vous m’avez appris
de plus beau
le mot Oui.
Isabelle Sbrissa, dans un livret au format paysage comportant aussi des dessins Ici chez moi (éd. disdill), conjugue de même un acquiescement sans réserve au réel et à la langue qui nous échoit pour le partager - cependant toujours questionnés, à travers une sorte de donné brut d’expérience, avec tranquillité et en proses compactes non ponctuées :
je suis sortie sur la véranda tout habillée manteau et écharpe pantoufles pour écrire je cherche sur quoi écrire un support comme l’est la feuille de papier où je griffonne il fait froid mon haleine forme une buée une bougie allumée derrière moi la porte-fenêtre est entrouverte dans la cuisine j’ai laissé la lumière assise à la table dans le froid mi-dedans mi-dehors je note ce qui vient dans l’idée de faire des mots reçus de l’extérieur la matière du poème
C’est aussi avec une certaine violence de ton que Pierre-Louis Matthey, né en 1893 et mort en 1970, commence son œuvre poétique :
Je crois que tu es trop paisible, que tu es trop sûr : tremble ton sol de bergerie ! Agite tes pâturages ; ouvre les sillons de tes prés jusqu’au feu rond qu’on dit qu’il est au centre des terres. Fais peur. [...]
Une autre idée me vient. [...] - envoie un homme au milieu d’eux, qui soit fait d’une seule pièce, imperturbablement qui ne cède à rien.
Ses Poésies complètes (cinq tomes, éd. Empreintes), présentées par Marion Graf, - sans précédent en Suisse romande par leur passion et leur liberté - commencent un peu dans la veine lyrique d’un Pierre Reverdy, et déploient par la suite une poésie marquée par un classicisme plus hermétique, assumé et virtuose, tout en conservant une puissante originalité qu’il saura aussi faire chanter dans son important travail de traducteur. Il faudra en parler plus longuement bientôt, mais voici quelques vers pour entendre déjà une belle fraîcheur de ton, un désir d’être au monde et la force d’un élan simple :
Que malgré moi le jour s’élance et s’évapore
Comme un parfum léger versé sur l’océan
Je ne puis pas le croire et me répète encore :
Que malgré moi le jour s’élance et s’évapore
Comme un parfum léger...
La légèreté, à la fois rêvée et crainte, brille souvent comme une qualité difficile à atteindre.
Vahé Godel, dont le précédent recueil Chut... (éd. Empreintes) offrait à lire des poèmes d’une sobriété exemplaire, revient dans la première partie d’ Un arbre chante (éd. de l’Aire) avec de courts poèmes aux vers libres. À peine quelques mots sur une page suffisent pour donner à entendre des « fragments d’élégie » :
d’un bout de l’index tracez un petit
cercle sur le sable brûlant
inscrivez-y
votre seule certitude
Dans la deuxième partie du livre, le poète médite sur le poème sous forme de courtes proses. Elles se présentent parfois comme de brefs aphorismes ou de courtes et étonnantes règles de conduite :
Puisque « tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux », faire en sorte de ne plus exister que par les yeux, le silence, la voix.
Laurent Cennamo semble suivre à la lettre ce précepte dans FH (éd. Samizdat), un livre dont la texture diaphane défie l’entendement au point que chaque poème semble devoir être chanté. Mais qui aurait une voix assez pure pour donner à sentir une matière comme en état d’apesanteur ? Pourtant, tout est vrai, ici, la lecture d’un tableau, la description d’un paysage urbain ou non, la saisie d’une sensation passagère, la douleur de vivre et dans le même mouvement quelque chose comme une joie sans mesure, une joie immatérielle et musicale qui enveloppe l’expérience de vivre d’un halo de lumière :
Deux notes se détachent, deux notes d’un chant
d’oiseau, un dimanche après-midi (la pelle mécanique FH
- « FIat et Hitachi » immobile, comme si elle me regardait,
m’épiait, cachée derrière les rideaux du temps, le temps
qui est une machine, lui aussi, écrase les petits chats,
déchiquette
les légères espérances...)
