Depuis le 7 janvier, ma vie est bouleversée. Depuis le 7 janvier, je parle aux oiseaux.
Je marchais là dans ma ville, tôt le matin, une place aux abords de chez moi ; un oiseau s’est approché et puis un autre et puis un autre encore, j’ai regardé autour de moi, je me suis dit « il doit y avoir quelqu’un juste derrière mon épaule qui tient un morceau de pain » mais non personne.
En vérité, je te le dis, je parle aux oiseaux. Je ne parle pas avec mes lèvres,
pas avec des syllabes ni avec des voyelles pas avec ma langue mouillée,
pas en sifflant ni gazouillant ni croassant ni glougloutant non, pourtant je parle aux oiseaux.
Le premier jour, il y avait des pigeons bien sûr mais aussi 7 mouettes 29 merlettes 38 pinsons 63 moineaux 12 perruches vertes toutes sortes d’oiseaux une nuée d’oiseaux s’est posée petit à petit autour de moi on s’est entretenus les oiseaux et moi
je peux te dire à quoi pense le pigeon qui ouvre ses ailes quand l’enfant arrive en courant ou la sensation fantastique d’une nuée d’oiseaux qui vole en nappe au-dessus de la ville...
Une vieille dame, lente, est passée, pas étonnée du tout de me voir entourée ainsi par les oiseaux elle a sorti de son sac des bouts de vieux pain qu’elle a égrainés, j’ai picoré les miettes
D’ailleurs, je parle aussi aux vieilles dames.
J’étais assise sur un banc il y a quelques jours, une vieille dame s’est assise à côté de moi et une autre puis une dizaine de vieilles dames et puis une centaine et toutes ensemble, nous nous tenions là, immobiles, ensuite nous avons traversé la ville au bruit des cannes et des petits talons grand troupeau de lenteur et c’était bon cette lenteur majestueuse qui recouvrait la ville si bon
Et aux enfants aussi je parle, comme le joueur de flûte je peux si je veux mener un cortège d’enfants par les rues de la ville
Et puis voilà que l’autre jour, un groupe d’hommes et quelques femmes parmi eux se sont rassemblés autour de moi, je me suis demandé « à qui je parle cette fois-ci ? à quel autre dont je suis l’autre ? » ; un d’eux m’a tendu une photo du prophète un autre un fusil d’assaut puis plus rien, juste nous rassemblés comme ça, nous n’étions pas tant que ça, je nous ai comptés, 33, là rue de la Paix à Ixelles, leurs visages m’interpellaient, me réclamaient justice paix harmonie mais ce sang sur mes mains au bout de mon fusil terrible ce sang mal j’ai mal ça non je me disais ça pas possible nous marchions du même pas décidé et effacé
et là, il y a eu un moment fantastique
des vieilles dames se sont jointes à nous puis les oiseaux et les enfants nous ont fait une traîne ce n’était plus un groupe ou l’autre c’était nous tous ensemble et mélangés
quelques rires naissaient de notre bande drôle presque dansante
j’ai senti dans tout mon être combien nous nous portons les uns les autres
combien lui elle toi moi sommes effroyablement proches
combien je suis l’oiseau et la vieille dame et l’enfant et l’extrémiste ;
oh l’autre ! qui me dévisage
je me dis que si ça arrive à moi ça doit arriver à d’autres aussi… ?
une communion sans paroles une pentecôte sans fin
Une phrase d’Emmanuel Levinas me revient à l’esprit
« J’entends la responsabilité comme responsabilité pour autrui, donc comme responsabilité pour ce qui n’est pas mon fait, ou même ne me regarde pas, ou qui précisément me regarde, c’est-à-dire qui est « absorbé » par moi comme visage ».