Pelle mécanique FH - "Fiat
et Hitachi" ; juste au-dessus d’elle
brille (rose et jaune) le chant d’un merle
Dans Amay Rue Paireuses (éd. L’Arbre à paroles), Rolf Doppenberg, offre des poèmes assez resserrés - mais dont certains, frêles architectures au vent, s’effilochent aussi dans le blanc d’une page. Chaque mot, que l’ordre des autres cisèle, est compté. Le poète semble vouloir, lui, en revanche, célébrer la puissance terrestre, ce que Gaston Bachelard appelle « les rêveries de la volonté » ou « les rêveries du repos ». La ville de briques, les embrasures même des fenêtres, les dalles qui s’usent, tout reflète le difficile travail humain de vivre qui contient déjà en lui sa renaissance naturelle :
L’argile figée dans la brique
mûrit l’érosion
où renaîtra le ruisseau
- puis l’argilière,
à la fois vierge et enceinte,
de charpentes à porter,
d’âtres à couver,
de voix à résonner
- les vives au don des défuntes
Yves Berger, dans Hommes sous hommes, (éd. Samizdat), relate, avec sa manière très personnelle d’avoir l’air de ne pas y toucher, un voyage en Palestine en deux volets. D’abord, un journal, en courtes strophes de vers libres. Il décrit les paysages, la difficulté de les habiter dans la violence de la guerre, il montre la terre pourtant si puissante, si féconde, toujours menacée :
Le sang de la terre rouge
coule sur un lit de cailloux
et le vent porte plus loin
les grands pins des colonies
Les strates plissées de la roche
dessinent les lignes d’un autre temps
où les courants marins déplaçaient
des montagnes avant les hommes
Dans la deuxième partie, le poète égrène des souvenirs de la bande de Gaza en courts tercets de quelques syllabes. Chaque souvenir enclot une douleur, retient un cri :
Une radio diffuse
une voix humaine
devant le silence
Ce n’est pas seulement un constat, c’est aussi un cri de révolte qui clôt ce livre :
Une voix répète
Is this life ?
it’s no life !
Eric Duvoisin, dans Ordre de marche (éd. Samizdat), tient la bride à une révolte sourde, mais forte. Déjà dans le titre, il pointe à travers l’ambiguïté du mot « ordre » ce à quoi on obéit et comment on y obéit. A travers quatre chapitres, où proses et petits poèmes en vers libres résonnent face à face, il invente une géographie de notre consommation terrestre, de notre boulimie destructrice. Il s’interroge, dans des poèmes dont la densité nous oblige à ralentir notre lecture, sur notre délire de toute-puissance. Et, curieusement, il révèle peu à peu un vertigineux désordre, que rien ne semble pouvoir arrêter, même la laideur de ce nouveau monde qui se découvre :
Une croisade étendard reflue en ressac sur ces plages de plastique, tapis de pacotilles, tas de piles et capsules, sacs d’amulettes. Nous avons quitté le seuil, perdu l’orbite, girouettes désaccordées. [...] Par rôts la mer dégurgite l’avancée du progrès. [...] Peu importe le fuseau horaire, notre marche forcée à la syncope.
Enfin, pour finir sur une note plus gaie, sans pour autant oublier les aspects révoltants de la vie que nous inventons sur la terre, un petit livre dont l’intelligence ironique et les nombreuses qualités poétiques feront tout à fait l’affaire : Produits dérivés, Reverdies combinatoires d’Isabelle Sbrissa (éd. Le miel de l’Ours). Il se divise en trois parties dans lesquelles un texte de départ (un constat financier, et capitaliste, par exemple) se déploie en poèmes successifs qui en sont les anagrammes, sachant qu’il reste quelques lettres non utilisées, des restes qui ne sont pas devenus des mots et qu’Isabelle Sbrissa chante (à écouter sur le site www.lemieldelours.ch). Elle imagine d’autre part de nombreux néologismes drôles, musiciens, très rêveurs. Et certains textes, truffés de mots incompréhensibles, paraissent pourtant très clairs ! Le dernier poème, d’une facture plus directement accessible, me semble pouvoir éclairer la vie de la poésie et nous emporter tous dans un élan, pourquoi pas salvateur, lui ?
Ici l’issue parle vert sans nier de mots jumelés au vivant. Le pont du dire est déneigé, l’axe sonore s’enracine dans le cœur. L’amour se redit. Quel gué ! La fièvre des fontes grossit rus, nappes et torrents, douche pensers, actes, rapports, cultures, esprits relie par l’eau traductrice. Aux dominations, pans des peurs, se substituent cran, confiance, joie du différant qui nourrit. Au Soi grandit la geste humaine.
Françoise Delorme