J’attends les jours plus chauds pour parler aux papillons aux bourgeons peut-être aussi
Mais à l’instant dans cette nuit où je t’écris un nuage d’insectes volants arrive vers moi s’agglutine se précipite sur l’écran de l’ordi tour à tour s’y fracassent perdent leurs ailes tapis d’ailes à mes doigts je ne parviens plus à t’écrire ils me cachent la lumière et je crois que je vais moi aussi percuter l’écran
je suis cet éphémère qui va perdre ses ailes et qui se précipite vers la lumière
allez allez_____je_____clique sur_____« envoyer »_____avant de_____passer
avant de__________tomber
je__________clic
Hélène
Il y a dans un home
d’une rue de flandre
les lèvres fanées d’Hélène
103 ans cette année
je ne vais pas la voir
une fois par an
elle dépose un baiser
sur une enveloppe blanche
bonne fête elle me dit
fidèle comme la vie
tous les facteurs de flandre
connaissent son écriture
claire et précise
plume
tous les postiers du monde entier
reçoivent son baiser
écume
tissé au timbre et à ses doigts plissés
vieil oiseau aux ailes de papier
traverse mon enfance
ce timbre-ci Hélène
oh comme je le désire
sous mes lèvres à tes doigts
sous tes lèvres à chez moi
pour un baiser encore
tgv
mercredi 12 novembre
femme dans le train
entre Dijon et Paris
voiture 17 coach 17
c’est écrit sur l’écran numérique
où la vitesse du tgv s’affiche
mercredi 12 novembre
2014
9H50
278 km/h
Madame vos billets s’il vous plaît
je suis place 28 côté couloir
la femme place 27 côté fenêtre
est voilée
elle passe son billet
au contrôleur
la carte week-end il demande le contrôleur
elle passe sa carte week-end
votre pièce d’identité
dit le contrôleur à la femme voilée
elle passe sa carte d’identité
qui passe devant mes yeux
de femme non voilée
avec son pouce elle cache
la photo
le contrôleur regarde la photo
sans voile
lentement
et puis regarde la femme voilée
dans les yeux
lentement
lui rend la carte d’identité
et quand la carte passe devant mon visage
la femme met son pouce sur la photo
de visage non voilé
il est 9H52
le train roule à 275 km/h
entre Dijon et Paris
Elle sort
des petites gourmandises
casino délices
14 biscuits
me tend les délices sortis
du sac rouge en cuir mou
calé entre genoux
cœur
des lignes traversent
son foulard blanc crème
couleur rouge du sac
pas un
cheveu
ne dépasse
nos bouches grignotent
le temps passe
Inédits extraits de Poèmes du jour, 2015
Note bio-bibliographique
« J’aime marcher dans mon quartier, dans les rues, les campagnes, et glaner, comme dans le film d’Agnès Varda, « les glaneurs et la glaneuse », il y a des glaneurs de légumes, de boutons, de cartes postales, de rebuts, de bouts de ficelles. Moi ce sont les mots, les mots des autres, les miens, et les rythmes du monde. Puis j’écris et j’aime dire ces mots-là, souvent en compagnonnage avec des artistes qui me sont chers, ou portée par la voix de certains : Allain, Pietro Pizzuti, Jean-Michel Agius, Vincent Granger, la compagnie Carcara, Monique Dorsel, Claude Guerre, Catherine Graindorge, David Giannoni, Valère Novarina, Magali Pinglaut, Laurent Fréchuret, Bruno, Marilou, Garance...
Je sens bien que le monde tourne de moins en moins rond :
j’aime aller y chercher, y traquer, y guetter, les battements d’humanité. Ce sont mes tambours. Je tente d’y accorder mon cœur. »
Mini-entretien de Laurence Vielle par Roselyne Sibille
D’où vient l’écriture pour toi ?
Depuis que j’apprends à écrire j’écris d’autres mots que ceux de l’école.
Comment travailles-tu tes écrits ?
Un premier texte s’écrit. Je le dis tout haut. Le texte vit en le disant et trouve sa forme au fil du dire.
Quelle part occupe la poésie pour toi au quotidien ?
Là, tout le temps là, modus vivendi
(je suis très concrète au quotidien mais les mots sans cesse en moi).
Que t’apporte l’écriture ?
Les mots, mais surtout dire les mots que j’écris, comme un axe, une colonne vertébrale, une substance vitale.
Quels auteurs sont fondateurs pour toi ?
Apollinaire, Michaux, Novarina.
Quelle est ou quelle serait ta bibliothèque idéale ?
Pas de bibliothèque idéale. Une bibliothèque où les livres ne s’empoussiéreraient pas autant que chez moi.
Quels sont les trois mots que tu associerais le plus volontiers à celui de « poésie » ?
Rythme, langue, gens.
(Page établie grâce à la complicité de Roselyne Sibille)
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